Rareté de l’admission de la nullité pour trouble mental. Aussi classique qu’il soit dans la solution et la motivation retenues, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Grenoble le 23 juillet 2024 nous paraît devoir être signalé en ce qu’il retient la nullité pour insanité d’esprit, fondement souvent invoqué dans les prétoires, mais rarement couronné de succès, les preuves du trouble mental étant souvent insuffisantes.
Faits et procédure. En l’espèce, un homme souffrant de la maladie d’Alzheimer avait été placé sous tutelle et décédait quelques mois plus tard. Ses filles, issues d’une première union maritale, constataient, lors des opérations de succession, que leur père avait vendu un bien immobilier, transféré les avoirs d’un compte bancaire en Suisse vers un autre compte ouvert au nom de sa nouvelle épouse et modifié les clauses bénéficiaires de deux contrats d’assurance‑vie. Aussi agissaient‑elles en nullité pour insanité d’esprit de tous ces actes. Une expertise était ordonnée en vue de fournir tous éléments et un avis sur l’état de lucidité du défunt au moment des actes litigieux. L’expert concluait, au regard du diagnostic de la maladie d’Alzheimer à l’époque des actes, qu’il existait des troubles susceptibles d’affecter la compréhension du défunt et que « cette affection entraînait une suggestibilité et une vulnérabilité » de celui‑ci au moment des actes litigieux. Les juges de première instance faisaient droit à la demande des héritières ce qui entraînait un appel de l’épouse du défunt. Celle‑ci demandait, à titre principal, de déclarer prescrite l’action en nullité et, à titre subsidiaire, de juger l’action mal fondée. Elle faisait valoir que le délai pour agir devait courir à compter de la date de souscription ou de confirmation des différents actes et non au jour du décès de l’auteur de l’acte. Sur le fond, elle soulignait que la mesure de tutelle n’avait été mise en place que quatre ans après les actes contestés et que les filles auraient pu agir avant pour saisir un juge des tutelles si elles avaient constaté une altération des facultés mentales. Elle soutenait également qu’aucune preuve d’une insanité d’esprit au moment des actes litigieux n’était rapportée sur le plan médical. Ces arguments ne convainquent nullement les juges d’appel puisqu’ils confirment en tous points le jugement déféré. Tant sur la recevabilité de l’action que sur son bien‑fondé, l’arrêt rendu paraît tout à fait pertinent et très bien motivé. L’action n’était en effet nullement prescrite (1) et l’insanité d’esprit largement démontrée (2).
1. Une action non prescrite
Point de départ du délai de prescription pour les actes à titre onéreux. Les juges du second degré retiennent, à juste titre, que le point de départ du délai quinquennal pour agir se situe au jour du décès et non au moment des actes litigieux. Les textes et la jurisprudence sont en ce sens, qu’il s’agisse d’actes à titre onéreux ou d’actes à titre gratuit. Ainsi, pour les premiers, l’article 414‑2 du Code civil, tel qu’applicable au moment des actes contestés, renvoyait à l’ancien article 1304 du même Code qui disposait, avant la réforme du droit des obligations de 20161 : « Le temps ne court, à l’égard des actes faits par un mineur, que du jour de la majorité ou de l’émancipation ; et à l’égard des actes faits par un majeur protégé, que du jour où il en a eu connaissance, alors qu’il était en situation de les refaire valablement. Il ne court contre les héritiers de la personne en tutelle ou en curatelle que du jour du décès, s’il n’a commencé à courir auparavant. » Cette règle est actuellement reprise à l’article 1152 alinéa 3 du Code civil. La périphrase finale peut toutefois interroger : que signifie « s’il n’a commencé à courir auparavant » ? Les conseillers grenoblois sont très clairs dans leur motivation si bien que le justiciable y trouve une réponse qui ne souffre aucune critique. Si l’insane a recouvré ses facultés mentales avant le décès, il était alors en capacité d’agir lui‑même de sorte que le délai de prescription commence à courir dès cet instant. L’article 2224 du Code civil, par ailleurs mobilisé par les juges d’appel, incite à une telle interprétation puisqu’il prévoit que le délai de prescription ne peut courir « qu’à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». En outre, l’article 2234 du même Code prévoit que « la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure2 ». Sur ce point, s’il est malaisant de devoir statuer sur la recevabilité de l’action en examinant si l’auteur des actes était en état ou non d’agir avant son décès3, la cour d’appel montre bien que, dès l’année de conclusion de ces actes, le défunt souffrait d’un syndrome démentiel et de troubles cognitifs avérés qui ne se sont jamais améliorés par la suite. Aussi, l’auteur des actes était‑il bien incapable d’agir de son vivant si bien que le délai de prescription de l’action en nullité pour insanité d’esprit ne pouvait commencer à courir avant le décès. Le moyen de l’appelante consistant à dire que la jurisprudence considère que le délai pour agir doit courir à compter de la date des actes ne pouvait, en tout état de cause, convaincre au regard d’un arrêt assez récent de la Cour de cassation. En effet, le 5 juillet 2023, celle‑ci a jugé que l’héritier du majeur en tutelle décédé qui demande la nullité d’actes à titres onéreux passés par le défunt de son vivant agit en sa qualité d’ayant‑droit. Il ne peut, de ce fait, se voir opposer l’écoulement du délai de prescription à compter du jugement de tutelle jusqu’au décès, peu important l’action qu’il aurait pu exercer durant la mesure de protection en sa qualité de représentant légal (en l’espèce l’héritier était aussi le tuteur)4. La Haute juridiction choisit ainsi expressément le même point de départ du délai de prescription de l’action en nullité pour insanité d’esprit exercé par l’héritier que pour les actes à titre gratuit : le décès de l’auteur de l’acte.
Point de départ du délai de prescription pour les actes à titre gratuit. Pour les actes à titre gratuit, les textes ne sont pas toujours d’un grand secours. L’article 414‑2 du Code civil exclut de son champ d’application les donations entre vifs et les testaments et ne trouve donc à s’appliquer que pour les autres actes à titre gratuit. C’est pourquoi, en l’espèce, après avoir qualifié le transfert de fonds d’acte à titre gratuit, qualification qui n’est par ailleurs pas sans susciter quelques interrogations5, la cour peut tout à fait appliquer l’article 414‑2. Quant à la modification des clauses modificatives des bénéficiaires des contrats d’assurance‑vie, les juges grenoblois privilégient la qualification d’acte à titre onéreux conformément à l’idée que s’en fait vraisemblablement le législateur qui a classé cet « acte » dans la liste des actes patrimoniaux6. Quant aux actes à titre gratuit, l’article 901 qui concerne les donations et testaments ne précise rien quant au délai de prescription de l’action en nullité. Toutefois la Cour de cassation est très claire sur ce point : « la prescription de l’action en nullité d’un acte à titre gratuit pour insanité d’esprit engagée par les héritiers ne peut commencer à courir avant le décès du disposant7. » Ainsi nul doute n’était permis et les juges du second degré ne pouvaient que conclure à la recevabilité de l’action.
2. Une insanité d’esprit prouvée
Un trouble mental suffisamment grave. Celui qui agit en nullité pour insanité d’esprit doit prouver qu’il était atteint d’un trouble mental au moment de l’acte dont l’annulation est sollicitée. Mais qu’entend‑on par trouble mental ? Selon une jurisprudence constante, l’existence de ce trouble est laissée à la libre appréciation des juges du fond8. Peu importe l’origine du trouble : il peut tout aussi bien s’agir d’un excès que d’une maladie. Ainsi l’insanité d’esprit comprend toutes les variétés d’affections mentales par l’effet desquelles l’intelligence de l’auteur de l’acte aurait été obnubilée ou sa faculté de discernement altérée. Peu importe également la durée du trouble (quelques heures ou plusieurs années), pourvu qu’il existe au moment précis où l’acte litigieux est passé. En revanche, il est nécessaire que le trouble présente une certaine gravité de nature à affecter l’aptitude du majeur à exprimer sa volonté, à abolir son discernement9. En d’autres termes, une altération ne suffit pas à caractériser l’insanité d’esprit qui constitue une véritable absence de consentement comme en atteste le placement de l’article 1129 du Code civil dans un paragraphe intitulé « L’existence du consentement ». En l’espèce, il ne faut pas se fier à cette référence à un consentement seulement altéré dans l’arrêt car les indications médicales recueillies grâce à l’expertise menée et aux éléments du dossier montraient avec certitude cette abolition du discernement. L’année où les actes litigieux étaient passés, un médecin neurologue constatait déjà « des troubles de mémoire, un trouble du langage, une désorientation temporelle et spatiale, un déficit massif du rappel mnésique, des troubles praxiques constructifs nets, un déficit d’évocation des faits d’actualité » ce qui lui permettait de pronostiquer « l’installation d’une maladie d’Alzheimer ». Ces éléments sont par ailleurs repris par l’expert désigné en première instance. Au moment des actes contestés « un score du MMS à peine 15/3010 » témoignait d’un déficit cognitif sévère. En outre, des indices objectifs convainquent de cette abolition du discernement. D’abord, des chèques faits en 2011, année des actes contestés, montrent des erreurs anormales, selon les termes de l’expert, qui témoignent d’un élément d’agraphie. Ensuite, des signatures différentes apparaissent sur plusieurs actes ce qui confortent cette agraphie. Dès lors, il est logique que les magistrats du second degré confirment le jugement en retenant, eux aussi, un trouble mental au moment de la passation des actes litigieux.