Peut‑on vouloir tout et son contraire ? Voilà la question qui saisit le lecteur en découvrant les clauses de l’acte à l’origine de la décision commentée. En l’espèce était en cause une opération de construction immobilière à l’occasion de laquelle l’entrepreneur chargé du « gros‑œuvre » (B) par le maître de l’ouvrage (A) avait sollicité la société C pour la fourniture d’armatures en acier nécessaires au projet. On aurait pu résumer plus simplement en indiquant que B et C avaient conclu un contrat de sous‑traitance mais, faute de contrat d’entreprise liant B et C, une telle qualification est ici exclue par la cour d’appel qui lui préfère celle de vente, au prix d’une motivation serrée sur laquelle nous ne reviendrons pas plus avant. Il n’en demeure pas moins que la sous‑traitance était probablement dans l’esprit des trois opérateurs lorsque ceux‑ci ont conclu conjointement, le 8 janvier 2018 un acte intitulé « délégation de paiement » dont la qualification et les effets constituaient l’autre terrain sur lequel le litige s’était déployé en appel. Rappelons en effet que l’article 14 de la loi du 31 décembre 1975 exige à peine de nullité du contrat de sous‑traitance que l’entrepreneur fournisse au sous‑traitant une caution personnelle et solidaire des sommes dues à ce dernier à moins que « l’entrepreneur délègue le maître de l’ouvrage au sous‑traitant dans les termes de l’article 1138 du Code civil à concurrence du montant des prestations exécutées par le sous‑traitant ». La sous‑traitance exclue, il n’en restait pas moins que l’acte intitulé « délégation de paiement » liait les trois parties qu’il désignait comme délégué pour le maître de l’ouvrage (A), comme délégant pour l’entrepreneur principal (B) et comme délégataire pour le fournisseur des armatures (C). Il était ainsi stipulé dans l’acte que le maître de l’ouvrage (A) « accepte de se substituer au délégant pour le paiement des fournitures, à la condition que le délégant déduise de ses factures le montant effectué par A au délégataire pour le compte du délégant ». Mais quelques lignes plus bas, l’article 2 du même acte excluait toute novation puis ajoutait : « Cette déclaration est un paiement pour le compte, ne créant aucun lien contractuel » entre le maître de l’ouvrage et le… « délégataire » ! Or, ainsi que la cour le rappelle très opportunément, la délégation, opération tripartite, se caractérise justement par la naissance d’une nouvelle obligation du délégué à l’égard du délégataire1... Autrement dit, la qualification de l’acte du 18 juin nécessitait une interprétation de son contenu du fait de l’existence de « stipulations antagonistes ». Mais à partir du moment où la délégation se caractérise par l’engagement du délégué à l’égard du délégataire, l’incise litigieuse de l’article 2, en ce qu’elle réfutait tout lien contractuel entre l’un et l’autre, faisait sérieusement douter de la qualification affichée de l’acte. Celle‑ci n’était pas plus tenable qu’une qualification de vente dans laquelle l’acheteur déclarerait ne pas être tenu d’un prix. Il n’empêche que cette seule phrase figurant dans l’article 2 a suffi à tenir pour indifférente l’économie générale d’une convention indubitablement tripartite2 dont l’intitulé — délégation —, la dénomination des parties — délégant, délégataire et délégué — ainsi qu’une partie du régime — refus de toute novation3 — incitaient pourtant à retenir la qualification de délégation. Sans doute y‑avait‑il ici un calcul de la part du rédacteur de l’acte à maintenir une telle ambiguïté : elle permettait de ménager le non‑délégué, qui n’était donc pas engagé, tout en rassurant le non‑délégataire par l’appellation de délégataire… Il n’empêche que du point de vue de la qualification de l’acte, la clause litigieuse a, seule, suffi à exclure l’existence d’une qualification qui à l’exception de cette clause, ne faisait guère de doute. Les parties ne s’y étaient pas trompées, qui articulaient leur argumentation autour de cette clause : elle était décisive pour le « non‑délégué » (A) et indifférente pour le délégataire putatif (C).
La délégation exclue par la cour, restait cependant à qualifier l’acte litigieux. La cour opte très logiquement pour la qualification d’indication de paiement, en s’appuyant sur la lettre de l’article 1340 du Code civil qui définit celle‑ci de façon doublement négative : ni délégation, ni novation. Cette définition laisse pourtant intacte la question de savoir ce qu’est véritablement l’indication de paiement4. En accord avec l’analyse doctrinale habituelle de l’opération, la cour y voit une opération de représentation particulière dans laquelle le débiteur désignerait un mandataire chargé de payer le créancier pour son compte ou encore le créancier désignerait un mandataire chargé de recevoir ce paiement. En somme, l’indication de paiement serait selon les circonstances un mandat de payer ou un mandat d’encaisser. En l’espèce, la cour relève que le maître de l’ouvrage (débiteur « indiqué ») agissait pour le compte de l’entrepreneur principal (débiteur « indiquant »). Il s’agissait donc d’un mandat de payer. Une telle qualification pose pourtant autant de questions qu’elle en résout. En effet, n’oublions pas que la convention litigieuse était une convention tripartite, à laquelle donc les trois parties avaient consenti. Or, dans l’hypothèse d’un mandat de payer, quel pouvait bien être l’intérêt du créancier, la société C, à consentir à un tel mandat, contrat auquel il était tiers ? Une justification aurait été de considérer que l’opération tripartite recouvrait en réalité deux mandats bilatéraux, le mandat de payer vu ci‑dessus, mais encore un mandat d’encaisser qu’aurait consenti le non‑délégant au délégataire putatif. En l’espèce, rien dans l’acte dont la qualification est discutée ne permettait d’envisager ce second mandat puisqu’il y est uniquement question d’un paiement du maître de l’ouvrage fait pour le compte de l’entrepreneur principal.
Quoi qu’il en soit, l’existence d’un mandat unique ou d’un double mandat ne change rien à la question essentielle de la nature de l’action exercée à l’encontre du mandataire du débiteur, le maître de l’ouvrage, ici débiteur « indiqué ». Faute de lien contractuel entre le débiteur « indiqué » et le créancier de son mandant (le délégataire putatif — débiteur « indiquant »), il semble impossible de reconnaître à ce dernier la qualité de créancier du mandataire. Existerait‑il cependant une mystérieuse action en exécution d’un contrat directement ouverte à un tiers ? Assurément pas : le mandataire ne doit l’exécution de son mandat qu’à son mandant ! Si l’on dresse un parallèle avec la situation du dépositaire de fonds, qui peut lui aussi être tenu d’un mandat de payer pour le compte d’un débiteur (le déposant), on comprend que le dépositaire n’est pas lui‑même débiteur du créancier. Ainsi, ce créancier ne peut accéder aux fonds détenus par le dépositaire que par l’entremise de son propre débiteur. Pour le dire de façon triviale, si mon débiteur ne me paie pas, ce n’est pas son banquier que je dois poursuivre !
En l’espèce la cour relève de surcroît que le débiteur « indiqué » (le maître de l’ouvrage) pouvait opposer au créancier de son mandant « tous moyens de défense et exceptions » tirés de ses rapports contractuels avec l’entrepreneur principal et « tous les moyens de défense » de ce dernier à l’égard de son propre créancier (le fournisseur des armatures — le délégataire putatif). Or, si l’indication de paiement se réduit à un mandat de payer, de telles exceptions ne devraient pas pouvoir être invoquées : pourquoi faudrait‑il les opposer à l’action en paiement d’une créance contractuelle qui n’existe pas ? L’admettre revient quasiment à considérer que le créancier dispose justement d’une telle créance contre le débiteur « indiqué » alors qu’il n’en est rien. L’acte litigieux indiquait en effet qu’aucun lien contractuel n’avait été créé par cette délégation de paiement qui n’en était donc pas une… Permettre ensuite au « débiteur indiqué » d’opposer des moyens de défense tirés des rapports entre son mandant et le créancier de ce dernier revient de même à considérer que la dette supposée de ce mandataire est le décalque de la dette dont est tenu son mandant. Or cette dette‑miroir du mandataire ne devrait pas exister dans une simple indication de paiement. Si elle existe et qu’elle est calquée sur la dette du délégant à l’égard du délégataire, c’est qu’il s’agit d’une délégation « incertaine » dans laquelle les exceptions tenant aux rapports fondamentaux sont opposables par le délégué au délégataire. Ce n’était pas le cas ici non plus.
Quoi qu’il en soit, on comprend que l’indication de paiement n’offre strictement aucune garantie de paiement au créancier d’un mandant. Il est dans une situation particulièrement fragile, notamment lorsque, comme en l’espèce, le mandant fait l’objet d’une procédure collective. Ses moyens de contraindre directement le mandataire à le payer sont très réduits. La voie contractuelle est exclue, on l’a vu, faute d’une authentique délégation. La voie délictuelle semblait plus propice. Elle supposait de démontrer une défaillance du mandataire à même d’engager sa responsabilité délictuelle à l’égard du créancier de son mandant, tiers au contrat de mandat5. Une telle défaillance aurait pu être caractérisée dès lors que le mandataire avait failli dans l’exécution de son mandat en s’abstenant de payer le créancier de son mandant malgré l’ordre de paiement de ce dernier. Ainsi que le soutenait le délégataire putatif, un tel ordre aurait parfaitement pu consister dans les « attestations de paiement direct » émises par le mandant et non honorées par le mandataire même si en l’espèce le mandataire semblait contester la réalité de sa défaillance. La cour écarte une telle possibilité en relevant que les factures correspondant aux attestations litigieuses n’avaient pas été déclarées à la procédure collective du mandant. Cette argumentation n’est pas forcément pleinement décisive dès lors que la facture et l’attestation de paiement constituaient a priori des actes distincts, émis au titre d’opérations différentes : une vente pour la première et un mandat pour la seconde. Pour que l’argument convainque pleinement, il aurait sans doute fallu établir que la disparition de la créance résultant de la facture privait d’effet « l’attestation de paiement direct » correspondante. À supposer que cela puisse être le cas, ce qui aurait permis au mandataire de contester à l’envi sa propre mission, il aurait alors été nécessaire que les attestations soient émises après l’expiration du délai de déclaration des créances. En l’espèce, les parties ne semblaient pas avoir engagé la discussion sur ce terrain. Faute d’éléments factuels en ce sens, on s’épargnera donc d’autres supputations hasardeuses. En désespoir de cause, le délégataire putatif invoquait l’enrichissement injustifié. On sait pourtant combien les conditions de ce dernier sont difficiles à établir... La panoplie des moyens déployés ici ne fait que renforcer la conviction selon laquelle le « bénéficiaire » d’une indication de paiement est dans une situation particulièrement incertaine. L’existence d’une authentique délégation étant difficile à établir, sans doute serait‑il préférable pour le fournisseur de matériaux qu’il réussisse à obtenir du maître de l’ouvrage qu’il reprenne la dette de l’entrepreneur principal à hauteur des fournitures livrées. Une telle cession de dette, admise depuis 2016, permettrait de préserver les intérêts du fournisseur de matériaux mais aussi ceux du maître de l’ouvrage. Ce dernier pourrait en effet bénéficier de l’opposabilité des exceptions et éteindre sa dette envers l’entrepreneur principal à hauteur des sommes payées au titre de la cession. Cela lui épargnerait sans doute la tentation d’accepter de se faire désigner comme « délégué » dans une « délégation de paiement » tout en réfutant être tenu contractuellement à l’égard du délégataire…