Bail : décence, trouble de jouissance et état des lieux

DOI : 10.35562/bacage.310

Décision de justice

CA Grenoble, 2e ch. civ. – N° RG 20/00302 – 25 octobre 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 20/00302

Date de la décision : 25 octobre 2022

Résumé

En l’absence d’état des lieux, le logement est censé avoir été délivré en bon état de réparation et donc, décent. L’indécence du bien loué ne peut donc être constatée qu’au jour où sa preuve en est rapportée par le locataire. Le trouble de jouissance invoqué par celui-ci n’est en conséquence retenu qu’à compter de la date à laquelle le caractère indécent du logement a été porté à la connaissance du bailleur.

Le bailleur doit remettre au locataire un logement décent ne laissant pas apparaître de risques manifestes pouvant porter atteinte à la sécurité physique ou à la santé, doté des éléments le rendant conforme à l’usage d’habitation et répondant au critère de performance énergétique minimale fixé par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte1. Lorsque le locataire constate l’indécence du logement, il peut contraindre le bailleur à se mise en conformité, sans qu’il soit porté atteinte à la validité du contrat en cours2. Pourtant, bien souvent, le locataire se croit dans la possibilité de refuser le paiement des loyers face à la non-décence du logement. Or, comme le rappel fort bien la cour d’appel dans la décision ici commentée, si l’article 1219 du Code civil permet à une partie de se prévaloir de l’exception d’inexécution face à une inexécution fautive, le preneur, créancier d’une obligation de délivrance d’un logement décent en bon état d’usage et de réparation, d’une garantie des vices et défauts de nature à faite obstacle à sa jouissance paisible, ainsi que d’une obligation d’y faire toutes les réparations, autres que locatives, nécessaires au maintien en état et à l’entretien normal des locaux loués, ne peut s’en prévaloir que lorsque l’inexécution par le bailleur de ses obligations et de nature, par la gravité de ses manquements, à le priver de la possibilité d’utiliser les lieux loués conformément à la destination des lieux. Dans l’affaire soumise à l’étude, le locataire n’a jamais cessé d’occuper les lieux loués pour un usage d’habitation, alors même qu’il en dénonçait l’insalubrité et que des travaux ont été réalisés par le bailleur.

Fréquentes sont ainsi les décisions, comme celle ici rapportée, qui condamnent les locataires, pensant pouvoir se faire justice sans recours au juge, à verser les loyers dont ils se sont dispensés.

Au cas particulier, un bail sous signature privée, en date du 25 janvier 2012 a pris effet le 15 février de la même année sans qu’aucun état des lieux n’ait été réalisé, alors même que le bail avait été conclu par l’intermédiaire d’une agence immobilière, moyennant un loyer mensuel de 313,44 euros hors provision sur charges. Six années plus tard, les locataires dénoncent au mandataire du bailleur l’insalubrité du logement. La situation est dénoncée aux organismes sociaux qui, en conséquence, suspendent le bénéfice de l’allocation logement. L’Agence Régionale de la Santé (ARS) a visité le logement et déposé son rapport le 30 juillet 2018 mettant en évidence divers désordres affectant l’habitation. Ce n’est qu’en suite de celui-ci que le locataire a assigné les bailleurs, en avril 2019, aux fins de voir reconnaître l’insalubrité du logement et leur ordonner de le remettre en conformité avec la réglementation en vigueur. Les premiers juges ont débouté le locataire de sa demande de condamnation des bailleurs à mettre en conformité ledit logement, de sa demande tendant à se voir accorder l’exception d`inexécution et condamné les bailleurs à réparer son préjudice de jouissance.

Sur appel du locataire, la cour d’appel confirme le jugement critiqué relativement au bénéfice de l’exception d’inexécution sur lequel nous ne reviendrons pas plus avant. Elle admettra partiellement, eu égard aux prétentions du demandeur, la réparation du trouble de jouissance invoqué.

L’ARS avait mis en exergue la nécessité de mettre en sécurité l’installation électrique, de prendre toutes dispositions pour assurer un éclairement naturel satisfaisant dans les pièces de vie, un renouvellement de l’air suffisant, supprimer les causes d’humidité et remettre en état les revêtements dégradés dans le logement et les parties communes et mettre en conformité le réseau d’évacuation des eaux usées et des installations sanitaires. La commune, naturellement informée de la situation, avait mis en demeure les bailleurs de réaliser les travaux correspondants aux non-conformités constatées. Les bailleurs ayant fait réaliser des travaux avaient justifié, par la production de plusieurs factures datées d’octobre, novembre et décembre 2018, et février 2019, de l’accomplissement de ces derniers. Cela avait conduit les premiers juges à rejeter la demande de condamnation sous astreinte des bailleurs à mettre le logement en conformité. Ce faisant, ils ont appliqué les règles de classiques de la charge de la preuve. Il incombe au demandeur d’établir la réalité des faits qu’il dénonce. Or ici le preneur sollicitait l’intervention d’un nouveau rapport de l’ARS afin de faire constater la conformité du logement alors qu’il lui incombait de saisir à nouveau cet organisme afin que, s’il y a lieu, il constate l’insuffisance des travaux réalisés à l’aulne des normes de décence du logement.

L’indemnisation du trouble de jouissance subi par le locataire est également fréquemment admise. Son importance est cependant étroitement liée à la période établie d’indécence. La preuve de celle-ci peut résulter de l’état des lieux établi lors de l’entrée en jouissance du locataire. Le bailleur doit alors, pour avoir manqué à son obligation de délivrer un logement décent, indemniser son locataire sans qu’il soit besoin que ce dernier de l’informe des désordres troublant sa jouissance3. Mais en l’absence d’état des lieux, le trouble ne pourra être caractérisé qu’à compter du jour où le bailleur a été informé de la situation, comme au cas présent. Le logement devenant non-décent en cours de bail, le locataire doit informer le bailleur des désordres ainsi que des réparations nécessaires avant de demander une quelconque indemnisation4. La solution s’infère aujourd’hui des article 1231-1 et suivants du Code civil issus de l’ordonnance du 10 février 2016 interprétés à la lumière de l’article 1731 du Code civil aux termes duquel, « s’il n’a pas été fait d’état des lieux, le preneur est présumé les avoir reçus en bon état de réparations locatives, et doit les rendre tels, sauf la preuve contraire », étant cependant précisé qu’aux termes de l’article 3-2 alinéa 3 de la loi du 6 juillet 1989 à défaut d’état des lieux ou de la remise d’un exemplaire de l’état des lieux à l’une des parties, la présomption établie par l’article 1731 du Code civil ne peut être invoquée par celle des parties qui a fait obstacle à l’établissement de l’acte ou à sa remise à l’une des parties. Au cas particulier, comme le relève les juges du second degré, « aucune des parties n’a communiqué l’état des lieux d’entrée de sorte, qu’il n’est aucunement établi que l’appartement était insalubre dès l’origine et ce alors qu’il s’est écoulé une durée de six années entre l’entrée du locataire dans les lieux et sa réclamation auprès de l’agence immobilière en mars 2018 ». Ils en déduisent que le trouble de jouissance invoqué par le preneur ne pouvait être retenu qu’à compter de la date à laquelle l’indécence du bien loué a été portée à la connaissance des bailleurs, « l’inexécution de leurs obligations ne pouvant leur être imputée tant qu’ils n’étaient pas informés de la situation, soit à partir du mois de mars 2018 et jusqu’à la réalisation complète des travaux au mois de février 2019 ». Une indemnité représentant le tiers des loyers perçus durant un an sera accordée au titre de l’indemnité sollicitée. La cour d’appel reprend ici un positionnement largement admis selon lequel le point de départ de l’indemnité de jouissance est déterminé par la production de la première pièce justificative attestant de l’état insalubre du logement et son point terminal au jour de l’exécution des travaux propres à rendre le bien conforme aux exigences de décence. La datation de ce point terminal peut cependant, comme au cas particulier, résulter d’une présomption de la suffisance des travaux accomplis par les bailleurs. Le locataire qui souhaiterait aller plus avant à tout intérêt à faire constater leur insuffisance.

Notes

1 Loi du 6 juill. 1989, art. 6. Retour au texte

2 Loi du 6 juill. 1989, art. 20-1. Retour au texte

3 CA Aix-en-Provence, ch. 11, 26 mai 2015, n° 2015-293. Retour au texte

4 CA Aix-en-Provence, ch. civ. 11, 14 janv. 2014, n° 2014-29. CA Douai, ch. 3, 28 oct. 2010, n° 09/06937. CA Paris, Pôle 4, ch. 3, 27 oct. 2011, n° 09/02895. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Frédérique Cohet, « Bail : décence, trouble de jouissance et état des lieux », BACAGe [En ligne], 01 | 2023, mis en ligne le 17 juin 2024, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=310

Auteur

Frédérique Cohet

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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