L’anormalité du trouble en zone péri‑urbaine

DOI : 10.35562/bacage.696

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. – N° 21/02469 – 03 juillet 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 21/02469

Date de la décision : 03 juillet 2023

Résumé

La construction d’une maison voisine d’une maison d’habitation n’est pas constitutive d’un trouble anormal du voisinage en ce que situées zone péri‑urbaine, leur implantation implique une certaine promiscuité du fait de l’exiguïté des parcelles. De plus, la seule présence de fenêtres équipant l’immeuble voisin créait une vue licite source d’un trouble normal.

« Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage1. » C’est par cette affirmation péremptoire que la Cour de cassation a dégagé un principe général de responsabilité civile en présence de nuisances causées au voisinage. Il en résulte que l’exercice licite de ses droits et activités peut être source de responsabilité pour celui qui cause à son voisin ou à son environnement un dommage qui excède les inconvénients normaux de voisinage.

Détachée de toute faute, cette responsabilité présuppose démontrée l’existence d’un trouble excédant la gêne normalement attendue dans le cadre de relations de voisinage. L’anormalité du trouble qui conditionne la mise en cause de la responsabilité de l’auteur d’un trouble est apprécié in concreto par les juges, en tenant compte de la situation particulière de la victime prétendue.

Question de fait relevant du pouvoir souverain des juges du fond2, les décisions des juges du fait sont, en matière d’anormalité du trouble, d’une importance de premier plan. Le rôle de la Cour de cassation n’est pas pour autant inexistant. Elle effectue en effet un contrôle des motivations des juges du fait et censure leurs décisions dès lors que l’existence d’un trouble anormal du voisinage n’est pas suffisamment caractérisée3.

L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble est particulièrement éclairante quant aux critères retenus par les juges du fond afin de caractériser l’anormalité d’un trouble de voisinage.

Au cas présent, les propriétaires d’une maison d’habitation se plaignent de la construction d’une maison de même nature sur la parcelle voisine à la leur, source de nuisances liées à la réalisation d’un balcon surplombant leur propriété. Ils s’estiment victimes d’une violation des règles de vues, telles qu’exposées aux articles 678 à 680 du Code civil, outre d’un trouble anormal de voisinage. Aussi ont‑ils assigné leur voisin en suppression de la vue irrégulière, sous astreinte et, subsidiairement, en réparation de leur préjudice lié à l’anormalité du trouble en résultant.

Afin de mettre un terme aux discussions inhérentes à la distance séparative des deux propriétés et d’établir l’existence d’une vue illicite, les demandeurs en réparation et en démolition ont obtenu, suivant ordonnance de référé, l’instauration d’une mesure d’expertise afin de procéder au calcul de la distance de la vue créée par le balcon de l’immeuble voisin.

L’expertise ayant établi l’existence d’une vue droite de moins de dix‑neuf décimètres de distance en l’angle du balcon le plus proche de la limite de propriété du fond objet de la demande et ladite limite, les propriétaires victimes du non‑respect de la distance légale indiquée à l’article 678 du Code civil, ont fait citer leur voisin sur le fondement de la vue illicite et du trouble anormal du voisinage, en transport sur les lieux, en bornage des propriétés des parties, en suppression du balcon et en condamnation à dommages‑intérêts.

Le tribunal judiciaire écartera leur demande de bornage, la jugeant irrecevable, et les déboutera de l’ensemble de leurs prétentions, en les condamnant à payer aux défendeurs une indemnité de procédure de 1 000 € et à supporter les dépens.

Le jugement, sévère pour les demandeurs, est porté devant la cour d’appel à laquelle il est demandé d’ordonner, avant‑dire droit, un transport sur les lieux et le bornage des fonds en présence et, sur le fond, la suppression du balcon sous astreinte de 300 € par jour de retard, outre des dommages‑intérêts en réparation de leurs préjudices résultant du trouble anormal de voisinage.

La cour d’appel de Grenoble écartera la demande d’un transport sur les lieux jugeant ce dernier sans utilité au regard des diverses pièces produites aux débats, notamment les photographies.

La demande de bornage est au contraire accueillie en application de l’article 646 du Code civil qui permet à tout propriétaire d’obliger son voisin au bornage de leurs propriétés contiguës, à frais communs. La solution s’imposait puisqu’une demande en bornage judiciaire n’est irrecevable que si la limite divisoire fixée entre deux fonds a été matérialisée par des bornes, ou par un accord antérieur des parties sur la délimitation de leurs propriétés respectives4.

Les demandes en suppression du balcon et en réparation du trouble anormal seront quant à elles écartées. En effet, la loi n’interdit les vues droites que lorsqu’elles se situent à moins de 19 décimètres de distance de l’héritage contigu. Or, au cas présent, si la première expertise avait permis de constater que le balcon était situé à 1,74 mètres de la limite du fonds voisin, les propriétaires ont, suite à cette expertise, procédé à la suppression de l’angle du balcon le plus proche du mur des demandeurs, ramenant ainsi la distance contestée à une distance de 1,90 m. Cette intervention ayant supprimé l’illicéité de la vue droite dénoncée, la demande en démolition du balcon ne pouvait prospérer.

Le trouble anormal de voisinage n’est pas davantage caractérisé. Les demandeurs invoquaient une perte d’intimité liée à la construction d’un bâtiment à partir duquel il est possible, sans effort, d’avoir une vue sur leur jardin, l’existence de nuisances sonores. Or, l’expert judiciaire désigné par ordonnance de référé avait noté que les bâtiments se situaient dans « une zone péri‑urbaine, présentant des terrains exigus ». Il soutenait en conséquence l’absence d’anormalité du trouble du voisinage. Procédant à l’appréciation de la situation particulière qui leur a été présentée, les juges d’appel se sont appuyés sur ce constat et relevé que l’implantation des immeubles en zone péri‑urbaine implique une certaine promiscuité du fait de l’exiguïté des parcelles et l’érection d’un nouveau bâtiment sur la parcelle voisine parfaitement prévisible du fait du caractère constructible du terrain en cause. Ils en ont logiquement déduit que la simple construction d’un nouveau bâtiment dans ce cadre ne suffit pas à caractériser un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage. La circonstance liée au fait que les demandeurs étaient restés sans construction voisine de la leur pendant de nombreuses années ne permet pas d’avantage de considérer que la modification de leurs conditions de vie du fait de l’édification de l’immeuble puisse caractériser un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage. Pareillement, la cour d’appel relève que la seule présence des fenêtres équipant l’immeuble voisin, créatrice d’une vue parfaitement licite est sans nul doute génératrice d’un trouble qui ne peut davantage caractériser un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage.

Incidemment, la décision rapportée rappelle qu’alors que les dispositions légales sont respectées, l’existence éventuelle de troubles excédant les inconvénients normaux du voisinage n’est pas exclue5, mais encore faut‑il qu’ils soient suffisamment caractérisés.

Notes

1 Cass. civ. 2e, 19 nov. 1986, no 84‑16379. Retour au texte

2 Cass. civ. 3e, 3 nov. 1977, no 76‑11047 ; Cass. civ. 2e, 31 mai 2000, no 98‑17532 ; Cass. civ. 2e, 24 fév. 2005, no 04‑10362. Retour au texte

3 Cass.  civ. 3e, 6 juill. 1988, no 86‑18.626. Retour au texte

4 Cass. civ. 3e, 16 nov. 1971 : Bull. civ. III, no 557 ; 18 déc. 1972 : Bull. civ. III, no 680. Retour au texte

5 Cf. Cass. civ. 3e, 12 oct. 2005 no 03‑19759 : RDI 2005 459, obs. Malinvaud à propos de vues régulières sur le fond voisins. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Frédérique Cohet, « L’anormalité du trouble en zone péri‑urbaine », BACAGe [En ligne], 02 | 2024, mis en ligne le 17 juin 2024, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=696

Auteur

Frédérique Cohet

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000, Grenoble, France

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