L’indemnisation du harcèlement moral

DOI : 10.35562/bacage.1137

Résumé

Lorsque le harcèlement moral est caractérisé par le juge, comment est évalué le préjudice en découlant ? À partir de l’étude d’une quinzaine d’arrêts rendus par la chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble, sont mis en évidence non seulement les critères, présidant à son indemnisation, mais également un plancher et un plafond d’indemnisation, illustrant en quelque sorte une politique indemnitaire.

Plan

La question de l’existence du harcèlement moral et de son indemnisation est en plein essor devant les juridictions depuis une vingtaine d’années, notamment devant la cour d’appel de Grenoble qui a rendu, au cours de l’année 2024, plus d’une centaine d’arrêts sur ce thème.

Le harcèlement moral fait l’objet d’une définition légale à l’article L. 1152‑1 du Code du travail : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » Une telle définition laisse une place importante au pouvoir d’appréciation du juge, non seulement quant à la caractérisation du harcèlement moral, mais aussi quant à l’évaluation du préjudice en découlant.

L’étude propose dès lors de mettre en évidence les critères et le montant de l’indemnisation du harcèlement moral, à travers l’analyse d’une quinzaine d’arrêts rendus par la chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble entre mai 2024 et mars 2025.

Préalablement, il convient de rappeler une évidence : l’indemnisation suppose nécessairement la reconnaissance du harcèlement moral. Celle‑ci repose sur des critères, lesquels peuvent être, du reste, similaires à ceux utilisés par les juges pour indemniser la victime. En l’état actuel du droit positif, le harcèlement moral est reconnu lorsqu’il y a des agissements répétés ayant entraîné une dégradation des conditions de travail et ayant causé un préjudice au salarié. En pratique, caractérisent notamment le harcèlement moral : les critiques incessantes et injustifiées1, l’isolement du salarié2, les actes dénigrants ou méprisants3, ou encore la surcharge de travail4.

S’agissant de la reconnaissance du harcèlement moral, des différences de traitement apparaissent entre les conseils de Prud’hommes et la cour d’appel de Grenoble. Si seules les conséquences et non l’existence du harcèlement moral seront abordées dans cette étude, il nous semble toutefois intéressant de mettre en évidence ces disparités : en effet, sur la quinzaine d’arrêts étudiés, le harcèlement moral a été caractérisé trois fois par les conseils de Prud’hommes (environ 20 % des affaires) tandis qu’à l’inverse, la cour d’appel l’a reconnu presque dans tous les cas (environ 95 % des affaires). La cour d’appel semble donc bien plus encline à reconnaître le harcèlement moral que les juges de première instance.

Concernant les conséquences de la reconnaissance du harcèlement moral, objet de notre étude, il nous semble pertinent de se demander dans quelle mesure les critères retenus par les juges du fond permettent de dessiner l’existence d’une tendance quant aux montants accordés pour l’indemnisation du harcèlement moral.

Tout d’abord, nous examinerons les critères permettant d’obtenir une indemnisation pour harcèlement moral (1), avant d’analyser les montants accordés à ce titre (2).

1. Les critères d’indemnisation du harcèlement moral retenus par la cour d’appel

L’indemnisation du harcèlement moral repose sur des critères précis, définis et appliqués par les juridictions. La cour d’appel de Grenoble s’appuie prioritairement sur des éléments médicaux, qui sont les critères déterminants permettant l’indemnisation du harcèlement moral (1.1). Cependant, ces critères étant nécessaires mais non suffisants, ils sont alors complétés par des critères dits accessoires (1.2).

1.1. Les éléments médicaux, critères déterminants dans l’indemnisation du harcèlement moral

La définition légale du harcèlement moral de l’article L. 1152‑1 du Code du travail mentionne l’importance des conséquences du harcèlement moral sur la victime, notamment que celui‑ci est susceptible « d’altérer sa santé physique ou mentale ».

Ainsi, les éléments médicaux sont nécessairement pris en considération non seulement pour apprécier l’impact du harcèlement moral sur le salarié, mais aussi pour permettre l’évaluation et l’indemnisation de ce dernier.

Dans certains cas, ces éléments médicaux mettent en évidence l’existence d’une ou plusieurs pathologies, ce qui caractérise les nombreuses conséquences que peut avoir le harcèlement moral sur l’état de santé du salarié et donc sur son préjudice.

À travers l’étude, il apparaît que plus les éléments médicaux apportés par le demandeur sont nombreux, plus les juges lui accordent une indemnisation importante.

Par exemple, la cour d’appel de Grenoble5 a indemnisé une salariée de son préjudice résultant du harcèlement moral sur le fondement de nombreux éléments médicaux. En effet, la salariée produisait tout d’abord un certificat établi par son médecin traitant indiquant « des signes cliniques de syndrome anxiodépressif réactionnel à une souffrance au travail », ainsi que le prolongement de son arrêt de travail pendant un an. De surcroît, les juges se sont appuyés sur un courrier du médecin du travail qui préconisait une médiation entre la directrice et la salariée. Sur l’ensemble de ces fondements médicaux, les juges de la cour d’appel ont octroyé à la salariée la somme de 10 000 euros nets à titre de dommages et intérêts pour le préjudice résultant du harcèlement moral.

De plus, dans un autre arrêt, une salariée versait aux débats quatre certificats médicaux de son médecin traitant ainsi qu’un arrêt de travail initial pour accident du travail. Ces éléments médicaux étant nombreux, les juges d’appel ont confirmé le jugement rendu en première instance qui accordait à la salariée la somme de 12 582,30 euros pour ses dommages et intérêts réparant le préjudice subi6. La cour a pris en considération la gravité des agissements, les conséquences sur la santé de la salariée mais également l’impact sur sa situation professionnelle. Il convient d’insister sur le fait que les nombreux éléments d’ordre médical ont, à eux seuls, emporté la conviction des juges, sans qu’aucune autre considération ne paraisse avoir influé sur leur appréciation. Ces éléments se sont ainsi révélés déterminants dans la formation de leur décision.

Dans un autre arrêt, la cour d’appel a accordé la somme de 15 000 euros en réparation du préjudice subi par la salariée au titre de son harcèlement moral. Cette dernière rapportait d’une part un certificat médical d’un médecin spécialiste (un psychiatre) qui constatait un état dépressif et l’impossible reprise de l’activité professionnelle et, d’autre part, des notes du médecin du travail évoquant le suivi par le psychiatre ainsi que l’avis d’inaptitude précisant que l’état de santé de la salariée faisait obstacle à tout reclassement dans un emploi7. Ainsi, il apparaît que les éléments médicaux, en particulier lorsqu’ils émanent de professionnels spécialisés et s’inscrivent dans une démarche médicale cohérente et documentée, jouent un rôle déterminant dans l’évaluation et la reconnaissance du préjudice lié au harcèlement moral, conditionnant en grande partie l’indemnisation accordée à la victime.

Enfin, un salarié a obtenu la somme de 10 000 euros pour l’indemnisation de son harcèlement moral en versant aux débats son dossier médical ainsi qu’un courrier rédigé par le médecin du travail faisant état de la dégradation de son état de santé8. Cette décision illustre une nouvelle fois l’importance capitale des pièces médicales dans l’établissement du lien entre les faits de harcèlement et l’altération de l’état de santé du salarié, ces éléments s’imposant comme essentiels à la reconnaissance du préjudice et à l’octroi d’une indemnisation.

A contrario, lorsque les éléments médicaux sont moins présents, il ressort des arrêts une indemnisation plus faible.

Dans un arrêt, une salariée ne versait aux débats qu’un arrêt de travail pour maladie d’une durée d’un an mentionnant un syndrome anxio‑dépressif ainsi qu’un certificat médical9. Si elle réclamait la somme de 15 000 euros en réparation du harcèlement moral, la cour d’appel ne lui a finalement accordé que 5 000 euros. Cet écart s’explique notamment par la faiblesse de son dossier probatoire : les témoignages produits ont été jugés insuffisamment précis et non corroborés par d’autres éléments permettant d’établir la nature ou l’intensité des faits reprochés. En l’absence de preuves complémentaires, les juges ont essentiellement fondé leur évaluation du préjudice sur la durée du harcèlement et sur ses répercussions médicales. Dès lors, bien que peu nombreuses, les pièces médicales ont eu un rôle déterminant dans l’appréciation du quantum de l’indemnisation : elles ont permis d’établir l’existence de conséquences dommageables justifiant une réparation financière. Cet arrêt montre ainsi que le contenu et le volume des éléments médicaux produits peuvent directement influencer l’évaluation du préjudice moral subi.

Si les critères médicaux sont nécessaires, ils ne sont toutefois pas suffisants puisque les juges peuvent aussi s’appuyer sur des critères dits accessoires pour accorder une réparation adéquate du préjudice subi par le salarié.

1.2. Les critères accessoires pris en compte pour indemniser le harcèlement moral

À côté des éléments médicaux, il existe d’autres éléments qui permettent aux juges d’évaluer le préjudice subi par le salarié et donc de fixer ses dommages et intérêts.

Au titre des éléments accessoires pris en compte dans l’indemnisation du harcèlement moral, les attestations et les témoignages peuvent utilement mettre en avant l’impact d’une situation de harcèlement moral sur la victime et donc sur son indemnisation. En effet, les témoignages permettent de justifier une situation de surcharge de travail10 ou bien des attitudes méprisantes envers d’autres salariés11 même si, dans un arrêt, les témoignages ont été considérés comme insuffisants12.

Les correspondances au sein de l’entreprise peuvent aussi être utilisées dans l’appréciation de l’indemnisation du harcèlement moral. En effet, les courriers entre l’employeur et les salariés victimes de harcèlement moral témoignent parfois de la réalité de la situation du salarié, notamment pour attester le retrait de la gestion de certains patients13, mais également pour prouver des reproches adressés au salarié pendant ses congés et à son retour14.

Il semble aussi que l’ancienneté et l’âge du salarié soient pris en compte par les juges dans un sens favorable comme critères d’indemnisation du harcèlement moral. Par exemple, un salarié ayant 17 ans d’ancienneté et âgé de 45 ans au moment de la rupture de son contrat a pu obtenir la somme de 15 000 euros pour l’indemnisation de son harcèlement moral15. L’ancienneté de 23 ans d’un salarié a également joué un rôle sur l’indemnisation du préjudice subi par le harcèlement moral16.

Dès lors, outre les preuves médicales, il apparaît que la victime a intérêt à apporter suffisamment d’autres preuves accessoires, telles que l’échange de courriers avec l’employeur, des attestations de la médecine du travail ou encore des témoignages d’autres salariés.

Ainsi, la cour d’appel de Grenoble a pu octroyer des dommages et intérêts pour harcèlement moral allant de 10 000 euros à 15 000 euros, lorsque de nombreux éléments, médicaux et extra‑médicaux, sont présents. Par exemple, dans deux arrêts17, les juges ont attribué 10 000 euros de dommages et intérêts en se fondant sur un échange de courriers, des avenants du contrat de travail et de nombreux certificats médicaux. La cour d’appel a, de la même manière, octroyé 15 000 euros de dommages et intérêts en s’appuyant sur de nombreux échanges de courriers, des entretiens négatifs avec l’employeur et des photos du bureau vidé de la salariée, outre différents rapports médicaux tant du médecin traitant que du psychologue du travail18.

À l’inverse, la cour d’appel tend logiquement à attribuer des dommages et intérêts plus modestes lorsque la victime ne dispose pas, au soutien de ses prétentions, de beaucoup d’éléments. On entend par cela non seulement l’absence de rapports médicaux, mais également peu d’éléments accessoires. Ce constat s’illustre dans deux arrêts19. Pour le premier, la victime n’a fourni qu’un simple courrier recommandé pour faire état de la pression qu’il subissait. Pour le second, la victime a présenté une copie de son planning, ainsi que des témoignages de la part de ses collègues. Dans ces deux affaires, les dommages et intérêts se sont élevés respectivement à 3 000 euros et 5 000 euros, vraisemblablement faute d’éléments de preuve suffisants.

Il est donc très intéressant de constater que, pour les juges de la cour d’appel de Grenoble, la quantité d’éléments à charge — prioritairement des éléments médicaux, complétés le cas échéant par des éléments accessoires — semble être déterminante pour quantifier le montant des dommages et intérêts. Il faut cependant que ces éléments soient suffisamment probants (rapports médicaux, courriers internes à l’entreprise, courrier avec le médecin traitant…), pour garantir une indemnisation plus avantageuse. A contrario, l’absence de rapports médicaux et la faible quantité d’éléments de preuves conduisent manifestement les magistrats grenoblois à revoir à la baisse le montant d’indemnisation du harcèlement moral.

Bien que l’indemnisation du harcèlement moral repose sur des critères établis et que les décisions judiciaires tendent vers une certaine harmonisation, des disparités persistent. En effet, une tendance marquée révèle un décalage quant aux montants d’indemnisation accordés soulevant ainsi la question de l’égalité de traitement des victimes et de l’effectivité de la réparation de leur préjudice.

2. Les montants d’indemnisation accordés par les juges du fond

L’analyse des arrêts de la présente étude révèle en premier lieu des écarts d’indemnisation dans les montants accordés par les juges de première instance et par les juges d’appel (2.1) et, en second lieu, un plafonnement implicite des indemnités autour de 15 000 euros (2.2).

2.1. Les écarts d’indemnisation du harcèlement moral dans les montants accordés par les juges de première instance et par les juges d’appel

Il est fait le constat d’un double décalage entre les montants demandés et ceux accordés : d’une part, entre les sommes demandées par les plaignants et les sommes accordées par la cour d’appel et, d’autre part, entre le traitement des affaires devant les conseils des Prud’hommes et devant la cour d’appel.

Sur la quinzaine de cas étudiés, la demande du salarié a été accordée en sa totalité seulement trois fois, pour des montants relativement faibles (entre 5 000 et 12 500 euros).

Dans la majorité des cas, il semble que le juge attribue plutôt des indemnités entre 1/2 et 2/3 de la demande du salarié20. Cette différence peut, selon nous, être interprétée de deux façons : soit les prétentions des plaignants sont trop élevées par rapport au dommage subi, soit la cour tente de limiter les dommages et intérêts accordés, pour ne pas mettre en péril la santé financière des entreprises. À propos de cette dernière hypothèse, nous pouvons en effet émettre l’idée que les juges puissent faire « une mise en balance » entre la nécessité de réparer le préjudice subi et la réalité économique ou les capacités financières des entreprises, afin de ne pas menacer la survie de celles‑ci, et ainsi protéger l’emploi. Une telle volonté, visant à traiter une entreprise en difficulté avec plus de bienveillance qu’une entreprise florissante, nous paraît légitime. Mais cette prise en compte de données extérieures à l’affaire suscite une interrogation : l’indemnisation ne devrait‑elle pas refléter le préjudice réellement subi par le salarié plutôt qu’être ajustée aux moyens de l’employeur ? En outre, il pourrait y avoir un risque d’inégalité de traitement entre les victimes en fonction de la solvabilité de leur employeur.

Pour aller plus loin, il semble également qu’un plancher existe entre les montants réclamés et les sommes allouées. En effet, sur l’ensemble des arrêts étudiés, les indemnités accordées ne sont qu’une seule fois inférieures à 25 % de la demande. Ces éléments chiffrés sont intéressants dans la mesure où ils encouragent, voire incitent les victimes à demander des sommes supérieures au dommage réellement subi. En effet, si la cour n’octroie que très rarement la totalité de la somme demandée, elle semble en revanche respecter une sorte « d’indemnité minimale » correspondant à 25 % de la demande21.

Alors que les écarts d’indemnisation du harcèlement moral soulignent les disparités entre les attentes des victimes et les décisions judiciaires, un autre phénomène mérite attention : celui du plafonnement implicite des indemnités. En effet, malgré la diversité des cas, un seuil semble se dessiner dans les montants accordés, limitant ainsi l’indemnisation, quelles que soient la gravité et les spécificités du préjudice subi.

2.2. Le plafonnement implicite des indemnisations autour d’un seuil

Lorsque les juges indemnisent un préjudice et, plus précisément, le préjudice dû au harcèlement moral subi par le salarié, ils ne suivent en principe aucun barème d’indemnisation préfixée. L’indemnisation du harcèlement moral laisse donc une forte place à l’appréciation souveraine des juges du fond, contrairement par exemple au Barème Macron22. En effet, ce barème vient limiter le pouvoir souverain des juges en matière d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, en prévoyant des planchers ainsi que des plafonds subordonnés à l’ancienneté du salarié et à l’effectif de l’entreprise. De même, la nomenclature Dintilhac est aujourd’hui un référentiel indicatif pour évaluer les différents préjudices issus d’un dommage corporel.

En l’absence de règle spéciale, les juges se doivent donc d’appliquer le principe de la réparation intégrale. Un tel principe conduit à réparer le préjudice subi par la victime sans qu’il n’en résulte, pour elle, « ni perte, ni profit23 ». Autrement dit, l’indemnisation doit réparer tout le dommage mais rien que le dommage. Or, après analyse des arrêts étudiés, il semble que ce principe ne soit pas toujours suivi à la lettre et ce pour plusieurs raisons.

Dans un premier temps, il a été fait le constat d’un « plafonnement implicite » autour d’un seuil de 15 000 euros. En effet, l’analyse de la quinzaine d’arrêts retenus pour cette étude fait ressortir cette tendance d’un seuil récurrent d’indemnisation autour de 15 000 euros. Plus encore, il a été mis en évidence que même lorsque le salarié formule une demande au‑delà de ces 15 000 euros, il n’obtient qu’une somme maximale de 15 000 euros. Ainsi, les juges ont accordé la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral, alors qu’un salarié avait formulé une demande de 50 000 euros24 et tandis qu’un autre avait évalué son préjudice à 35 632,44 euros25. De même, les juges ont octroyé 15 000 euros à un salarié victime de harcèlement moral, lequel chiffrait pourtant sa demande à 19 50026. Dans trois autres arrêts, la cour alloue au salarié la somme de 10 000 euros pour la réparation du préjudice résultant du harcèlement moral, alors que les victimes estimaient leur préjudice à 20 000 euros27, 30 000 euros28 ou à 50 755,91 euros29. Ainsi, dans ces six arrêts, il est observé que lorsque les salariés formulent des demandes au‑delà de 15 000 euros, les juges grenoblois ne leur accordent que la somme maximale de 15 000 euros.

Cette homogénéité suggère donc une tendance des juges à ne pas dépasser ce plafond implicite d’indemnisation de 15 000 euros, même en l’absence d’un cadre légal ou jurisprudentiel strict et malgré la formulation de demandes bien au‑delà de ce seuil (50 755,91 euros30, 35 632,44 euros31 ou encore 50 000 euros32).

Dans un deuxième temps, nous pouvons nous demander si les juges prennent en compte les autres indemnités perçues par le salarié lors de la rupture de son contrat de travail pour évaluer — à la baisse — le montant de celles accordées au titre du harcèlement moral.

Effectivement, dans la très grande majorité des cas, les juges ne se limitent pas à la seule indemnisation du harcèlement moral, mais examinent les autres indemnisations éventuellement dues au salarié (dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité, pour exécution déloyale du contrat, etc.). Cette approche peut aboutir à une logique de globalisation des montants, alors que l’indemnisation du harcèlement moral est censée compenser un préjudice spécifique. En effet, en vertu du principe de réparation intégrale, la victime se doit d’obtenir la réparation complète de son préjudice. Or, cette pratique peut entraîner le risque d’une sous‑évaluation du préjudice réel si les juges considèrent que l’ensemble des sommes perçues par le salarié suffit à couvrir l’ensemble des dommages subis. À titre d’exemple, un salarié a formulé une demande de 19 500 euros au titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral. Les juges d’appel lui ont finalement accordé 15 000 euros pour le harcèlement moral et 5 000 euros pour manquement à l’obligation de sécurité, soit un total de 20 000 euros33. Cette somme, prise dans sa globalité, est à peu près équivalente à la demande formulée par le salarié. Ainsi, le salarié obtient une indemnisation globale pour réparer ses préjudices.

L’application concrète du principe de réparation intégrale par les juges du fond peut parfois en réduire la portée effective. En effet, la tendance jurisprudentielle à globaliser les montants alloués et à prendre en compte les autres indemnités déjà perçues par le salarié (manquement à l’obligation de sécurité, manquement à l’obligation de loyauté) conduit fréquemment à une minoration des sommes finalement accordées pour des préjudices pourtant distincts. Cette approche, présentée comme un moyen d’éviter une double indemnisation, aboutit en réalité à diluer la spécificité et l’autonomie des différents préjudices invoqués, en particulier lorsque ceux‑ci relèvent de fondements juridiques séparés et engendrent des atteintes différenciées — psychologique, professionnelle, voire physique. En se retranchant derrière une logique de cohérence globale ou de proportionnalité, les juridictions du fond peuvent ainsi neutraliser une partie des droits du salarié, en ne reconnaissant que partiellement les souffrances ou les atteintes subies. Cette pratique semble porter atteinte à l’effectivité de la réparation, en particulier dans les situations de harcèlement moral ou de dégradation grave des conditions de travail, où les postes de préjudice s’additionnent plus qu’ils ne se confondent. En somme, cette modération indemnitaire, souvent présentée comme raisonnable, apparaît en réalité comme un frein à la pleine reconnaissance du dommage, susceptible de vider de sa substance le principe de réparation intégrale.

Dans un troisième et dernier temps, nous pouvons nous interroger sur l’évolution de ce « seuil implicite » de 15 000 euros aux fins de réparer le préjudice d’une victime de harcèlement moral. Aux vues du nombre de décisions auxquelles sont confrontés les juges de la cour d’appel de Grenoble, ce seuil sera‑t‑il amené à évoluer au fil des décisions ? À notre sens, il conviendrait parfois de dépasser ce seuil, notamment en fonction de la gravité du harcèlement moral et de ses conséquences sur la victime (santé, carrière, préjudice moral et financier).

En conclusion, l’analyse des arrêts de la cour d’appel de Grenoble met en évidence une tendance marquée quant à l’indemnisation du harcèlement moral. D’une part, l’indemnisation du harcèlement repose sur des critères probants précis, dont les éléments médicaux en constituent le mode de preuve prépondérant. D’autre part, il semble exister un plafonnement implicite des indemnisations autour de 15 000 euros, malgré l’absence de barème légal strict. Enfin, nous pouvons nous interroger sur l’évolution de ce seuil à la hausse ou à la baisse lors des prochaines décisions rendues par la cour d’appel de Grenoble.

Notes

1 Cour d’appel de Grenoble, 19 septembre 2024, no 22/01914. Retour au texte

2 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101. Retour au texte

3 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101 ; cour d’appel de Grenoble, 16 mai 2024, no 22/01777. Retour au texte

4 Cour d’appel de Grenoble, 26 septembre 2024, no 22/03503. Retour au texte

5 Cour d’appel de Grenoble, 19 septembre 2024, no 22/01914. Retour au texte

6 Cour d’appel de Grenoble, 29 octobre 2024, no 22/02200. Retour au texte

7 Cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02479. Retour au texte

8 Cour d’appel de Grenoble, 9 avril 2024, no 21/01939. Retour au texte

9 Cour d’appel de Grenoble, 17 septembre 2024, no 22/01857. Retour au texte

10 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101 ; cour d’appel de Grenoble, 25 juin 2024, no 22/01160 ; cour d’appel de Grenoble, 26 septembre 2024, no 22/03503 ; cour d’appel de Grenoble, 23 mai 2024, no 22/01880. Retour au texte

11 Cour d’appel de Grenoble, 19 septembre 2024, no 22/01914 ; cour d’appel de Grenoble, 26 septembre 2024 no 22/03503 ; cour d’appel de Grenoble, 16 mai 2024, no 22/01777. Retour au texte

12 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101. Retour au texte

13 Cour d’appel de Grenoble, 29 octobre 2024, no 22/02200. Retour au texte

14 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101. Retour au texte

15 Cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02479. Retour au texte

16 Cour d’appel de Grenoble, 19 septembre 2024, no 22/01914. Retour au texte

17 Cour d’appel de Grenoble, 30 mai 2024, no 22/01770 ; cour d’appel de Grenoble, 19 septembre 2024, no 22/01914. Retour au texte

18 Cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02499. Retour au texte

19 Cour d’appel de Grenoble, 25 juin 2024, no 22/01894 ; cour d’appel de Grenoble, 25 juin 2024, no 22/01160. Retour au texte

20 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101 ; cour d’appel de Grenoble, 19 septembre 2024 no 22/01914 ; cour d’appel de Grenoble, 30 mai 2024, no 22/01770 ; cour d’appel de Grenoble, 17 septembre 2024 no 22/01857 ; cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02479 ; cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02499. Retour au texte

21 Cour d’appel de Grenoble, 9 avril 2024, no 21/01939. Retour au texte

22 Article L. 1235‑3 du Code du travail. Retour au texte

23 Civ. 2e, 9 novembre 1976, no 75‑11.737, Bull. civ, no 302, p. 238. Retour au texte

24 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101. Retour au texte

25 Cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02479. Retour au texte

26 Cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02499. Retour au texte

27 Cour d’appel de Grenoble, 25 juin 2024, no 22/01160. Retour au texte

28 Cour d’appel de Grenoble, 30 mai 2024, no 22/01770. Retour au texte

29 Cour d’appel de Grenoble, 9 avril 2024, no 21/01939. Retour au texte

30 Cour d’appel de Grenoble, 9 avril 2024, no 21/01939. Retour au texte

31 Cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02479. Retour au texte

32 Cour d’appel de Grenoble, 8 octobre 2024, no 22/02101. Retour au texte

33 Cour d’appel de Grenoble, 3 octobre 2024, no 22/02499. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Anaëlle Mecca, Guillaume Poncelet, Thomas Sanfourche et Leonardo Stoica, « L’indemnisation du harcèlement moral », BACAGe [En ligne], 04 | 2025, mis en ligne le 16 juin 2025, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1137

Auteurs

Anaëlle Mecca

Étudiante du Master 2 droit social, Univ. Grenoble Alpes, 38000 Grenoble France

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Guillaume Poncelet

Étudiant du Master 2 droit social, Univ. Grenoble Alpes, 38000 Grenoble, France

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Thomas Sanfourche

Étudiant du Master 2 droit social, Univ. Grenoble Alpes, 38000 Grenoble, France

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Leonardo Stoica

Étudiant du Master 2 droit social, Univ. Grenoble Alpes, 38000 Grenoble, France

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Éditeurs scientifiques

Marielle Picq

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
marielle.picq[at]univ-grenoble-alpes.fr

Nathalie Baruchel

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
nathalie.baruchel[at]univ-grenoble-alpes.fr

Droits d'auteur

CC BY-SA 4.0