Il y a onze ans, dans un arrêt remarqué, la Cour de cassation écartait la loi pourtant applicable à un litige, car l’application de cette dernière « revêtait le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale » d’une des parties1. En retenant, au cas d’espèce, le caractère disproportionné de l’ingérence légale dans les droits fondamentaux d’une des parties, la Cour de cassation initiait le fameux contrôle de conventionnalité dit in concreto. Celui‑ci consiste à « écarter l’application d’un texte de droit interne, normalement appelé à régir une situation dans la logique légaliste, en raison de la disproportion de ses effets sur un droit fondamental dans les circonstances propres à l’espèce2 ». Il ne s’agit donc plus d’apprécier globalement la conformité d’un texte légal à une disposition conventionnelle comme dans le cadre d’un contrôle de conventionnalité ordinaire mais bien de s’assurer que la disposition conventionnelle en cause reçoit une application complète et concrète, au cas d’espèce donc. Ce premier pas en appelait bien d’autres, au grand dam de la doctrine privatiste la plus autorisée qui dénonça très rapidement les risques auquel ce contrôle in concreto exposait3. Malgré les multiples craintes exprimées à l’époque, il faut bien admettre que le bouleversement provoqué par l’irruption des droits fondamentaux dans le contentieux de droit privé est resté modeste, tout spécialement en droit des biens.
Dans cette matière, le contrôle de la proportionnalité d’une mesure est notamment susceptible d’être invoqué à l’encontre de la demande de démolition d’une construction. Si cette dernière constitue un domicile, il est alors envisageable d’invoquer l’article 8 de la convention dont l’alinéa 1 rappelle que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». La Cour de cassation a ainsi censuré pour défaut de base légale une cour d’appel ayant ordonné la démolition de plusieurs constructions réalisées au mépris (manifeste) des règles d’urbanisme faute pour la cour d’appel d’avoir recherché « si les mesures ordonnées étaient proportionnées au regard du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile4 » des propriétaires du terrain. Pour peu qu’il ait été sollicité, l’examen du caractère proportionné d’une mesure de démolition est donc nécessaire lorsque cette mesure de démolition procède d’une contrariété aux règles d’urbanisme et qu’elle frappe une construction qui pourrait constituer un logement.
Ces différentes conditions préalables étaient susceptibles d’être remplies dans l’affaire jugée par la cour d’appel de Grenoble le 28 mai 2024. En l’espèce, après son entrée dans les lieux, le propriétaire d’un terrain situé dans une zone inondable inconstructible y avait édifié deux constructions, dont un chalet de 80 m² et il y avait aussi installé une caravane. Or le PLU et le Plan de Prévention du Risque d’Inondation excluaient toute construction nouvelle, ce qui avait conduit la commune à refuser au propriétaire le permis de construire qu’il avait préalablement sollicité sur sa parcelle. Condamné en première instance à démolir les constructions illicites, ce dernier faisait alors valoir que la demande en démolition était disproportionnée au regard « du droit au domicile et du droit à la vie familiale ». Il faut préciser qu’il y a quelques mois, la cour grenobloise avait déjà pu appréhender avec toute la considération qu’elle mérite cette argumentation, en estimant celle‑ci audible à l’occasion de la demande en démolition d’une construction causant un empiétement sur le terrain d’autrui5, à rebours (et c’est peu dire !) de la doctrine de la Cour de cassation en matière d’empiétement.
En l’espèce, cette argumentation n’a cependant pas convaincu les juges d’appel, et pour cause : il est relevé dans l’arrêt que le propriétaire était domicilié dans une autre commune ! L’argument semble imparable6. On sait pourtant que la caractérisation d’un domicile au sens de l’article 8 Conv. EDH suppose que soient entretenus « avec les lieux des liens suffisamment étroits et continus7 ». En l’espèce la domiciliation dans une autre commune avait probablement pour conséquence que les constructions litigieuses constituaient une simple résidence « occasionnelle », dont la privation constituait alors une ingérence de l’autorité publique parfaitement justifiable au sens de l’alinéa 2 de l’article 8 de la Conv. EDH.
La cour d’appel relève encore que dans ce litige, la démolition s’imposait parce qu’était « en jeu la protection de la vie humaine au regard des risques d’inondation ». Ce motif n’est pas sans rappeler celui qui avait emporté la conviction d’une cour d’appel ayant ordonné l’expulsion d’un campement précaire et insalubre installé à proximité d’une bretelle d’accès au boulevard périphérique parisien du fait d’un danger pour la sécurité tant des automobilistes que des résidents du campement. Saisie d’un pourvoi fondé sur l’article 8 de la Conv. EDH, la Cour de cassation avait rendu un arrêt de rejet, estimant la décision d’appel adéquatement justifiée « au regard des droits fondamentaux protégés » par ledit article8. Par où l’on voit que l’argument de la sécurité des personnes semble déterminant pour justifier une ingérence étatique dans l’exercice du droit au respect du domicile résultant de l’article 8 de la Conv. EDH. L’alinéa 2 du texte précise en effet qu’une telle ingérence doit être prévue par la loi et que la mesure en cause doit être nécessaire, entre autres motifs, à la protection de la santé ou de la morale.
A la vue de la liste de l’ensemble de ces motifs, laquelle comprend la sécurité nationale, la sûreté publique, le bien‑être économique du pays, la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui, une certitude s’impose : ce n’est que très exceptionnellement que le droit au respect du domicile permettra d’éviter la destruction légalement requise d’une construction. Ainsi, pour revenir à l’incidence du contrôle de proportionnalité dans le champ du droit des biens, les quelques décisions de la Cour de cassation ayant fait référence à cette disposition ont pu laisser accroire que l’article 8 pourrait être mobilisé pour mettre fin à l’inflexible jurisprudence sanctionnant l’empiétement sur le terrain d’autrui par la destruction systématique constructions réalisées sur le terrain d’autrui9. Cela semble excessivement improbable tant la destruction de la partie d’une construction édifiée sur le terrain d’autrui, quand bien même celle‑ci serait incontestablement un domicile, pourrait se trouver justifiée par la nécessité de préserver, ainsi que l’alinéa 2 de l’article 8 le prévoit, les droits et libertés d’autrui. Cette référence aux droits d’autrui rappelle s’il en était besoin que le droit au respect du domicile ne peut pas s’envisager en faisant abstraction du contexte social : pour fondamental qu’il soit, ce droit subjectif se doit d’être combiné et concilié avec les droits des tiers.
Une telle conciliation relève justement de l’office ordinaire du juge civil ainsi que l’illustre une seconde affaire jugée par la cour d’appel de Grenoble le 20 février 2024. À l’origine du litige, un conflit de voisinage somme toute assez banal. Le propriétaire d’une parcelle se situant en amont d’une autre décide de réaménager le talus joignant le fonds aval en y édifiant un mur de soutènement en parpaings d’une hauteur d’environ 3 mètres. Le propriétaire du fonds aval établit alors l’existence d’un trouble anormal de voisinage du fait, ainsi que le relève la cour d’appel, « qu’il subit visuellement la présence d’un mur massif dont l’esthétisme est objectivement non adapté à l’environnement de son lien d’habitation ». Mais alors que les premiers juges avaient ordonné la démolition du mur, la cour d’appel va infirmer le jugement en considérant que la démolition s’avérait disproportionnée au regard du caractère essentiellement esthétique du trouble dès lors que le mur était exempt de toute malfaçon de construction et qu’il ne présentait de ce fait aucun danger pour les personnes.
Notons à titre liminaire, qu’en matière de troubles de voisinage, si la réparation du trouble peut avoir lieu par équivalent, la cessation du trouble peut aussi imposer qu’elle ait lieu en nature. La démolition d’une construction à l’origine d’un trouble peut donc parfaitement être prononcée par les juges du fond10. Il semblerait même que ceux‑ci disposent d’un pouvoir souverain quant aux modalités de réparation du trouble11. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la cour grenobloise exclut finalement la démolition pour prescrire sous astreinte des travaux d’embellissement du mur à même de résorber la « disruption » esthétique qu’il causait. Il lui revenait de choisir la mesure de réparation la plus appropriée.
Ce faisant, ce n’est ni plus ni moins qu’un authentique contrôle de proportionnalité qu’exerce la cour d’appel en mettant en balance la matérialité du trouble, une atteinte esthétique, et la radicalité de la mesure prescrite en première instance12. Le propriétaire du mur faisait ainsi valoir dans ses conclusions telles que l’arrêt les reproduit, que le préjudice causé pouvait être réparé sans démolition dès lors que les critiques portaient exclusivement sur l’aspect et les dimensions du mur, lesquels étaient de susceptibles d’être modifiés. On imagine sans peine que cette argumentation purement factuelle a pu être discutée par les parties avant d’être tranchée. Autrement dit, l’affirmation du caractère proportionné ou disproportionné de la mesure, comme n’importe quel élément au cœur du litige est l’objet de l’appréciation contradictoire qu’en livrent les parties au litige. Dans cette dernière espèce, le droit au domicile tiré de l’article 8 de la Conv. EDH n’était pas en cause mais cela ne change pas le raisonnement. Le mur de 3 mètres aurait‑il été celui d’une habitation que le propriétaire aurait pu, de la même manière, plaider encore plus clairement le caractère disproportionné de la mesure de destruction, la victime du trouble le caractère nécessaire de la démolition et la cour juger tout aussi bien la démolition disproportionnée.
La doctrine a parfois durement critiqué le contrôle de la proportionnalité d’une atteinte aux droits fondamentaux en dénonçant son caractère imprévisible et sa logique rétive à l’infaillibilité — largement fantasmée — du raisonnement syllogistique. Les deux espèces rapportées montrent au contraire qu’un tel contrôle de proportionnalité se coule harmonieusement dans le moule contradictoire du procès civil. Que la décision en résultant ne puisse pas toujours être prévue avec certitude ne surprendra pas plus ici qu’ailleurs : sans surestimer la rationalité des parties, si elles en appellent au juge, c’est bien que la discussion n’a pas suffi à les mettre d’accord et donc qu’un doute persiste entre elles quant à la solution adéquate à ce qui est désormais leur litige.
Reste cependant à s’accorder sur le caractère définitif et incontestable — ou non — de la motivation ayant conduit à la décision d’appel. En matière de proportionnalité de la mesure de réparation d’un trouble de voisinage, il semblerait que la motivation des juges du fond relève de leur pouvoir souverain d’appréciation13. S’agissant du contrôle de proportionnalité des atteintes aux droits fondamentaux, les juges du fond ne semblent pas disposer d’une telle latitude : la Cour de cassation opère un contrôle certain14, ne serait‑ce que pour assurer l’unification de la jurisprudence15. Mais la portée de principe de ses décisions, difficilement évitable, se concilie mal avec le caractère ponctuel et contingent d’un contrôle opéré sur des bases essentiellement factuelles. L’exemple des mesures destinées à mettre fin aux troubles du voisinage — siège d’un authentique contrôle de proportionnalité — montre qu’un tel contrôle peut parfaitement être exercé alors même que la « supervision » qu’exerce la Cour de cassation demeure essentiellement formelle. Peut‑être ce contentieux de la proportionnalité devrait‑il rester l’apanage des juridictions du fond et le contrôle de la Cour de cassation se restreindre à celui de l’erreur manifeste d’appréciation ?