On enseigne parfois que la propriété individuelle est, en matière immobilière, une anomalie statistique : une majorité de biens appartiennent en effet à des collectivités publiques ou, dans le champ du droit privé, sont appropriés collectivement. Ils sont alors soumis au régime de la copropriété des immeubles bâtis, à celui de l’indivision, de la communauté légale ou encore, c’était le cas en l’espèce, au régime de l’indivision perpétuelle des accessoires immobiliers dont la précédente livraison de la Revue avait permis de découvrir quelques traits saillants1. Il s’agissait ici encore d’une parcelle indivise dédiée à l’accès à deux autres parcelles, lesquelles avaient été vendues à deux propriétaires distincts. À l’occasion de l’aménagement d’une rampe d’accès à l’une des parcelles, le propriétaire, M. O, avait procédé au décaissement d’une petite partie de la parcelle indivise d’accès, ce que ces voisins avaient contesté. Ceux‑ci soutenaient subir un trouble manifestement illicite, faute d’avoir donné leur accord pour la réalisation de ces travaux de décaissement ; ce que le premier juge puis la cour d’appel ont exclu. Bien que rendue en référé, la décision est stimulante s’agissant du régime juridique applicable à ces indivisions forcées. On y retrouve en effet l’application distributive des dispositions relatives à l’indivision des articles 815 et suiv. du Code civil. Plus précisément, la cour d’appel retient que les travaux litigieux relevaient de l’article 815‑9, lequel rappelle que chaque indivisaire peut « user et jouir » de la chose indivise « conformément à sa destination » et « dans une mesure compatible avec les droits des autres indivisaires ». Ce faisant, la juridiction dauphinoise accrédite l’idée selon laquelle il existerait des principes de gestion communs à toutes les hypothèses d’appropriation plurale.
En cas de pluralité de propriétaires, chacun peut donc profiter matériellement de la chose dans la mesure où son activité matérielle demeure compatible avec celle des autres copropriétaires. En l’espèce, l’admission d’une possibilité spatialement limitée de décaissement n’est pas sans faire écho aux dispositions de l’article 657 qui permet au propriétaire mitoyen d’un mur de faire bâtir contre ce dernier ou encore d’y enchâsser poutre et solive dans l’épaisseur du mur, à 54 millimètres près, sauf le droit du voisin à cantonner la poutre à la moitié de l’épaisseur. D’un point de vue purement factuel, la solution semble même frappée du sceau du bon sens : le décaissement d’une voie d’accès indivise pour permettre d’emprunter une rampe d’accès correspond à la destination de la première, ce que les magistrat.es d’appel n’ont pas manqué de souligner dans la décision. Or, dans une hypothèse somme toute voisine, dans laquelle un indivisaire s’était rendu coupable d’un authentique empiétement sur la parcelle indivise, il avait été jugé par la Cour de cassation2 — saisie d’un pourvoi contre une décision de la cour d’appel de Grenoble —, au visa de l’article 815‑9 que « tout indivisaire est en droit de faire cesser les actes accomplis par un autre indivisaire, qui ne respectent pas la destination de l’immeuble ». L’empiétement de l’indivisaire se voyait ainsi condamné comme méconnaissant la destination de la chose. A contrario, un empiétement qui ne méconnaîtrait pas la destination de la chose pourrait parfaitement être admis : c’est finalement ce qu’admet la cour d’appel dans notre décision. Quand on sait le rigorisme qu’impose la Cour de cassation en la matière, l’affirmation a de quoi surprendre ! Et cela d’autant plus que si l’indivisaire dispose d’un droit d’usage et de jouissance, à s’en tenir aux seuls principes du droit des biens, un empiétement et a fortiori un décaissement relèvent bien plus de la mise en œuvre du pouvoir de disposition matérielle de la chose — l’abusus matériel — que de l’usage ou de la jouissance d’une chose.
Mais comment expliquer que des pouvoirs si étendus soient reconnus à un simple indivisaire, bien au‑delà de la lettre-même de l’article 815‑9 ? L’explication réside très probablement, ainsi que notre collègue Nathalie Pierre l’exposait dans son commentaire précité de l’arrêt de 2010 dans le caractère forcé et perpétuel de l’indivision dans laquelle « les indivisaires se voient reconnaître par la jurisprudence un “droit d’innovation”. Ils compensent la perte du droit au partage par la possibilité de retirer du bien indivis toutes les utilités satisfaisant leur intérêt personnel : chacun peut réaliser, de sa seule initiative, tous travaux, toute construction, sur le terrain indivis3 ». Par ailleurs, en l’espèce le décaissement en vue de la construction d’une rampe d’accès outre qu’il était conforme à la destination de la parcelle, qui était dévolue à l’accès à des terrains contigus, semblait spatialement limité. En 2010, dans la décision de la Cour de cassation, l’empiétement de l’indivisaire, sanctionné par une démolition concernait une construction de plus de 140 mètres carrés. Par où l’on voit qu’un empiétement négligeable au regard de la destination d’une parcelle n’a rien de scandaleusement illicite !