Leçon de preuve du préjudice et du lien de causalité en matière de concurrence déloyale

DOI : 10.35562/bacage.151

Décision de justice

CA Grenoble, Ch. commerciale – N° RG 20/04145 – 24 mars 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 20/04145

Date de la décision : 24 mars 2022

Index

Mots-clés

concurrence déloyale, détournement de clientèle, désorganisation de l’entreprise du concurrent, perte de marge

Rubriques

Concurrence

Plan

En matière de responsabilité civile en général, et en matière de concurrence déloyale en particulier, la tâche la plus ardue réside dans l’établissement du lien de causalité entre la faute commise par le défendeur et le préjudice subi par la victime. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 24 mars 2022 illustre une réussite rare dans ce domaine.

Faits et procédure

En l’espèce, un associé majoritaire et gérant d’une société de conseil en investissements financiers, gestion de patrimoine et courtage en assurance — la société X — avait été embauché comme salarié auprès d’une société concurrente, la société Y. Cette dernière agit en concurrence déloyale après avoir constaté, dans l’année de sa démission, plusieurs résiliations simultanées de contrats d’assurance par des clients, dont la plupart ont été rédigées par l’ancien salarié mis en cause, en vue de signer de nouveaux contrats avec la société X.

Au visa des articles 1240 et 1241 du Code civil, ainsi que de l’article L. 223-22 du Code de commerce prévoyant la responsabilité personnelle du dirigeant envers les tiers, le tribunal de commerce de Grenoble en a déduit que les agissements de la société X après la démission de l’associé-gérant de la société Y en tant que salarié, ont désorganisé l’agence de cette dernière et constituent des actes de concurrence déloyale lui ayant causé un préjudice. Les faits commis par l’ancien salarié ayant été qualifiés par les juges de fautes détachables de ses fonctions de gérant de la société X, ceux-ci ont condamné l’associé-gérant et sa société in solidum à indemniser le demandeur de son préjudice matériel.

La société X et son gérant interjettent appel du jugement pour absence de preuve de l’existence du préjudice et du lien de causalité entre la faute commise et le préjudice subi.

Solution de la cour d’appel

Dans ses motifs, la Cour d’appel de Grenoble commence par rappeler, à juste titre, que l’action en concurrence déloyale étant fondée sur les articles 1240 et 1241 du Code civil, l’absence d’une clause de non-concurrence entre les parties importe peu. Elle démontre ensuite l’existence d’un lien de causalité entre les fautes imputées aux appelants et le préjudice subi par l’intimé, en constatant une diminution du portefeuille de l’agent d’assurances victime, et ce « alors que sa rémunération repose sur les commissions perçues par contrat géré ». Elle en conclut alors à une perte financière dans la marge escomptée. Enfin, elle infirme le jugement attaqué en ce qu’il avait écarté l’existence d’un préjudice moral, en décidant que « l’intimé justifie d’un préjudice moral, puisque la nature du contrat [de travail] conclu […] reposait sur une relation de confiance excluant que le salarié, après son départ, détourne une partie de la clientèle ». Les dommages-intérêts alloués au titre du préjudice moral sont fixés à 2 500 euros.

L’arrêt soumis à commentaire conforte la jurisprudence, constante, selon laquelle « l’action en dommages et intérêts pour concurrence déloyale ne peut être fondée que sur les dispositions des articles 1240 et 1241 du Code civil » 1, ce qui justifie l’indifférence de la stipulation ou non d’une clause de non-concurrence, relevée par les magistrats grenoblois. Mais la décision éclaire surtout deux points essentiels en matière de concurrence déloyale : elle rappelle que malgré les difficultés liées à la preuve, les magistrats se doivent d’établir le dommage (I) et le lien de causalité entre la faute et le dommage (II), ce en quoi la cour d’appel indique la marche à suivre.

I- L’établissement de la preuve du dommage

L’action en concurrence déloyale étant une forme parmi d’autres, d’action en responsabilité civile, elle suppose que la victime démontre l’existence d’un préjudice. Or, la difficulté majeure tient au terrain sur lequel est exercée l’action, celui du principe de la liberté de la concurrence induisant naturellement des pertes de marge, de marché, de clientèle, au bénéfice des concurrents les plus performants. En effet, la clientèle étant par définition un ensemble de personnes — les clients présents et futurs du commerçant —, elle ne peut faire l’objet d’un droit de propriété. Pourtant, elle est la raison d’être du fonds de commerce : les autres éléments du fonds ne concourent qu’à la conquérir, et c’est elle qui fonde l’espérance de réaliser des bénéfices. Plus la clientèle est importante, plus le fonds de commerce prend de la valeur2. On comprend mieux qu’une perte de clientèle par le jeu normal de la concurrence ne puisse donner lieu à réparation.

L’exigence de la preuve d’un préjudice s’explique par l’objectif poursuivi par les tribunaux et le droit de la responsabilité civile : il s’agit, non pas de punir l’auteur des actes déloyaux, ce qui relèverait des juges répressifs, mais bien de réparer le dommage subi par la victime de ces agissements. Il y a quelques années, à défaut de préjudice, les tribunaux refusaient de faire droit à l’action en concurrence déloyale. Ainsi, les demandes d’indemnisation étaient systématiquement rejetées par la Cour de cassation lorsque les juges du fond constataient que la société demanderesse ne faisait état d’aucun préjudice3. Mais ces dernières décennies ont été témoins d’un certain délitement dans l’établissement de la preuve, ayant conduit les magistrats à résolument éluder la question. La Cour de cassation elle-même s’était accoutumée à affirmer qu’un préjudice s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale4, quand elle ne dispensait pas les juges du fond de leur devoir. Un arrêt symptomatique avait décidé que la cour d’appel a « justifié l’existence du préjudice par l’évaluation qu’elle en a faite, sans être tenue d’en préciser les divers éléments, ni de s’expliquer sur les choix des critères d’évaluation qu’elle retenait, et sans méconnaître le principe de la réparation intégrale »5. Une autre fois, la Haute Cour avait proclamé que « l’action en concurrence déloyale suppose établie l’existence d’un préjudice personnel et direct subi par le demandeur et dont il doit rapporter la preuve, alors qu’il découle nécessairement des actes déloyaux constatés l’existence d’un préjudice, fût-il moral »6. Récemment encore, elle avait considéré que dans la mesure où le parasitisme économique consiste à s’immiscer dans le sillage d’autrui afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, « il s’infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, de tels actes, même limités dans le temps », alors que pour les juges du fond, le dommage se caractérisait nécessairement par une perte de clientèle ou de chiffre d’affaires imputable à l’auteur des actes déloyaux, laquelle n’était pas établie en l’espèce7. Une telle position tranche avec le jugement attaqué du tribunal de commerce de Grenoble qui avait rejeté le préjudice moral invoqué par le demandeur, pour absence de preuve.

Une analyse de la jurisprudence révèle pourtant une diversité des préjudices pouvant être rapportés : une perte de clientèle, de contrats8, une baisse du chiffre d’affaires, un fléchissement des ventes, la diminution ou la perte d’un avantage concurrentiel9, une perte de chance de conquérir un marché10, voire un risque de confusion11 ou une « confusion possible »12. Quelquefois, le préjudice reconnu par les tribunaux se confond avec l’acte déloyal reproché, lorsqu’est par exemple invoqué un « trouble commercial provoquant la déstabilisation de la stratégie commerciale de l’entreprise »13.

Par l’arrêt commenté, la Cour d’appel de Grenoble fournit aux juges du fond, mais aussi aux victimes de concurrence déloyale, une méthode de démonstration du préjudice matériel et moral. Le préjudice matériel résulte du montant de la perte de marge commerciale subie par l’agent d’assurances victime, en tenant compte des commissions encaissées sur les contrats en cause et du renouvellement moyen du portefeuille des contrats détenu sur une période de cinq ans. Le préjudice moral, plus facile à établir en raison du contexte de l’espèce, résulte d’une sorte de trahison de la confiance qu’avait placée l’employeur dans son salarié, et ce alors même que le premier savait que le second exerçait une activité concurrente à travers sa société de conseil.

Le lien de causalité entre la faute et le préjudice constitue sans doute la condition la plus difficile à prouver. Et pourtant, ici encore, les juges grenoblois ont bénéficié d’une certaine aisance tirée des faits de l’espèce, pour réussir l’exploit avec maestria.

II-L’établissement de la preuve du lien de causalité

S’agissant de la preuve du lien de causalité entre la faute et le préjudice, les tribunaux se montrent encore moins rigoureux et se contentent le plus souvent d’une simple concomitance entre l’acte de déloyauté et le préjudice subi 14. Cette tolérance s’explique aisément par la complexité de la démonstration : comment, en effet, faire le départ entre la perte de clientèle due à un comportement déloyal, celle résultant du jeu normal de la concurrence et celle due à une conjoncture économique ? Face à de telles difficultés, beaucoup de magistrats trouvent la preuve du préjudice dans celle de l’agissement déloyal, écartant ainsi l’exigence de la démonstration du lien de causalité. Dès lors que le préjudice s’infère des actes déloyaux, point n’est plus besoin d’établir le lien de causalité qui s’en trouve, à tout le moins, présumé.

D’aucuns en ont tiré un caractère spécifique de l’action en concurrence déloyale, qui devrait l’extirper du giron de la responsabilité civile15. Pourtant, par un arrêt rendu le 6 avril 2022, la chambre commerciale a rappelé les juges du fond à l’ordre en affirmant qu’« après avoir seulement retenu le démarchage fautif […] et indemnisé distinctement le préjudice […], la cour d’appel, qui n’a pas caractérisé de lien de causalité entre le démarchage […] et le préjudice qu’elle a retenu, a violé [l’article 1240 du Code civil] »16.

Ce fut une occasion pour la Cour d’appel de Grenoble de montrer l’exemple. En l’espèce, le lien de causalité est identifié dans la concomitance entre d’une part, les résiliations simultanées de contrats d’assurance en vue de rejoindre la société concurrente, et d’autre part la démission de la personne mise en cause. Néanmoins, une fois de plus, le propos est à nuancer par le contexte : les départs de clients et les agissements déloyaux ont été constatés au cours de la même année, ce qui révèle davantage – sans doute de façon plus évidente que dans d’autres circonstances – la flagrance du lien de causalité. Un autre fait ayant facilité l’administration de la preuve du lien de causalité est l’existence de relations contractuelles préalables entre les deux parties au litige. L’auteur des agissements déloyaux n’est autre qu’un ancien salarié de l’entreprise victime. Ainsi, l’effet de vases communicants suscité par l’enrichissement du défendeur fautif au détriment de l’entreprise victime n’en est que plus manifeste.

Toujours est-il que les deux arrêts de 2022 – celui de la Cour de cassation et celui de la Cour d’appel de Grenoble – viennent entériner une règle binaire devenue presque immémoriale en matière de concurrence déloyale, et pouvant se résumer comme suit : le préjudice et le lien de causalité doivent être démontrés distinctement, et ne peuvent s’inférer des actes déloyaux retenus. Voilà qui clôt un débat jurisprudentiel et doctrinal quarantenaire.

Notes

1 Cass. com. 23 mars 1965, Bull. civ. III, no 228, et, dans le même sens, Cass. com. 29 mai 1967.— Cass. com. 19 mai 1976, RTD com. 1976. 728, obs. A. Chavanne et J. Azéma.— Cass. com. 30 mai 2000, no 98-15.549. Retour au texte

2 I. Randrianirina, Cours de droit commercial, Gualino Lextenso, coll. Amphi LMD, 2e éd., p. 201, n° 406. Retour au texte

3 Cass. com. 24 fév. 1987, Bull. civ. IV, no 58.— Cass. com. 20 nov. 1979, D. 1980. IR 173.— Cass. com. 25 fév. 1992, no 90-14.329, Bull. civ. IV, no 88.— Cass. com. 30 mai 2000, D. 2001. 2587, note Y. Serra. Retour au texte

4 Cass. com. 22 oct. 1985, n° 83-15096.— Cass. civ. 1re, 10 avr. 2019, n° 18-13612.— Cass. com. 15 janv. 2020, n° 17-27778. Retour au texte

5 Cass. com. 21 oct. 2014, no 13-14.210. Retour au texte

6 Cass. com. 27 fév. 1996, no 94-16.885, D. 1997. Somm. 104, obs. Y. Serra.— Cass. com. 3 juin 2003, no 01-15.145.— Cass. com. 27 janv. 2009, no 07-15.971.— Cass. civ. 1re, 21 mars 2018, no 17-14.582, CCC 2018, comm. 136, obs. M. Malaurie-Vignal ; D. 2018. Pan. 2334, obs. Y. Picod. Retour au texte

7 Cass. com. 7 mars 2021, no 19-10.414, CCE 2021. Comm. 36, obs. G. Loiseau. Retour au texte

8 CA Paris, 8 oct. 2003, D. 2004. Somm. 1157, obs. Y. Auguet. Retour au texte

9 CA Paris, 27 sept. 2000, D. 2001. Somm. 1309, obs. Y. Auguet, relatif à la perte de valeur d’un savoir-faire. Retour au texte

10 CA Versailles, 21 avr. 1988, D. 1988. IR 163. Retour au texte

11 Cass. com. 4 avr. 2006, no 01-03.328, D. 2006. Pan. 2929, obs. Y. Auguet.— Cass. com. 12 déc. 2006, no 05-11.805, D. 2008. Pan. 253, obs. Y. Picod. Retour au texte

12 Cass. com. 25 nov. 1986, no 85-11.430, Bull. civ. IV, no 218.— Cass. com. 27 fév. 1996, no 94-16.885, D. 1997. Somm. 104, obs. Y. Serra. Retour au texte

13 Cass. com. 30 janv. 2001, no 99-10.654, RJDA 2001, no 738 ; D. 2001. 1939, note Ph. Le Tourneau. Retour au texte

14 Cass. com. 23 sept. 1983, no 82-11.649, D. 1984. IR 141, obs. YSerra.— Cass. com. 6 mai 1986, no 84-16.537, D. 1986. IR 339, obs. Y. Serra. Retour au texte

15 En ce sens, notamment M.-A. Frison-Roche, RJDA 1994, 483 et s. ; M. Malaurie-Vignal, « Autonomie de l’action en concurrence déloyale », CCC no 6, juin 2019, dossier 4. Retour au texte

16 Cass. com. 6 avr. 2022, no 21-11.403. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Iony Randrianirina, « Leçon de preuve du préjudice et du lien de causalité en matière de concurrence déloyale », BACAGe [En ligne], 01 | 2023, mis en ligne le 05 octobre 2023, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=151

Auteur

Iony Randrianirina

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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