Prescription de l’action en nullité pour insanité d’esprit et preuve du trouble mental

DOI : 10.35562/bacage.1110

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. – N° 22/03475 – 23 juillet 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/03475

Date de la décision : 23 juillet 2024

Résumé

Les héritiers de la personne en tutelle peuvent agir en nullité pour insanité d’esprit pendant une durée de cinq ans à compter du jour du décès de la personne protégée sauf si celle-ci était en état d’agir avant son décès. Des modifications de clauses d’assurance-vie et un transfert de fonds effectués quatre ans avant l’ouverture de la tutelle doivent être annulés pour trouble mental dès lors que des pièces médicales attestent de troubles affectant la mémoire, le langage, l’écriture, le calcul et la métacognition à l’époque où les actes litigieux ont été passés.

Plan

Rareté de l’admission de la nullité pour trouble mental. Aussi classique qu’il soit dans la solution et la motivation retenues, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Grenoble le 23 juillet 2024 nous paraît devoir être signalé en ce qu’il retient la nullité pour insanité d’esprit, fondement souvent invoqué dans les prétoires, mais rarement couronné de succès, les preuves du trouble mental étant souvent insuffisantes.

Faits et procédure. En l’espèce, un homme souffrant de la maladie d’Alzheimer avait été placé sous tutelle et décédait quelques mois plus tard. Ses filles, issues d’une première union maritale, constataient, lors des opérations de succession, que leur père avait vendu un bien immobilier, transféré les avoirs d’un compte bancaire en Suisse vers un autre compte ouvert au nom de sa nouvelle épouse et modifié les clauses bénéficiaires de deux contrats d’assurance‑vie. Aussi agissaient‑elles en nullité pour insanité d’esprit de tous ces actes. Une expertise était ordonnée en vue de fournir tous éléments et un avis sur l’état de lucidité du défunt au moment des actes litigieux. L’expert concluait, au regard du diagnostic de la maladie d’Alzheimer à l’époque des actes, qu’il existait des troubles susceptibles d’affecter la compréhension du défunt et que « cette affection entraînait une suggestibilité et une vulnérabilité » de celui‑ci au moment des actes litigieux. Les juges de première instance faisaient droit à la demande des héritières ce qui entraînait un appel de l’épouse du défunt. Celle‑ci demandait, à titre principal, de déclarer prescrite l’action en nullité et, à titre subsidiaire, de juger l’action mal fondée. Elle faisait valoir que le délai pour agir devait courir à compter de la date de souscription ou de confirmation des différents actes et non au jour du décès de l’auteur de l’acte. Sur le fond, elle soulignait que la mesure de tutelle n’avait été mise en place que quatre ans après les actes contestés et que les filles auraient pu agir avant pour saisir un juge des tutelles si elles avaient constaté une altération des facultés mentales. Elle soutenait également qu’aucune preuve d’une insanité d’esprit au moment des actes litigieux n’était rapportée sur le plan médical. Ces arguments ne convainquent nullement les juges d’appel puisqu’ils confirment en tous points le jugement déféré. Tant sur la recevabilité de l’action que sur son bien‑fondé, l’arrêt rendu paraît tout à fait pertinent et très bien motivé. L’action n’était en effet nullement prescrite (1) et l’insanité d’esprit largement démontrée (2).

1. Une action non prescrite

Point de départ du délai de prescription pour les actes à titre onéreux. Les juges du second degré retiennent, à juste titre, que le point de départ du délai quinquennal pour agir se situe au jour du décès et non au moment des actes litigieux. Les textes et la jurisprudence sont en ce sens, qu’il s’agisse d’actes à titre onéreux ou d’actes à titre gratuit. Ainsi, pour les premiers, l’article 414‑2 du Code civil, tel qu’applicable au moment des actes contestés, renvoyait à l’ancien article 1304 du même Code qui disposait, avant la réforme du droit des obligations de 20161 : « Le temps ne court, à l’égard des actes faits par un mineur, que du jour de la majorité ou de l’émancipation ; et à l’égard des actes faits par un majeur protégé, que du jour où il en a eu connaissance, alors qu’il était en situation de les refaire valablement. Il ne court contre les héritiers de la personne en tutelle ou en curatelle que du jour du décès, s’il n’a commencé à courir auparavant. » Cette règle est actuellement reprise à l’article 1152 alinéa 3 du Code civil. La périphrase finale peut toutefois interroger : que signifie « s’il n’a commencé à courir auparavant » ? Les conseillers grenoblois sont très clairs dans leur motivation si bien que le justiciable y trouve une réponse qui ne souffre aucune critique. Si l’insane a recouvré ses facultés mentales avant le décès, il était alors en capacité d’agir lui‑même de sorte que le délai de prescription commence à courir dès cet instant. L’article 2224 du Code civil, par ailleurs mobilisé par les juges d’appel, incite à une telle interprétation puisqu’il prévoit que le délai de prescription ne peut courir « qu’à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». En outre, l’article 2234 du même Code prévoit que « la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure2 ». Sur ce point, s’il est malaisant de devoir statuer sur la recevabilité de l’action en examinant si l’auteur des actes était en état ou non d’agir avant son décès3, la cour d’appel montre bien que, dès l’année de conclusion de ces actes, le défunt souffrait d’un syndrome démentiel et de troubles cognitifs avérés qui ne se sont jamais améliorés par la suite. Aussi, l’auteur des actes était‑il bien incapable d’agir de son vivant si bien que le délai de prescription de l’action en nullité pour insanité d’esprit ne pouvait commencer à courir avant le décès. Le moyen de l’appelante consistant à dire que la jurisprudence considère que le délai pour agir doit courir à compter de la date des actes ne pouvait, en tout état de cause, convaincre au regard d’un arrêt assez récent de la Cour de cassation. En effet, le 5 juillet 2023, celle‑ci a jugé que l’héritier du majeur en tutelle décédé qui demande la nullité d’actes à titres onéreux passés par le défunt de son vivant agit en sa qualité d’ayant‑droit. Il ne peut, de ce fait, se voir opposer l’écoulement du délai de prescription à compter du jugement de tutelle jusqu’au décès, peu important l’action qu’il aurait pu exercer durant la mesure de protection en sa qualité de représentant légal (en l’espèce l’héritier était aussi le tuteur)4. La Haute juridiction choisit ainsi expressément le même point de départ du délai de prescription de l’action en nullité pour insanité d’esprit exercé par l’héritier que pour les actes à titre gratuit : le décès de l’auteur de l’acte.

Point de départ du délai de prescription pour les actes à titre gratuit. Pour les actes à titre gratuit, les textes ne sont pas toujours d’un grand secours. L’article 414‑2 du Code civil exclut de son champ d’application les donations entre vifs et les testaments et ne trouve donc à s’appliquer que pour les autres actes à titre gratuit. C’est pourquoi, en l’espèce, après avoir qualifié le transfert de fonds d’acte à titre gratuit, qualification qui n’est par ailleurs pas sans susciter quelques interrogations5, la cour peut tout à fait appliquer l’article 414‑2. Quant à la modification des clauses modificatives des bénéficiaires des contrats d’assurance‑vie, les juges grenoblois privilégient la qualification d’acte à titre onéreux conformément à l’idée que s’en fait vraisemblablement le législateur qui a classé cet « acte » dans la liste des actes patrimoniaux6. Quant aux actes à titre gratuit, l’article 901 qui concerne les donations et testaments ne précise rien quant au délai de prescription de l’action en nullité. Toutefois la Cour de cassation est très claire sur ce point : « la prescription de l’action en nullité d’un acte à titre gratuit pour insanité d’esprit engagée par les héritiers ne peut commencer à courir avant le décès du disposant7. » Ainsi nul doute n’était permis et les juges du second degré ne pouvaient que conclure à la recevabilité de l’action.

2. Une insanité d’esprit prouvée

Un trouble mental suffisamment grave. Celui qui agit en nullité pour insanité d’esprit doit prouver qu’il était atteint d’un trouble mental au moment de l’acte dont l’annulation est sollicitée. Mais qu’entend‑on par trouble mental ? Selon une jurisprudence constante, l’existence de ce trouble est laissée à la libre appréciation des juges du fond8. Peu importe l’origine du trouble : il peut tout aussi bien s’agir d’un excès que d’une maladie. Ainsi l’insanité d’esprit comprend toutes les variétés d’affections mentales par l’effet desquelles l’intelligence de l’auteur de l’acte aurait été obnubilée ou sa faculté de discernement altérée. Peu importe également la durée du trouble (quelques heures ou plusieurs années), pourvu qu’il existe au moment précis où l’acte litigieux est passé. En revanche, il est nécessaire que le trouble présente une certaine gravité de nature à affecter l’aptitude du majeur à exprimer sa volonté, à abolir son discernement9. En d’autres termes, une altération ne suffit pas à caractériser l’insanité d’esprit qui constitue une véritable absence de consentement comme en atteste le placement de l’article 1129 du Code civil dans un paragraphe intitulé « L’existence du consentement ». En l’espèce, il ne faut pas se fier à cette référence à un consentement seulement altéré dans l’arrêt car les indications médicales recueillies grâce à l’expertise menée et aux éléments du dossier montraient avec certitude cette abolition du discernement. L’année où les actes litigieux étaient passés, un médecin neurologue constatait déjà « des troubles de mémoire, un trouble du langage, une désorientation temporelle et spatiale, un déficit massif du rappel mnésique, des troubles praxiques constructifs nets, un déficit d’évocation des faits d’actualité » ce qui lui permettait de pronostiquer « l’installation d’une maladie d’Alzheimer ». Ces éléments sont par ailleurs repris par l’expert désigné en première instance. Au moment des actes contestés « un score du MMS à peine 15/3010 » témoignait d’un déficit cognitif sévère. En outre, des indices objectifs convainquent de cette abolition du discernement. D’abord, des chèques faits en 2011, année des actes contestés, montrent des erreurs anormales, selon les termes de l’expert, qui témoignent d’un élément d’agraphie. Ensuite, des signatures différentes apparaissent sur plusieurs actes ce qui confortent cette agraphie. Dès lors, il est logique que les magistrats du second degré confirment le jugement en retenant, eux aussi, un trouble mental au moment de la passation des actes litigieux.

Notes

1 Ordonnance no 2016‑131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Retour au texte

2 Ce texte valide l'adage contra non valentem agere, non currit praescriptio et la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation (voir not. Cass. civ. 1re, 1er juill. 2009, no 08‑13.518 ; Dr. famille 2009, comm. 116, note I. Maria). Retour au texte

3 Puisque cela implique d’examiner si l’insanité d’esprit existait… Ce malaise est par ailleurs visible dans l’arrêt commenté qui relève que ce point touche « au fond de l’action engagée » et ne peut dès lors « être tranché définitivement » au stade de l’examen de la recevabilité de l’action. Retour au texte

4 Cass. civ. 1re, 13 déc. 2023, no 18‑25.557 ; D. 2024. 622, obs. G. Raoul‑Cormeil ; Dr. famille 2024, comm. 21, obs. I. Maria. Retour au texte

5 Le transfert de fonds peut‑il être, à proprement parler, qualifié d’acte juridique ? Si oui, il ne fait aucun doute qu’il n’est pas à titre onéreux, aucune contrepartie n’étant décelable dans celui‑ci. Retour au texte

6 Décret no 2008‑1484 du 22 déc. 2008 relatif aux actes de gestion du patrimoine des personnes placées en curatelle ou en tutelle, et pris en application des articles 452, 496 et 502 du Code civil ; annexe 1, catégorie IX, colonne 2 (actes de disposition). Retour au texte

7 Pour un testament : Cass. civ. 1re, 20 mars 2013, no 11‑28.318 ; Bull. civ. I, no 56 ; JCP N 2013, 1284, note J. Massip ; Dr. famille 2013, comm. 77, I. Maria - Pour une donation : Cass. civ. 1re, 29 janv. 2014, no 12‑35.341; Bull. civ. I, no 15 ; Dr. famille 2014, comm. 48, I. Maria ; JCP N 2014, act. 251 ; AJ fam. 2014, p. 250, note S. Ferré‑André). Elle court à compter de ce décès, sans que l'héritier ne puisse alléguer avoir eu une connaissance tardive des faits lui permettant d'agir (Cass. civ. 1re, 8 mars 2017, no 16‑12.607 ; Dr. famille 2017, comm. 108). Retour au texte

8 Cass. civ. 2e, 23 oct. 1985, no 83‑11.125, Bull. II, no 58 – Cass. civ. 1re, 25 mars 1991, no 88‑15.973, Bull. I, no 106 – Cass. civ. 1re, 2 déc. 1992, no 91‑11.428, Bull. I, no 299. Retour au texte

9 Sur ce point, la cour d’appel indique que le consentement à l’acte était « altéré ». Une altération ne suffit pas à caractériser l’insanité d’esprit qui est une véritable absence de consentement comme en atteste le placement de l’article 1129 du Code civil dans le Code civil (dans un paragraphe intitulé « L’existence du consentement »). Retour au texte

10 Le Mini Mental State (MMS) permet aux médecins d’évaluer les capacités cognitives d’un patient qui constate, ou dont l’entourage constate, des pertes de mémoire. Il repose sur une dizaine de consignes évaluant l’orientation spatio‑temporelle, la compréhension orale et écrite, la mémoire, l’attention, la concentration et la visio‑construction. Il est scoré sur 30 points. Le degré de sévérité de la démence est considéré comme léger avec un score supérieur à 20, modéré entre 10 et 20, alors qu'en dessous de 10, la démence est sévère. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Ingrid Maria, « Prescription de l’action en nullité pour insanité d’esprit et preuve du trouble mental  », BACAGe [En ligne], 04 | 2025, mis en ligne le 16 juin 2025, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1110

Auteur

Ingrid Maria

Professeure de droit privé, co‑directrice du Centre de Recherches Juridiques, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
ingrid.maria[at]univ-grenoble-alpes.fr

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • HAL
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY-SA 4.0