Transport de fonds et présomption de blanchiment : si la preuve de la licéité de l’opération ne peut être apportée, c’est que cette licéité n’existe pas !

DOI : 10.35562/bacage.919

Décision de justice

CA Grenoble, 6e chambre des appels correctionnels – N° 23/01355 – 22 février 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/01355

Date de la décision : 22 février 2024

Résumé

L’infraction de blanchiment ne nécessite pas, pour être caractérisée, que soit démontré l’existence d’un transfert de fonds entre deux États étrangers ; ni d’établir une relation de proximité entre le prévenu et d’autres personnes se livrant à des activités délinquantes. La simple opération de transport de fonds peut constituer la dissimulation, élément matériel du blanchiment, dès lors que le prévenu ne justifie pas de l’origine licite des fonds transportés.

L’incrimination de blanchiment prévue à l’article 324‑1 du Code pénal sanctionne, d’une part, la facilitation de la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui‑ci un profit direct ou indirect (alinéa 1er) ; d’autre part, le concours apporté à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit (alinéa 2). Pour faciliter assurer une répression efficace du blanchiment, le législateur a introduit, à l’occasion de la loi no 2013‑1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, un mécanisme d’allégement de la preuve en établissant une présomption de l’origine frauduleuse des biens blanchis au sein d’un nouvel article 324‑1‑11. Ce texte permet de présumer que les biens ou les revenus sont « le produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou financières de l’opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d’autre justification que de dissimuler l’origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus ». En pratique, cette présomption, souvent dépeinte par la défense comme un « monstre juridique », constitue davantage une invitation à un échange entre la défense et le parquet sur la licéité de la situation du prévenu. Si la preuve de la licéité de cette situation ne peut être apportée, c’est que cette licéité n’existe pas ! C’est précisément ce que rappelle fort justement la 6e chambre des appels correctionnels dans un arrêt rendu le 22 février 2024.

En l’espèce‚ à l’occasion d’un contrôle routier, les policiers constataient que le conducteur d’un véhicule faisait l’objet d’une fiche active de recherche dans le cadre d’un mandat de recherche émis par un tribunal judiciaire. Ils procédaient donc à l’interpellation du conducteur qui était placé en garde à vue. De l’extérieur du véhicule, les policiers apercevaient un sac plastique opaque ouvert, au niveau du sol de l’habitacle côté passager avant, laissant entrevoir une liasse importante de billets conditionnés d’une valeur de plus 20 000 €. Les policiers procédaient alors à la fouille du véhicule et découvraient, au pied du fauteuil passager avant, un sac contenant de l’argent entouré de plastique. L’interpellé déclarait que cet argent correspondait aux économies qu’il avait réalisé au Portugal ; pays dans lequel il indiquait exploiter une société de voyage et exerçait une activité d’investissement en cryptomonnaie, précisant pouvoir justifier de la provenance de cette somme. Le sac contenant de l’argent en espèce était saisi et placé sous scellé. Les policiers découvraient également plusieurs accessoires de marque de luxe ainsi que sept cartes bancaires à son nom. L’enquête ayant révélé que les justifications fournies par le suspect ne permettaient pas de justifier de l’origine licite des fonds transportés, il fut poursuivi devant le tribunal correctionnel du chef de blanchiment pour avoir apporté son concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct d’un crime ou d’un délit, en l’espèce en dissimulant une somme de plus de 20 000 € en petites coupures dans un sac dans son véhicule. Le tribunal correctionnel a toutefois relaxé le prévenu, aux motifs, d’une part, que si une présomption de blanchiment était bien prévue par le Code pénal, celle‑ci ne modifiait pas les éléments constitutifs de l’infraction de blanchiment et qu’il appartenait au ministère public d’établir la preuve de l’opération de placement, de dissimulation ou de conversion ; d’autre part, que la preuve de l’opération de dissimulation reprochée au prévenu n’était pas démontrée au motif qu’il résidait depuis plusieurs mois sur le territoire français et qu’il n’y avait aucun transfert de fonds entre deux États étrangers et que la grande quantité d’espèces découverte dans son véhicule n’était aucunement dissimulée, mais visible à l’œil nu depuis l’extérieur même du véhicule. Enfin, le tribunal a relevé également que l’exploitation des comptes bancaires n’avait pas non plus fait apparaître de transferts d’argent suspects ou de montages juridiques et financiers complexes permettant de caractériser une opération de dissimulation ; et que le prévenu justifiait d’une partie des sommes découvertes par le produit d’une vente en cryptomonnaie, que la volonté de conserver des espèces sur lui semblait cohérente avec l’exploitation de ses comptes bancaires. Il était également souligné qu’aucune investigation approfondie n’avait été effectuée sur les espèces retrouvées, notamment pour rechercher la présence de traces de stupéfiants, que l’exploitation du téléphone du prévenu n’avait révélé aucune activité suspecte et que les investigations réalisées ne permettaient pas d’établir une relation de proximité du prévenu avec des personnes se livrant à des activités délinquantes. Le ministère public a interjeté appel de cette décision.

Par arrêt en date du 22 février 2024, la 6e chambre des appels correctionnels infirme le jugement de première instance aux termes d’une motivation qui mérite l’attention. Tout d’abord, les juges d’appel rappellent — fort justement — que l’infraction de blanchiment réprimée par l’article 324‑1 alinéa 2 du Code pénal ne nécessite pas, pour être caractérisée, de démontrer l’existence d’un transfert de fonds entre deux États étrangers ; ni d’établir une relation de proximité entre le prévenu et d’autres personnes se livrant à des activités délinquantes. Ensuite, que l’article 324‑1‑1 du Code pénal prévoit une présomption de blanchiment et dispose que pour l’application de l’article 324‑1, les biens ou les revenus sont présumés être le produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou financières de l’opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d’autre justification que de dissimuler l’origine pour le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus. Ils en concluent très logiquement que, dans ces conditions, c’est donc au prévenu qu’il appartient d’apporter la preuve de l’origine licite des biens ou des revenus, et rappellent qu’il est par ailleurs constant qu’il n’est pas nécessaire, pour entrer en voie de condamnation de démontrer l’existence d’une infraction déterminée de laquelle proviennent les fonds. Or, en l’espèce, non seulement, les justificatifs fournis par le prévenu étaient clairement insuffisants pour prouver une origine licite des fonds découverts, mais encore l’enquête avait permis de mettre en évidence que les explications fournies par le prévenu étaient en contradiction avec les témoignages de sa sœur et de sa compagne, et les juges d’appel de relever que la somme saisie, particulièrement conséquente, n’apparaît pas être en adéquation avec le train de vie et la situation du prévenu, qui était sans emploi depuis plusieurs mois.

La solution retenue en l’espèce doit être pleinement approuvée sur le fond. Si la chambre criminelle de la Cour de cassation a admis qu’une simple opération de transport de fonds peut constituer la dissimulation, élément matériel du blanchiment2, encore faut‑il que le juge correctionnel vérifie que les fonds transportés sont susceptibles de constituer le produit direct ou indirect d’une infraction3. Or, c’est précisément sur ce point que la présomption de blanchiment de l’article 324‑1‑1 a vocation à intervenir en déplaçant la charge de la preuve de la licéité des fonds transportés de l’autorité en charge de la poursuite au prévenu. En l’espèce, non seulement le prévenu n’a pas été en mesure de fournir les justificatifs qui auraient permis d’établir la licéité des fonds qu’il transportait, mais encore ses déclarations entraient en contradiction avec celles d’autres membres de sa famille entendus durant l’enquête. Sur la forme, l’arrêt doit également être salué au regard de la qualité de la motivation retenue, au regard de l’analyse de la jurisprudence qui montre que, si les conditions d’application de la présomption relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond4, la chambre criminelle de la Cour de cassation exerce toutefois un contrôle étroit sur la motivation des juges du fond et vérifie que les éléments et documents apportés par le prévenu pour combattre la présomption ont bien été pris en compte par la juridiction de jugement5. Ce contrôle se justifie notamment par le fait que la chambre criminelle a consacré la validité du prononcé de saisies pour blanchiment dans le cadre de la mise en œuvre de la présomption. Cette solution, fustigée par une partie de la doctrine6, nous paraît néanmoins tout à fait justifiée. Rappelons que l’article 131‑21 du Code pénal a posé le principe selon lequel la confiscation est encourue de plein droit pour les crimes et pour les délits punis d’une peine d’emprisonnement d’une durée supérieure à un an, à l’exception des délits de presse. Rappelons également que la loi no 2010‑768 du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale7 consacre le principe que tout bien susceptible d’être confisqué au visa de l’article 131‑21 du Code pénal peut être saisi à tous les stades de la procédure. Il s’ensuit donc naturellement que les biens objet du blanchiment, étant susceptibles d’être confisqués, peuvent être saisis sur le fondement de l’infraction de l’article 324‑1 dont la preuve peut être apportée selon les modalités de l’article 324‑1‑1 du Code pénal8.

Notes

1 S. Brimbeuf, « La présomption de blanchiment d’argent. Une solution miracle pour prendre les délinquants économiques à leur propre jeu ? », D., 2023, p. 1371. Retour au texte

2 Cass. crim., 4 mai 2016, no 15‑80.990 – Cass. crim., 6 déc. 2017, no 17‑80.329. Retour au texte

3 Cass. crim., 8 déc. 2021, no 21‑81.223, AJ pénal 2022. 87, obs. J. Goldszlagier ; RTD com. 2022. 190, obs. B. Bouloc. Retour au texte

4 Cass. crim., 22 mars 2023, no 22‑81.995. – Cass. crim., 18 mars 2020, no 18‑86.491, AJ pénal 2020. 298, obs. M. Lassalle ; RSC 2020. 945, obs. H. Matsopoulou ; RTD com. 2020. 517, obs. B. Bouloc. Retour au texte

5 Cass. crim., 15 nov. 2023, no 22‑84.572. Retour au texte

6 L. Saenko et N. Catelan, « Présomption d’impureté en matière de blanchiment et saisie pénale : de l’art inattendu de la combinaison », Gaz. Pal., 26 sept. 2023, no 30. Retour au texte

7 C. Cutajar, « Commentaire des dispositions de droit interne de la loi no 2010‑768 du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale », D., 2010, p. 2305. Retour au texte

8 Cass. crim., 14 juin 2017, nos 16‑84.260, 16‑84.261 et 16‑84.262. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Yannick Ratineau, « Transport de fonds et présomption de blanchiment : si la preuve de la licéité de l’opération ne peut être apportée, c’est que cette licéité n’existe pas ! », BACAGe [En ligne], 03 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=919

Auteur

Yannick Ratineau

Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles
Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
Codirecteur de l’Institut d’études judiciaire de Grenoble
Codirecteur du BACAGe

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