Atteinte à une servitude de vue et contrôle de proportionnalité

DOI : 10.35562/bacage.251

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. civ. – N° RG 18/02268 – 22 novembre 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 18/02268

Date de la décision : 22 novembre 2022

Résumé

Solution - De l’arrêt riche, relatif au conflit de voisinage sous toutes ses formes, rendu par la Cour d’appel de Grenoble, on retiendra principalement que la juridiction iséroise sanctionne l’atteinte à une servitude de vue par l’allocation de dommages et intérêts, rejetant la demande en démolition, jugée disproportionnée au regard du droit au respect du domicile du transgresseur.

La présente affaire met en scène, hélas classiquement, les affres d’un conflit de voisinage. La situation topographique particulière et l’historique complexe de la construction des bâtiments voisins y est sans doute propice : en tout état de cause, plusieurs bâtiments agencés en L appartiennent en l’espèce à une même personne (nommée A par commodité), tandis que son voisin (que l’on nommera B) est propriétaire d’un immeuble situé à l’intérieur des deux branches du L. Cet immeuble (un garage surmonté d’un logement) a été construit sur les ruines d’une ancienne écurie, à partir des deux murs restants, sur lesquels sont également venus s’appuyer les bâtiments de A (une maison d’habitation sur une branche du L et des gîtes touristiques sur l’autre branche). Il apparaît que le conflit entre les voisins s’est noué à la suite de la contestation, réalisée par B en mairie, du projet de gîtes déposé par son voisin A.

D’emblée, il faut remarquer la longueur de la procédure, liée à la réalisation de deux expertises, la variété des prétentions ainsi que l’abondante utilisation de l’astreinte assortissant les décisions de condamnation des juges tant du premier que du second degré. En 2011, A assigne ainsi B devant le TGI de Valence en démolition de l’immeuble construit par B dans le L car portant atteinte à plusieurs servitudes de vue dont bénéficie le fonds A. Sont également demandées par A la taille d’une haie, la coupe des branches dépassant sur son fonds, la dépose de canalisations et gaines enfouies sous son fond ainsi que l’obtention de mesures visant à interdire la divagation des chats nourris par B.

Une expertise avant dire droit est ordonnée par le tribunal fin 2014, afin de préciser la situation et la propriété des différents immeubles, initiaux puis reconstruits. L’expert dépose son rapport en 2016. Le 20 février 2018, le TGI de Valence fait droit aux demandes de A, sauf en ce qui concerne la taille de la haie. Sur appel de B, la Cour d’appel de Grenoble ordonne, avant dire droit, une nouvelle expertise. Les rapports sont déposés fin 2021. S’opposant toujours aux prétentions de A, B demande en outre reconventionnellement la condamnation sous astreinte de vues droites pratiquées par A sur son fonds ainsi que la démolition sous astreinte de la partie du bâtiment dans lequel A a aménagé ses gîtes car empiétant sur un mur qu’il estime être sa propriété exclusive. Le 22 novembre 2022, soit après 11 ans de procédure, la Cour d’appel de Grenoble rend un arrêt partiellement confirmatif et déboute B de ses demandes reconventionnelles.

Sur ce dernier point, la Cour considère que l’existence de vues droites sur le fonds de B n’est pas démontrée et que la demande de démolition des gîtes pour cause d’empiètement est sans objet, la propriété du mur litigieux servant d’appui aux gîtes ayant été usucapée par A.

Les demandes fondées sur un trouble anormal du voisinage connaissent un sort contrasté. La demande de taille d’un cyprès est rejetée en l’absence de gravité du trouble. La perte d’ensoleillement provoquée par la présence de l’arbre, estimée sur l’année à 15 % pour le jardin et 3 % pour la maison de A, n’excède pas selon la Cour les inconvénients normaux du voisinage. En revanche, les nuisances provoquées par une dizaine de chats nourris par B (déjections, entrée dans les gîtes) ainsi que le caractère inesthétique de la bâche que ce dernier avait tendue afin d’éviter la divagation des animaux, « totalement inefficace à retenir quelque chat que ce soit » selon l’expert, constituent un trouble anormal du voisinage. L’activité professionnelle ou paraprofessionnelle de A (location de gîtes touristiques) à proximité des chats et de la bâche est ici prise en compte dans l’appréciation de l’anormalité. A noter que la preuve du nombre élevé des chats nourris par B résulte de témoignages « précis, circonstanciés et concordants », de la teneur même des conclusions de B et qu’elle s’infère également de la construction par B d’un local et d’un parc pour ces animaux, constatée par l’expert. Quant à la divagation des chats sur le fonds A, elle est établie par la présomption, incontestable et qui amène le sourire, que les « les petits félins » « ne pouv[e]nt tenir compte des limites de propriété ». Par conséquent, la Cour ordonne à B, sous astreinte, de retirer la bâche, de prendre toute disposition afin d’éviter leur divagation et lui interdit de nourrir les chats du voisinage.

Indépendamment de ces circonstances de fait et des chats, félins habituellement discrets, qui viennent rejoindre le bestiaire juridique des animaux fauteurs de troubles1, l’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble est notable en ce qu’il ancre la théorie des troubles du voisinage dans le droit de propriété (l’article 544 du Code civil est visé2). Indiquons qu’il ne s’agit cependant plus là de la tendance doctrinale3 voire législative4 majoritaire, qui consiste à rattacher la théorie au droit de la responsabilité civile.

Le point le plus intéressant de l’arrêt concerne la sanction d’une atteinte à une servitude. Condamné en première instance à démolir une construction portant atteinte à la servitude de vue bénéficiant au fonds A, B riposte en appel sur deux terrains : d’abord il conteste la propriété de B sur les deux murs concernés ; de manière subsidiaire il estime disproportionnée la sanction de la démolition d’un bâtiment qui constitue son logement.

Quant au premier point, les juges, en l’absence apparemment de titre réglant la question et se fondant sur les conclusions expertales, retiennent que l’un des deux murs était à l’origine mitoyen entre les propriétés (dont l’écurie ensuite tombée en ruine) qu’il séparait, par application de la présomption de mitoyenneté de l’article 653 du Code civil. En revanche, toujours à l’aide du rapport d’expertise, la cour relève des marques signifiantes de non-mitoyenneté sur le second mur, en l’occurrence des gonds anciens existant encore dans le bâtiment de A (gîte), parfaitement superposés, distants en altimétrie de 1,84 m, et ne pouvant donc appartenir à l’origine, selon l’expert, qu’au bâtiment B. Rappelons que c’est l’article 654 du Code civil qui prévoit, en cas de signes caractéristiques, une présomption de non mitoyenneté. La jurisprudence retient que les signes énoncés par ce texte (sommité du mur droite et à plomb de son parement d'un côté seulement et présentant de l'autre un plan incliné, chaperon ou filet et corbeaux de pierre uniquement d’un côté) ne présentent pas un caractère limitatif5. En application de son pouvoir reconnu souverain, la Cour de Grenoble pouvait donc considérer les gonds comme des marques signifiantes de non-mitoyenneté.

La propriété des murs (mitoyenne pour l’un et privative pour l’autre) à leur origine est ainsi établie. Toutefois, à l’invitation de A, la cour considère que ce dernier a ensuite acquis la prescription des murs par usucapion trentenaire. Les cas d’usucapion en France métropolitaine sont rares et il faut donc relever cette espèce. Les actes de possession ont ici été réalisés par l’auteur de A, à compter de l’écroulement de la bergerie dont il ne restait plus que les deux murs litigieux. Il s’agit, initialement, du prolongement de la passe sud de leur toit pour protéger les murs des intempéries, en assurer l’étanchéité et la conservation puis de l’entretien des murs pendant plus de trente ans. De tels actes, que B estimait équivoques, « respect[e]nt les conditions de l’article 2261 du Code civil » selon la cour. Ils permettent à A d’acquérir la propriété des murs par prescription, « de même que le bénéfice des servitudes de vue, via les trois ouvertures ultérieurement condamnées ». Partant, les actes de possession réalisés par B postérieurement à cette période trentenaire de possession par l’auteur de A sont inopérants à empêcher l’effet de la prescription acquisitive.

A pouvait donc légitimement se prévaloir de la violation d’une servitude de vue profitant à son fonds. Reste à savoir la sanction applicable. A demandait la démolition de la construction réalisée par B, tandis que ce dernier faisait état de la disproportion d’une telle sanction. B convainc la Cour de Grenoble, qui infirme sur ce point la décision de 1re instance et condamne seulement B à 10 000 € de dommages-intérêts.

Il faut rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l’atteinte à un droit de propriété et l’atteinte à une servitude ne sont plus aujourd’hui sanctionnées de la même manière. Quant à l’empiétement sur la propriété d’autrui, même minime, il donne toujours lieu au prononcé de la démolition du bâtiment car, selon la Cour de cassation, le propriétaire ne peut être privé de sa propriété sans son consentement6. Pour résumer, aucun abus possible par le propriétaire et une étanchéité jusqu’ici totale au contrôle de proportionnalité7. En revanche, en matière d’atteinte à une servitude, même si la Cour de cassation a pu très récemment affirmer que « la démolition [est] la sanction d'un droit réel transgressé à laquelle ne peut se substituer une réparation par équivalent »8, elle ne l’applique pleinement qu’à défaut d’atteinte disproportionnée aux droits du transgresseur9. Jusqu’ici, en matière de servitude, la Cour de cassation n’opère le raisonnement par proportionnalité privatisée qu’à l’aune du droit fondamental au respect du domicile et de la vie privée (CEDH, article 8)10. C’est au regard de cette même disposition qu’est en l’espèce jugée disproportionnée la démolition de l’immeuble de B. La cour constate en effet l’absence de préjudice majeur subi in concreto par le propriétaire du fonds bénéficiaire de la servitude, au regard de deux éléments. D’une part est mis en avant le contexte de l’affaire, la cour jugeant que la demande « est une réplique au conflit de voisinage opposant les parties ». D’autre part la cour remarque qu’au moment de l’acquisition par A des bâtiments, les ouvertures avaient été obturées. L’atteinte au droit réel et ses répercussions somme toute minimes pour le demandeur à la démolition sont ainsi mises en balance avec les conséquences concrètes sévères d’une démolition pour l’auteur de la violation, le bâtiment lui servant de domicile.

L’apport de l’arrêt est de confirmer que le contrôle de proportionnalité en cas de transgression d’une servitude joue, quelle que soit la nature de la servitude. Le bénéficiaire de la servitude tentait en effet de réduire la portée de l’arrêt-clé de 2019 émanant de la Cour de cassation, estimant que la solution, concernant une servitude de passage, n’était pas applicable à une servitude de vue. « La nature de la servitude, de passage ou de vue, importe peu » répond la Cour de Grenoble, légitimement selon nous car on ne perçoit pas en quoi ici, contrairement à la question de la prescription par exemple, le raisonnement devrait différer selon la nature de la servitude. Du reste, la Cour de cassation a déjà mis en œuvre le contrôle de proportionnalité dans le cadre d’une atteinte à une servitude non altius tolendi11.

Notes

1 On comptait déjà les vaches (CA Riom, 20 févr. 2008, RG n° 07/00257), les grenouilles coassant à plus de 63 décibels (Cass. civ. 2e, 14 déc. 2017, n° 16-22.509, D. 2018. 995, note G. Leray, D. 2018. 1772, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin, AJDI 2018. 142). Selon le contexte, notamment urbain ou rural, coq et poule font l’objet d’une analyse contrastée : pour l’existence d’un trouble : V. CA Dijon, 2 avr. 1987, Gaz. Pal. 1987. 2. 601, note A. Goguey. Contra, V. TI Rochefort-sur-Mer, 5 sept. 2019, no 11-19.000233, D. actu. 12 sept. 2019, obs. N. Kilgus ; CA Limoges, 22 mai 2001, RG no 99/01157, JCP 2002. IV. 1942). V. aussi le très célèbre arrêt CA Riom, 7 sept. 1995, D. 1996. 59, obs. A. Robert, JCP 1996. II. 22625, note A. Djigo, cassé par Cass. civ. 2e, 18 juin 1997, no 95-20.652. Retour au texte

2 « Par application de l’article 544 du code civil, nul ne doit occasionner à autrui un trouble excédant les inconvénients anormaux du voisinage. » Retour au texte

3 Sur ce point, V. R. Amaro, « Troubles de voisinage », Rép. civ. Dalloz, avr. 2023, n° 8 à 21 et les auteurs cités. Retour au texte

4 V. en ce sens Projet de réforme de la responsabilité civile, par J.-J. Urvoas, 13 mars 2017, art. 1244 ; prop. loi portant réforme de la responsabilité civile, Sénat, 29 juin 2020, art. 1249, https://www.senat.fr/leg/ppl19-678.html. Retour au texte

5 V. Cass. civ. 1re, 23 mars 1962, Bull. civ. I, no 269, (jour de souffrance) ; Cass. civ. 1re, 1er mars 1961, Bull. civ. I, no 135 (ouverture), Cass. civ. 3e, 23 juin 2016, no 15-14.741 (joint de dilatation). Retour au texte

6 V. Cass. civ. 1re, 1er juill. 1965, Bull. civ. I, n° 442. Retour au texte

7 V. Cass. civ. 3e, 7 juin 1990, n° 88-16277, Bull. civ. III, n° 140 ; Cass. civ. 3e, 21 dec. 2017, n° 16-25406. Retour au texte

8 Cass. civ. 3e, 4 janv. 2023, n° 22-15868, Inédit, RDC mars 2023, n° RDC201g4, note Ph. Chauviré. Retour au texte

9 V. Cass. civ. 3e, 19 dec. 2019, n° 18-25113, Cass. civ. 3e, 23 nov. 2022, n° 22-14.720, inédit et n° 22-14719, inédit. Retour au texte

10 V. les deux arrêts ci-dessus. Comp., pour une violation du cahier des charges en matière de lotissement, le rejet de la demande d’exécution en nature en raison de la « disproportion manifeste entre le coût de la démolition pour le débiteur et son intérêt pour les créanciers » : Cass. civ. 3e, 13 juill. 2022, n° 21-16407, Cass. civ. 3e, 13 juill. 2022, n° 21-16408. Retour au texte

11 Cass. civ. 3e, 23 nov. 2022, préc. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Pierre, « Atteinte à une servitude de vue et contrôle de proportionnalité », BACAGe [En ligne], 01 | 2023, mis en ligne le 25 octobre 2023, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=251

Auteur

Nathalie Pierre

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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