Les incertitudes affectant la caractérisation de l’animus chez l’auteur d’un empiétement

DOI : 10.35562/bacage.702

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. – N° 21/03727 – 19 septembre 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 21/03727

Date de la décision : 19 septembre 2023

Résumé

Par application de l’article 2261 du Code civil, pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue, non interrompue, paisible publique, non équivoque et à titre de propriétaire. L’article 2272 du même Code dispose que le délai de prescription est de 30 ans pouvant être réduit à 10 ans pour celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre. M. [H] ne disposant pas de juste titre ne peut prétendre à la prescription abrégée. En outre, sur le délai trentenaire, il ne peut justifier d’aucun acte de possession conforme aux dispositions susvisées notamment non‑équivoque et à titre de propriétaire puisqu’en l’absence de bornage, M. [H] ne connaissait pas la limite exacte et, envisageant d’acquérir la partie sur laquelle il empiète et la signature d’un protocole transactionnel en mars 2017, il ne s’est jamais considéré comme le propriétaire de la partie de terrain litigieuse.

On enseigne souvent que la possession, définie comme l’exercice de fait des prérogatives qu’offre ordinairement un droit réel1 suppose la réunion d’un élément matériel, le corpus et un élément intentionnel, l’animus. C’est de ce dernier dont il était question en l’espèce. À l’origine du litige, une banale affaire de délimitation de fonds et un bornage amiable, qui, opéré en 2012, avait fait apparaître que des constructions édifiées par M. H (une piscine, une terrasse et une margelle) empiétaient sur la parcelle voisine. De façon très classique, la victime de l’empiétement puis ses ayants cause demandèrent la démolition de la construction litigieuse, ce à quoi l’auteur de l’empiétement répliquait en soutenant pouvoir bénéficier d’une prescription acquisitive. Après quelques péripéties procédurales dont un protocole transactionnel au contenu inconnu, le tribunal judiciaire ordonne la démolition des parties litigieuses des constructions et rejette la demande de revendication du constructeur. Ce point est de nouveau discuté en appel et selon la cour grenobloise, l’usucapion devait être exclue faute pour la possession d’être univoque et à titre de propriétaire.

Ces deux caractères que rappelle l’article 2261 illustrent l’exigence de l’élément constitutif de la possession qu’est l’animus. Ce dernier s’entend de l’état d’esprit de celui qui exerce les prérogatives factuelles qu’offre ordinairement un droit réel : exerce‑t‑il ces prérogatives pour son compte ou pour le compte d’autrui ? Dans le premier cas, qui est présumé2, il est un authentique possesseur, dans le second il possède pour le compte d’autrui : faute d’animus, il n’est qu’un détenteur précaire au titre d’une possession qui s’exerce alors corpore alieno. Et lorsque l’article 2261 mentionne une possession « à titre de propriétaire », on expose classiquement que le Code pèche par synecdoque : la plupart du temps, le possesseur se pense propriétaire car la possession sert justement à acquérir la propriété mais rien n’interdirait de posséder en vue d’acquérir un usufruit ou une servitude, selon, justement, l’état d’esprit – l’animus – du possesseur. En l’espèce, c’est bien l’acquisition de la propriété que le possesseur avait en vue.

Concernant l’équivocité qui parfois vicie la possession, on expose aussi classiquement qu’elle illustre le fait que l’intention qui anime le supposé possesseur est douteuse car les actes de possession peuvent se justifier autrement que par l’intention d’être le titulaire du droit réel possédé3. En l’espèce, l’auteur de l’empiétement entendait donc résister à la demande de démolition des constructions en démontrant qu’il avait utilement prescrit4. Mais avant que le bornage n’ait été effectué, sa possession n’avait‑elle pas été, de ce fait, équivoque ? Cela n’a rien d’évident. Ainsi, si l’on part du principe que celui qui édifie une construction en est le possesseur, qu’un bornage ait lieu ne devrait pas avoir la moindre incidence sur son état d’esprit. Ce n’est pas parce qu’il découvre que sa construction dépasse la limite divisoire qu’il renonce à la considérer comme la sienne. La Cour de cassation a d’ailleurs eu l’occasion de rappeler récemment que « l’accord des parties sur la délimitation de fonds, qui n’implique pas, à lui seul, leur accord sur la propriété des parcelles litigieuses, ne suffit pas à entacher la possession invoquée d’un vice d’équivoque »5. Une chose est de s’accorder sur la délimitation de deux parcelles, une autre en est d’y affirmer (ou d’y dénier) sa propriété ! Celui qui empiète sans le savoir peut donc parfaitement vouloir prescrire.

En l’espèce cependant, la cour d’appel relevait que l’équivocité de la possession résultait encore du fait que l’auteur de l’empiétement envisageait d’acquérir la parcelle de l’empiétement et qu’il avait signé en 2017 un protocole transactionnel. On imagine que ce protocole ne devait pas suffire à lui seul à priver de toute pertinence la revendication de l’auteur de l’empiétement. Reste la question de la volonté d’acquérir. On comprend très bien le problème : si l’on souhaite acquérir, n’est‑ce pas que l’on reconnaît qu’un autre est propriétaire et que se faisant on ne l’est pas ? En réalité, un possesseur peut parfaitement savoir qu’un autre que lui est propriétaire : il est alors un possesseur de mauvaise foi, mais cela ne remet pas en cause le caractère utile de sa possession. Il n’en demeure pas moins qu’en cherchant à acquérir la chose auprès de son propriétaire, d’une certaine manière, le possesseur ne se comporte plus en propriétaire : un propriétaire n’a pas besoin d’acquérir son propre bien6.

Encore faut‑il caractériser cette volonté d’acquérir ! Dans la pureté des principes, le simple fait d’envisager un achat pourrait suffire à invalider la possession mais dans la réalité des prétoires, on imagine bien qu’il faut rapporter une preuve convaincante de ce qui s’apparente à une altération de titre. Sans doute cette preuve était‑elle rapportée en l’espèce. Mais une dernière question se posait néanmoins : cette altération de titre intervenait-elle alors que le délai de l’usucapion était déjà écoulé ? En l’espèce, cela semble peu probable mais la Cour de cassation semble bien considérer que le changement d’état d’esprit du possesseur n’est pas de nature à remettre en cause une prescription acquise7. Cela s’entend mais l’on pourrait tout aussi bien considérer que cette altération de titre trahit en réalité d’un défaut complet d’animus chez le possesseur8. Dans la perspective d’une usucapion, laquelle constitue l’une des rares échappatoires à la démolition en cas d’empiétement, l’auteur des ouvrages litigieux a donc tout intérêt à ne pas envisager trop tôt l’achat de la parcelle empiétée.

Notes

1 V. ainsi Fr. Terré, Ph. Simler, Les biens, Précis, Dalloz, 10e édition, 2018, no 154. Retour au texte

2 Article 2256 du Code civil. Retour au texte

3 V. par exemple, W. Dross, Droit des biens, Précis, Domat Droit privé, 6e édition, 2023, no 250. Retour au texte

4 La réalisation et l’utilisation des constructions permettrait ainsi de prescrire leur emprise au sol. Retour au texte

5 Cass. civ. 3e, 7 septembre 2023, pourvoi no 21‑25779. À la suite de la cassation, l’affaire a été renvoyée devant la cour d’appel de Grenoble. Retour au texte

6 V. sur ce point, W. Dross, obs. sous Cass. civ. 3e, 11 avril 2019, pourvoi no 17‑17766, RTD. Civ., 2019, p. 610 & suiv. Retour au texte

7 Cass. civ. 3e, 11 avril 2019, pourvoi no 17‑17766. Retour au texte

8 V. sur ce point la démonstration lumineuse de W. Dross, obs précitées, RTD.Civ., 2019, p. 610 & suiv. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sébastien Milleville, « Les incertitudes affectant la caractérisation de l’animus chez l’auteur d’un empiétement  », BACAGe [En ligne], 02 | 2024, mis en ligne le 17 juin 2024, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=702

Auteur

Sébastien Milleville

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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