La témérité de certains plaideurs prospérant dans l’illicéité se retourne parfois contre eux et c’est heureux. Telle pourrait être la morale de l’affaire commentée. En l’espèce, la victime d’un accident de la circulation fait appel à une société afin de recouvrer les sommes dues au titre de l’indemnisation de ses préjudices. Elle retire ensuite son dossier à la société et le confie à un avocat. Prenant acte de la résiliation du mandat, la société adresse à la victime d’accident une facture de 1 200 €, qui reste impayée. La société actionne alors son ex‑contractante en paiement devant le juge de proximité. L’Ordre des avocats du barreau de Lyon intervient volontairement à la procédure aux fins de nullité et dissolution de la société et de réparation du préjudice subi. L’affaire est renvoyée devant le tribunal d’instance de Vienne qui, devenu tribunal judiciaire, prononce la nullité du contrat de prestation de service passé entre la société et la victime d’accident, l’activité de consultation juridique exercée étant reconnue illicite. Au titre des restitutions, le tribunal ordonne tout à la fois le remboursement de la provision sur honoraires versée par la victime d’accident et le paiement par cette dernière de la prestation fournie, à hauteur de 360 €. Le tribunal prononce également la nullité du contrat de société constituant la société prestataire de service. Il condamne enfin cette dernière à payer à l’Ordre des avocats du barreau de Lyon une somme de 5 000 € au titre de la réparation du préjudice résultant de la concurrence déloyale. Sur appel interjeté par la société, la cour confirme la décision de première instance, à l’exception de la condamnation à payer la valeur de la prestation réalisée et du prononcé de la nullité du contrat de société, l’action étant prescrite.
Présentant un double intérêt, civiliste et affairiste, l’espèce commentée donne d’abord lieu à une annulation de contrat pour objet illicite, ce qui n’est pas si fréquent (1). Condamnant la société à réparer le préjudice causé par l’activité illicite, la cour invite à faire le lien entre exercice d’une activité illicite et concurrence déloyale (2).
1. Les nullités encourues à raison de l’objet illicite
Dans cette affaire, le retour à la licéité par l’éradication de l’illicite ne triomphe pas entièrement. En effet, si l’action en nullité du contrat de prestation de service illicite prospère (1.1), l’action en nullité du contrat de société se trouve en revanche prescrite (1.2).
1.1. Le succès de l’action en nullité du contrat de prestation de service illicite
Le fondement de l’annulation. Le contrat de mandat entre la société et la victime d’accident de la circulation datant de 2015, la cour applique le droit antérieur à la réforme1. Le contrat est ici annulé pour cause illicite (Code civil, art. 1133 ancien). Il nous semble que le contrat était directement annulable sur le fondement de l’objet illicite (Code civil, art. 1128 ancien) puisque l’objet de l’obligation de la société et même l’objet du contrat, entendu comme la prestation caractéristique2, visaient la fourniture d’une prestation de service (la consultation juridique) interdite au contractant qui la proposait, faute de remplir, selon la cour, les conditions requises. Notons que, si le droit réformé par l’ordonnance du 10 février 2016 et la loi du 20 avril 2018 avait été applicable, la nullité du contrat aurait pareillement été prononcée, par application de l’article 1162 actuel du Code civil, relatif au contenu du contrat3.
Était ici en cause l’application de l’article 54 de la loi no 71‑1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, qui énonce que « nul ne peut, directement ou par personne interposée, à titre habituel et rémunéré, donner des consultations juridiques ou rédiger des actes sous seing privé, pour autrui 1° S’il n’est titulaire d’une licence en droit ou s’il ne justifie, à défaut, d’une compétence juridique appropriée à la consultation et la rédaction d’actes en matière juridique qu’il est autorisé à pratiquer conformément aux articles 56 à 66 ». L’alinéa suivant indique que « les personnes mentionnées aux articles 56, 57 et 58 sont réputées posséder cette compétence juridique » : il s’agit notamment des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, des avocats inscrits à un barreau français, des notaires, des commissaires de justice, des administrateurs judiciaires, des mandataires‑liquidateurs4.
L’absence des conditions posées (compétence juridique et habilitation à exercer la prestation litigieuse) n’était pas discutée ici. La question portait clairement sur l’objet du contrat conclu entre la société et la victime d’accident de la circulation, en vue de « procéder au recouvrement par le mandataire des sommes dues au mandat par le débiteur ou son assureur en réparation de l’ensemble des éléments de préjudices matériels, corporels ou immatériels subis par le mandat à la suite de l’accident ». Un tel contrat emportait‑il la réalisation de consultations juridiques ? La société s’en défendait, indiquant que l’unique objet du contrat était d’apporter une simple assistance technique, d’orienter la victime et de percevoir pour son compte l’indemnisation. La cour estime le contraire au terme d’un raisonnement parfaitement clair. Après avoir défini la consultation juridique5 et avoir analysé les termes du contrat litigieux, la cour estime que « l’indemnisation du préjudice corporel d’une victime est un contentieux particulièrement complexe nécessitant un examen du dossier dans toutes ses composantes médicales et juridiques, la détermination des chefs de préjudices indemnisables, l’évaluation monétaire de l’indemnisation et un avis personnalisé, ce qui sous‑entend nécessairement une analyse puis un conseil juridiques ». Le contrat se caractérisait donc par un objet illicite ; il est annulé.
Les restitutions consécutives à l’annulation. Il est acquis que l’acte nul est rétroactivement anéanti. « Il se peut cependant que, en fait, l’acte ait déjà été partiellement ou totalement exécuté. La rétroactivité de la nullité6 postule alors que les choses soient remises en l’état où elles se trouvaient au moment de la formation de l’acte. Il y a donc lieu à restitution des prestations déjà effectuées7. » Si chaque partie a ainsi droit à la restitution de la prestation fournie, découlant du prononcé de la nullité du contrat, encore faut‑il toutefois que la restitution soit demandée. En effet, la demande en nullité n’emporte pas demande implicite en restitution de la prestation fournie. C’est en ce sens que statue la cour d’appel de Grenoble. En l’espèce, le premier juge, après avoir prononcé la nullité du contrat, avait ordonné non seulement le remboursement de la somme de 360 € versée par la victime à titre de provision, ce que cette dernière avait demandé mais aussi la restitution de la prestation fournie par la société, évaluée à 360 €. Or, « aucune demande n’avait été formulée à ce titre par l’appelante, que ce soit en première instance ou en cause d’appel ». Cet aspect procédural des restitutions, peu voire pas souligné en doctrine, retiendra l’attention des avocats. La solution est logique. Même si le droit à restitution découle du prononcé de la nullité et en constitue le prolongement, il faut observer que l’action en nullité (action personnelle) et l’action en restitution (action réelle) sont distinctes et, partant, soumises à un délai de prescription possiblement différent : 5 ans pour l’action personnelle en nullité de droit commun8, 5 ans pour l’action en restitution concernant un meuble9, 30 ans pour l’action en restitution concernant un immeuble10. Faute à ne l’avoir pas demandé, la société se voit privée définitivement de cette restitution, à laquelle la cause illicite — et non immorale11 — du contrat ne mettait pas obstacle12, si tant est, bien sûr, qu’une prestation ait été véritablement fournie13.
Demandée par le co‑contractant, vraisemblablement par riposte reconventionnelle à l’action en paiement de la société et également par l’Ordre des avocats de du barreau de Lyon, intervenant volontaire, moins de deux ans après la conclusion du contrat, l’action en nullité n’était pas ici prescrite. Il n’en est pas de même de l’action en nullité du contrat de société constituant le groupement, poursuivie par l’Ordre des avocats.
1.2. La prescription de l’action en nullité du contrat de société
L’action en nullité du contrat de société est à plusieurs titres dérogatoire au droit commun. Ainsi, toute irrégularité de constitution n’est pas sanctionnée par la nullité, dont les causes sont envisagées restrictivement14. Ce n’était pas cependant ce qui posait problème ici et le contrat aurait pu être annulé sur le fondement de la cause illicite du contrat (cause de nullité du contrat en général) et d’un objet social illicite (la condition d’un objet social licite étant posée à l’art. 1832 du Code civil).
Ce dernier fondement aurait pu toutefois susciter plus de difficultés. En effet, le juge, appréciant l’objet licite d’une société, doit, selon la Cour de Justice des Communautés européennes15, devenue Cour de justice de l’Union européenne et la Cour de cassation16, borner son contrôle à l’objet statutaire de la société et non à son objet réel. Or, il est à remarquer que la cour, afin de statuer sur la licéité ou non de l’activité de la société, sollicite à ce titre à la fois les statuts de la société mais aussi un élément non statutaire : le contenu du site internet de la société, présentant au public l’activité poursuivie. On peut cependant penser que l’élément non statutaire envisagé ne venait ici que conforter le contenu même des statuts. En effet, selon ces derniers, relevés par la cour, la société avait pour objet social « l’expertise en assurances avec à titre accessoire le recours en réparation du dommage corporel et responsabilité médicale ». Un tel « recours en réparation et en responsabilité médicale » (sic) ne peut qu’inclure implicitement le conseil juridique donné sur la situation de la victime.
Quoi qu’il en soit17, l’action est prescrite. En effet, l’action en nullité de la société « se prescri[t] par trois ans à compter du jour où la nullité est encourue18 ». Selon la cour, la société « immatriculée au RCS depuis le 23 décembre 2013, exerce depuis l’origine une activité illicite de consultation juridique, point de départ du délai de prescription ». La cour prend donc en compte le début de l’exercice réel de l’activité illicite ou plutôt le début supposé de l’activité réelle illicite, à savoir le moment où la société est en capacité juridique d’agir (date d’immatriculation). Il nous semble que la cour aurait pu remonter plus loin, à la date même de la signature des statuts, qui manifestent l’illicéité de l’objet. Le résultat n’en aurait pas été changé : la prescription aurait été a fortiori acquise. Et le point de départ de la prescription aurait ainsi fait un écho cohérent au mode de contrôle restreint de l’objet illicite, limité aux statuts19.
Faute d’annulation, la dissolution de la société, de plein droit attachée à la nullité20, ne peut jouer. La société peut donc poursuivre son activité, même illicite ! Elle prendra garde toutefois à ne pas renvoyer ses co‑contractants vers un avocat dans le seul cas où une procédure contentieuse contre l’assureur ou le débiteur s’avère nécessaire. Elle prendra donc garde à faire réaliser les prestations de conseil et consultation juridiques, dont il a été démontré qu’elles étaient inhérentes à la prise en charge du dossier, par des personnes remplissant les conditions de la loi précitée du 31 décembre 1971 si elle ne veut pas voir d’autres contrats annulés et être une nouvelle fois condamnée pour concurrence déloyale.
2. La réparation du préjudice causé par l’activité illicite
La cour de Grenoble confirme la condamnation de la société réalisant des prestations de consultations juridiques à indemniser l’Ordre des avocats du barreau de Lyon. En effet, les conditions de la responsabilité civile sont manifestement remplies (2.1). L’affaire soumise à la cour de Grenoble pose en outre en creux la question du lien entre concurrence illicite et concurrence déloyale (2.2).
2.1. La réunion des conditions de la responsabilité civile
La cour d’appel de Grenoble ne s’attarde pas longuement sur les conditions de la responsabilité civile. Il était évident que la faute tenait ici à l’exercice illicite, par la société, de l’activité de consultation juridique. Concernant le préjudice, la cour énonce que « au regard de l’absence de formation, d’obligation de souscrire une assurance professionnelle et de satisfaire à l’obligation de cotisations auprès d’un ordre professionnel, il est constant que la société […] exerce une concurrence déloyale à l’égard des avocats du barreau de Lyon ainsi qu’une atteinte à l’image de la profession d’avocat ». Le préjudice moral d’atteinte à l’image est classiquement admis, dans le cadre d’une action en concurrence déloyale. Le préjudice matériel ici retenu tient compte de l’économie réalisée par l’auteur de la pratique illicite, suivant un innovant arrêt de la Cour de cassation Ainsi, selon cette dernière, dans une conception restitutoire des dommages-intérêts, « la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes21 ». Faute sans doute d’un chiffrage précis des avantages indus (assurance professionnelle et cotisations à l’Ordre non payées), non fourni par l’Ordre des avocats, les potentialités d’une telle méthode d’évaluation du préjudice accouchent en l’espèce d’une souris : la cour confirme la condamnation à hauteur de 5 000 €, le lien de causalité étant « direct et certain ».
2.2. Le lien entre concurrence illicite et concurrence déloyale
La cour de Grenoble se garde ici de qualifier clairement l’action en dommages‑intérêts d’action en concurrence déloyale. La doctrine majoritaire et la jurisprudence considèrent l’action en concurrence déloyale, création prétorienne, comme une variété d’action en responsabilité civile22, visant à lutter contre les excès commis dans l’exercice de la liberté de concurrence, par l’emploi de moyens non loyaux, c’est‑à‑dire non conformes à une certaine morale des affaires. Or, le législateur est fréquemment intervenu afin de rendre illicites certaines pratiques professionnelles, nuisibles au consommateur (droit de la consommation), à la morale des affaires (pratiques restrictives de concurrence) ou même au marché lui‑même (pratiques anti‑concurrentielles). La réglementation professionnelle ainsi que les monopoles d’activité octroyés à certaines professions aboutissent également à rendre illicite l’activité qui serait exercée par une personne non habilitée, ce qui était le cas ici. Certains auteurs estiment que dans ces hypothèses, l’opérateur économique victime de tels faits ou pratiques devrait se placer sur le seul fondement de l’agissement illicite et non sur la concurrence déloyale, qui ne viserait donc que les moyens d’attraction de la clientèle non prohibés spécifiquement par la loi mais déloyaux23. Cette question du fondement cesse d’être théorique lorsque le texte interdisant certains agissements ou pratiques pose une voie spécifique de sanction et d’indemnisation. Pour autant, la jurisprudence semble admettre que, même dans ce cas, la victime puisse se placer sur le terrain de la concurrence déloyale24. L’illicéité de la pratique ou de l’activité constitue alors la faute, facilement prouvée. Quant au préjudice moral, s’appuyer sur une concurrence déloyale plutôt que sur une concurrence illicite n’apporte rien : c’est l’illicéité, c’est le droit bafoué qui fait naître le préjudice moral, d’ailleurs souvent présumé en la matière. Quant au préjudice matériel, il nous semble en revanche que c’est le détour par la concurrence déloyale qui permet de le caractériser. En effet, le préjudice matériel découle d’une « rupture d’égalité dans les moyens de la concurrence dans la mesure où l’opérateur économique qui s’affranchit du respect des dispositions légales ou réglementaires suscite un trouble au fonctionnement du marché, car il se trouve aussi ainsi favorisé par rapport à ses concurrents25 ».
C’est donc très finement que la cour de Grenoble, qui statue sur une demande en dommages et intérêts, convoque la « concurrence déloyale » (le terme est bien prononcé), non à titre de fondement de l’action mais dans le cadre de l’établissement du préjudice souffert par le demandeur, l’Ordre des avocats de Lyon : les avocats exerçant leur activité de conseil doivent payer des cotisations à l’Ordre et une assurance professionnelle, ce qui n’était pas le cas de la société litigieuse.