Le contentieux de l’empiètement donne lieu à une lecture particulière devant la cour d’appel de Grenoble, comme l’illustre l’affaire ici rapportée.
Les faits à l’origine de celle‑ci sont simples. Un garage est édifié par un propriétaire en appui d’une construction voisine afin de tenir compte de problèmes d’infiltrations qui auraient pu survenir si un vide était laissé entre les deux ouvrages. Le bien ainsi érigé est vendu à un couple qui est assigné en démolition pour cause d’empiètement de la construction sur la propriété voisine.
Les parties s’opposant sur la réalité de cet empiètement, un bornage judiciaire est sollicité devant le tribunal d’instance, alors compétent pour ce faire. Il résulte de ce bornage que ladite construction empiète effectivement sur le fonds contigu à raison de 19 cm. Le tribunal ordonne en conséquence de ce constat la destruction de l’ouvrage, sous astreinte de 30 € par jour de retard passé un délai de 6 mois à compter de la signification du jugement. Les propriétaires condamnés à la démolition interjettent conséquemment appel devant la cour d’appel de Grenoble. Ils reprochent au juge du premier degré d’avoir accueilli la demande tendant à fixer la ligne séparative des fonds ainsi que celle tendant à la démolition. Selon eux, une telle demande aurait dû faire l’objet d’une action distincte. Subsidiairement, ils sollicitent le rejet de la demande en démolition en raison de la disproportion de la mesure ou, plus subsidiairement, la limitation de la condamnation à la réalisation des seuls travaux nécessaires à remédier à l’empiètement en leur laissant un délai raisonnable. Après avoir ordonné, avant dire droit, une mesure d’expertise complémentaire, les juges du second degré rejetteront l’argumentation des demandeurs tendant à démontrer l’incompétence du tribunal d’instance. Il faut ici rappeler qu’à l’époque des faits, le contentieux du bornage revenait au tribunal d’instance tandis que celui de la propriété était du ressort du tribunal de grande instance. Un désaccord sur le tracé des limites de propriétés contiguës pouvant conduire à statuer sur le fond du droit de propriété lorsqu’une action en revendication de propriété était engagée présupposait la saisine du tribunal de grande instance en suite de celle du tribunal d’instance.
Avec la réforme de l’organisation judiciaire par la mise en œuvre de la loi no 2019‑222 du 23 mars 2019 de programmation 2018‑2022 et de réforme pour la justice, cette subtile distinction a disparu. Le tribunal judiciaire dispose désormais d’une compétence exclusive en matière d’actions immobilières pétitoires. Dès lors, il est compétent tant pour les questions relatives au bornage que celles inhérentes au droit de propriété. Néanmoins, les deux actions en bornage et en revendication n’ont pas le même objet. Aussi une décision statuant sur le bornage n’a‑t‑elle aucune autorité de chose jugée sur une action en revendication postérieure.
Au cas présent, la cour d’appel écarte la difficulté en relevant que les demandeurs n’avaient nullement agit en revendication mais en démolition. Partant, une demande en démolition ne constitue pas une demande en revendication de propriété, le tribunal d’instance était parfaitement compétent pour statuer sur cette prétention.
La cour d’appel confirme par ailleurs la décision des juges d’instance en ce qu’ils condamnent l’auteur de l’empiètement à la destruction, non de la totalité du garage, mais de la partie empiétant sur le terrain voisin. Sur ce point la solution est désormais classique depuis 20161.
La réponse à l’argumentation selon laquelle la démolition serait une sanction disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi, est plus surprenante. En effet, c’est après avoir constaté que le bâtiment empiétant sur le fonds voisin ne constituait pas le domicile des défendeurs à l’action que les conseillers de la cour d’appel de Grenoble ont estimé qu’il n’y avait pas lieu de rechercher la proportionnalité de la mesure de démolition sollicitée par rapport à l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur le droit à la vie privée et au domicile. Ils laissent ainsi sous‑entendre qu’une telle appréciation aurait pu avoir lieu si le garage avait été un logement.
Or, de manière constante, la Cour de cassation reconnaît à tout propriétaire un droit d’obtenir la démolition d’un ouvrage empiétant sur son fonds, sans que son action ne puisse être considérée comme fautive ou abusive, peu important le caractère minime de l’empiètement, l’absence de gêne occasionnée ou la bonne foi des voisins2.
Inflexible, elle sanctionne l’empiétement par la démolition de l’ouvrage qui en est à l’origine, sans égard pour les circonstances du dommage et le caractère disproportionné de la condamnation, y compris lorsque ledit ouvrage constitue le domicile du défendeur à l’action3. Le principe de proportionnalité des sanctions, qui implique pour le juge de tenir compte des conséquences de la condamnation au regard des intérêts et droits en présence, doit également tenir compte du droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Une décision de 2019 avait jeté le trouble en la matière en censurant l’arrêt d’appel qui avait ordonné la démolition d’un immeuble d’habitation construit par le propriétaire d’un fonds grevé d’une servitude conventionnelle de passage, en empiétant sur l’assiette de cette servitude, « sans rechercher, comme il le lui était demandé, si cette mesure n’est pas disproportionnée au regard du droit au respect du domicile protégé par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales4 ». Cet arrêt pouvait ainsi laisser penser que les juges du fond devraient préalablement au prononcé de la démolition vérifier si cette sanction n’est pas disproportionnée au regard du droit au respect du domicile.
Néanmoins, cette décision était relative à des circonstances très particulières. L’empiétement ne portait pas atteinte à la propriété voisine, mais à l’assiette d’une servitude de passage. Si une servitude ne confère pas le droit d’empiéter sur le fonds d’autrui, elle ne prive nullement le propriétaire du fonds dominant de son droit de propriété. Aussi, la construction érigée en violation d’une servitude de passage n’empiète pas sur la propriété d’autrui. Elle n’en constitue pas moins une atteinte à un droit réel qui doit être sanctionné afin de rétablir dans son droit le propriétaire du fond dominant. La démolition est la sanction d’un droit réel transgressé5 pour lequel le tempérament résultant d’une exigence de proportionnalité s’impose.
Différente est à la solution lorsque l’atteinte concerne le droit de propriété. Deux arrêts récents de la haute juridiction confirment cette analyse6. Dans l’arrêt rendu le 23 novembre 2022, la Cour de cassation approuve une cour d’appel d’avoir énoncé que « le propriétaire d’un fonds sur lequel la construction d’un autre propriétaire empiète est, compte tenu du caractère absolu et perpétuel du droit de propriété, fondé à en obtenir la démolition, sans que cette action puisse donner lieu à faute ou à abus ni que puisse lui être opposé le caractère disproportionné de la mesure de remise en état ». Dans celui du 21 septembre 2023, elle entérine la sanction de la démolition, quand bien même elle serait démesurée eu égard aux intérêts en présence.
Bien que largement critiquée par la doctrine, cette position des magistrats du Quai de l’Horloge ne semble s’infléchir. Seule l’adoption d’une réforme réclamée sur cette question pourrait modifier son approche7.