On s’interroge souvent sur le rôle de l’affectio societatis1 ainsi que sur la place à réserver au préjudice individuel de l’associé2, l’arrêt du 14 septembre 2023 permet de revenir sur ces deux notions.
En l’espèce, Monsieur T et Monsieur Y étaient associés égalitaires au sein de la SARL A qui avait pour objet social les activités récréatives et de loisirs. M. Y était par ailleurs gérant. Le 23 mars 2018, le tribunal de commerce de Gap prononce l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire suite à la déclaration de cessation des paiements de la société. La clôture des opérations de liquidation pour insuffisance d’actif est prononcée 14 septembre 2018. Prenant appui sur les trois derniers bilans comptables, Monsieur T. reproche à son gérant coassocié plusieurs agissements fautifs tenant à des détournements d’actifs, à la prise en charge par la société, sans aucune autorisation collective, de cotisations sociales personnelles et de frais de carburant. Arguant de « la violation de l’affectio societatis et de son devoir de loyauté, outre les devoirs liés à sa fonction de gérant », il assigne alors son associé gérant afin de le voir condamné à réparer le préjudice moral qu’il avait subi. Par un jugement en date du 21 janvier 2022, la juridiction gapençaise, après avoir déclaré recevable son action, écarte néanmoins l’ensemble de ses demandes. Il interjette alors appel devant la cour d’appel de Grenoble qui statue par un arrêt du 14 septembre 2023.
L’arrêt soulevait plusieurs difficultés autour d’une problématique centrale qui était celle de la mise en œuvre de la responsabilité civile du gérant de la SARL dans le cadre d’une action individuelle d’un associé. Plus exactement, l’arrêt retient l’attention tant par le rôle que semble jouer l’affectio societatis dans la caractérisation de la faute du gérant (1) que par la caractérisation du préjudice personnel subi par l’associé victime, à savoir un préjudice moral (2)3.
1. La caractérisation de la faute du gérant
Deux fautes étaient principalement reprochées au gérant par l’associé, l’une portait sur la prise en charge injustifiée par la société des cotisations sociales personnelles du gérant, l’autre sur la dissipation des actifs sociaux par ce dernier. Pour caractériser ces agissements fautifs, l’argumentation retenue par la cour d’appel (§ 33 à 35) se réfère étonnamment à l’affectio societatis.
Sur la question de la prise en charge des cotisations personnelles du gérant par la société, la caractérisation de la faute du gérant paraît, de prime abord, assez classique puisqu’elle retient le défaut de tenue des assemblées. En effet, si aux termes des dispositions statutaires, la rémunération du gérant et le remboursement de ses frais devaient être fixés par une décision collective ordinaire des associés, rien n’était prévu statutairement pour la prise en charge des cotisations. Or, si d’anciennes assemblées générales (2000 et 2001) avaient entériné la prise en charge de ces cotisations, les assemblées ultérieures ne l’avaient pas fait4. Reprenant l’argumentation du tribunal, l’arrêt souligne que dans ces conditions, l’accord tacite de l’associé ne peut être supposé car seuls les procès‑verbaux des assemblées dûment signés emportent l’accord des associés. La faute du gérant doit donc être retenue « pour ne pas avoir tenu les assemblées statutairement prévues et fait dûment approuver cet avantage », puis la cour rajoute que « cette faute constitue également un manquement à l’affectio societatis, l’intimé ayant retiré de la société un avantage individuel au mépris des droits de son associé » (§ 35). D’évidence, en faisant assumer par la société des charges financières personnelles (cotisations) sans autorisation de la collectivité des associés, le comportement fautif du gérant était constitué. En effet, même si les statuts étaient silencieux, une telle prise en charge par la société de dettes personnelles au gérant relevait clairement d’une faute de gestion en présence d’un comportement contraire à l’intérêt social5.
Plus difficile à comprendre est, en revanche, la suite. Autrement dit, en quoi la faute du gérant pouvait‑elle également constituer un manquement à l’affectio societatis en raison de l’avantage retiré aux dépens de son coassocié ? Certes, on conviendra que le résultat de cette prise en charge irrégulière confère au gérant, par ailleurs associé, un avantage par rapport à son coassocié. En faisant assumer indûment par la personne morale ses cotisations personnelles, le gérant conduit à minorer le résultat net de l’exercice social potentiellement distribuable, sous forme de dividendes, à son coassocié. Toutefois, le défaut de convocation de l’assemblée et l’absence d’autorisation de prise en charge des cotisations constituent en tant que tels des fautes de gestion qui suffisent à constituer le fait générateur de responsabilité. Pourquoi alors cette référence à un manquement à l’affectio societatis ? Si la faute est généralement conçue comme la violation d’un devoir ou d’une obligation (légale, réglementaire ou statutaire), comment comprendre que l’attitude du gérant puisse constituer une violation de l’affectio societatis ? Doit‑on alors considérer que cette dernière s’impose au gérant qui doit la respecter ?
Les interrogations affleurent sans doute en raison des difficultés posées par l’affectio societatis. Notion obscure tant par sa définition que par son rôle6, elle se définit généralement comme la « volonté des associés de collaborer ensemble sur un pied d’égalité au succès de l’entreprise commune7 ». Quant à son rôle, elle est essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, réservée afin de caractériser, ou au contraire d’exclure, l’existence d’une société8 et conduit généralement à apprécier sa réalité au moment de la constitution du groupement. Rechercher l’affectio societatis revient alors à apprécier la réalité du consentement des associés. Dans ces conditions, on est donc surpris qu’elle resurgisse afin d’étayer le comportement fautif du gérant. En effet, on sait que l’affectio societatis ne constitue pas une obligation pour les associés de participer effectivement à la vie sociale après sa création. Comme le soulignent des auteurs, cette participation effective aux affaires sociales n’est l’objet d’aucun engagement juridiquement sanctionné et ne peut donc entraîner des conséquences juridiques au titre de la disparition de l’affection societatis9. Oscillant « entre sentiment et comportement »10, voire représentant une « intention manifestée par un comportement11 », l’affectio societatis ne constitue donc pas réellement une obligation civile dont la méconnaissance par l’une des parties, voire par un tiers, pourrait être source de responsabilité. Il paraît donc difficile d’en tenir rigueur à l’associé et, a fortiori, on peine à comprendre pourquoi le fait pour un gérant de ne pas convoquer les assemblées aux fins d’autorisation de la prise en charge des cotisations sociales constituerait une atteinte à l’affectio societatis !
Une explication possible résiderait peut‑être dans la double qualité du défendeur, tout à la fois gérant et coassocié. Par‑delà les fautes de gestion commises, le gérant trahit également l’attitude qu’il doit manifester en sa qualité d’associé à l’égard de son coassocié ! Cette approche est assez réaliste en raison de la situation ubiquitaire du gérant associé qui, agissant fautivement en qualité de mandataire social, ne peut ignorer qu’il trahit, par la même, le traitement égalitaire qu’implique l’affectio societatis et sa qualité d’associé. Néanmoins, ce réalisme se heurte au dogmatisme d’une séparation organique entre les deux qualités qui a conduit la Cour de cassation à considérer notamment que « les fautes commises par un gérant dans l’exercice de son mandat ne constituent pas, lorsque celui‑ci est en même temps un associé, un manquement aux obligations résultant du contrat de société12 ». Même si l’affectio societatis ne constitue pas une obligation du contrat, l’étanchéité entre les deux qualités semble bien s’imposer.
Afin d’étayer la disparition des actifs sociaux survenue entre la clôture du bilan (2016) et le jugement constatant la cessation des paiements et prononçant la liquidation (2018), les magistrats grenoblois relèvent qu’une liste des immobilisations avait été éditée peu avant la clôture du bilan sur la base de l’exercice précédent. Cette liste permettait de démontrer que la société avait vendu la totalité de ses actifs entre décembre 2015 et avril 2016 moyennant d’importantes ristournes. Constatant que les « actifs de la société ont été soldés au préjudice (de la société) sans que M. T n’en ait été avisé, ce qui constitue une faute à la charge de M. Y », la décision relève encore que « l’absence d’accord de l’associé à part égale sur de telles ventes constitue une atteinte à l’affectio societatis et à la confiance devant exister entre associés » (§ 34). Ce double constat appelle deux remarques.
La première porte sur la faute du gérant. Afin de la caractériser, l’arrêt retient que le gérant avait conclu un contrat préjudiciable pour la société à savoir des cessions d’actifs à des prix fortement remisés. De prime abord, la conclusion de tels contrats paraît contraire à l’intérêt social en raison de leur déséquilibre économique et est susceptible de constituer une faute de gestion. La chambre commerciale de la Cour de cassation a d’ailleurs considéré que la conclusion13, voire la résiliation14, d’un contrat au préjudice de la société pouvait engager la responsabilité du gérant de SARL. De tels actes paraissent donc suffisants pour caractériser la faute du gérant sans qu’il soit nécessaire de faire référence à l’accord de l’associé. En effet, y a‑t‑il une faute de la part du gérant à ne pas solliciter l’accord de l’associé, fût-il égalitaire, lors de la vente d’actifs sociaux soldés ? En principe, le gérant n’a pas dans sa mission de direction, et notamment lors de la conclusion des actes juridiques, y compris la cession des actifs, à s’enquérir de l’accord des associés. Les pouvoirs de conclure les actes juridiques lui appartiennent comme le rappelle clairement l’article L 223-18 al. 5 du Code de commerce en précisant que le « gérant est investi des pouvoirs les plus étendus pour agir en toute circonstance au nom de la société, sous réserve des pouvoirs que la loi attribue expressément aux associés ». Cette disposition, inspirée à son origine par le fameux arrêt Motte15, rappelle que la répartition des pouvoirs entre les organes sociaux résultent de la loi ou des statuts. En l’occurrence, aucune disposition légale ne paraît imposer la consultation des associés pour ce type d’opérations. Il semble difficile d’admettre que la cession de la totalité des actifs (vente de jeux et de matériel) puisse rentrer dans les pouvoirs que la loi attribue aux associés, contrairement aux hypothèses de cession d’un actif unique déterminé dont l’exploitation constitue l’intégralité de l’objet social. Dans ce dernier cas, la vente de l’actif unique implique en raison de l’extinction de l’objet social, une décision extraordinaire des associés relative à la dissolution de la société16. Ce problème se rencontre également lorsque les opérations envisagées conduisent à opérer une modification implicite de l’objet, donc des statuts. Là encore, une décision particulière de la collectivité sera requise17. En l’espèce, et au vu de l’objet social assez large de la SARL, la consultation des associés ne paraissait pas s’imposer. Sauf à imaginer qu’une clause statutaire limitative de pouvoirs impliquait un accord de l’associé au regard du caractère anormal ou exceptionnel de l’opération, à savoir la cession de la totalité des actifs sociaux moyennant d’importantes ristournes. Les éléments de l’arrêt ne permettent pas d’entériner cette hypothèse. Mais si tel avait été le cas, le non‑respect des procédures statutaires aurait suffi à lui‑seul à constituer le gérant en faute !
La seconde a trait, une nouvelle fois, à l’affectio societatis. Pourquoi établir un rapport entre l’absence d’accord de l’associé égalitaire aux ventes d’actifs soldés et « l’atteinte à l’affectio societatis et à la confiance des associés » ? Comme évoqué plus haut, la caractérisation de l’attitude fautive du gérant par l’arrêt (évoquée aux § 33 à 35) ne devrait pas devoir reposer sur de telles considérations à moins de considérer que la référence à l’affectio societatis ne soit surabondante et n’apporte rien « à la confiance entre associés ». Cette dernière permet, en revanche, de caractériser le préjudice individuel de l’associé.
2. La caractérisation du préjudice individuel de l’associé
Au vu des fautes reprochées au mandataire social, l’associé victime agissait à titre personnel et demandait la réparation du préjudice individuel qu’il prétendait avoir subi. Il fondait donc logiquement son action en responsabilité sur le droit commun, à savoir l’article 1240 du Code civil, et non sur l’article L 223‑22 al. 3 du Code de commerce relatif à l’action sociale ut singuli. La tâche n’était guère évidente tant la caractérisation du préjudice individuel est aujourd’hui difficile à établir. En effet, la Cour de cassation impose régulièrement de démontrer l’existence d’un préjudice personnel et distinct de celui qui pourrait être subi par la société elle‑même18, c’est‑à‑dire d’un préjudice qui ne puisse être effacé par la réparation du préjudice social19. Le préjudice individuel subi par l’associé ne doit pas être le corollaire du dommage causé à la société20. Cette exigence fait dire à certains auteurs que l’action individuelle est, en pratique, assez rare21. Pourtant, l’arrêt commenté retient l’existence d’un préjudice moral subi par l’associé en constatant « une atteinte grave et renouvelée portée à la confiance devant exister entre associés ». Plus précisément, la cour relève que des « décisions importantes avaient été prises par le gérant sans qu’une seule information de l’associé égalitaire ait été donnée » puis elle rajoute « qu’un tel défaut d’information a nécessairement occasionné à l’appelant un préjudice moral compte tenu de la relation de confiance devant perdurer entre les associés » (§ 37). Plusieurs observations s’imposent.
Tout d’abord, et infirmant l’analyse des juges gapençais différente des prétentions initiales du demandeur à l’action, la cour se place sur le terrain du préjudice moral et non sur celui du préjudice matériel, à savoir « la perte de chance de bénéficier d’un retour sur investissement ». Ce dernier n’était d’ailleurs pas établi puisqu’il n’était pas prouvé que le versement des cotisations sociales TNS par la société sans autorisation collective avait emporté un préjudice financier pour l’associé dans la mesure où les économies ou les pertes de bénéfices, qu’auraient pu réaliser la société, n’auraient pas profité aux associés en raison des résultats comptables négatifs récurrents de la société.
Ensuite, le préjudice moral réparable de l’associé découlait de l’atteinte portée à « la confiance devant exister entre associés » ou à la « relation de confiance devant perdurer entre les associés ». Cette illustration du préjudice moral de l’associé questionne. Les interrogations ne proviennent ni de la nature de ce préjudice qui reste par définition très personnel et donc indemnisable dans le cadre d’une action individuelle ; ni de son principe même puisque la Cour de cassation admet la réparation du préjudice moral de l’associé. Elle l’a ainsi admis dans le cas d’une société qui avait, par des actes de dénigrement, « terni l’image de …. (l’actionnaire) auprès de la presse et des actionnaires22 ». Elle l’a également admis au bénéfice de certains actionnaires dans un cas de perte de contrôle à la suite d’une opération de reclassement de titres opérée de manière déloyale à la suite d’informations inexactes données au conseil de surveillance, la cour évoquant une « perte de crédibilité23 » ! Ces décisions s’inscrivent dans une approche classique du préjudice moral conçu comme un préjudice personnel extrapatrimonial, résultant d’une atteinte à l’honneur, à la réputation et au crédit de la personne, voire une atteinte à l’image24.
En réalité, le préjudice moral interpelle pour deux raisons. D’abord, il paraît difficile d’appréhender précisément ce que recouvre la notion de confiance qui innerve toute relation contractuelle, et donc forcément le contrat de société. En s’engageant, tout contractant ne fait‑il pas nécessairement confiance à son cocontractant ? Doit‑on alors considérer que toute atteinte portée par le gérant à la « confiance devant exister entre les associés » peut constituer un préjudice moral ? En réalité, la confiance est généralement conçue comme la « croyance en la bonne foi, loyauté, sincérité et fidélité d’autrui ou en ses capacités, compétence et qualification professionnelles25 ». Dans ces conditions, on peut donc facilement concevoir que les différentes fautes reprochées au gérant aient altéré ce lien de confiance dans la mesure où le dirigeant a démontré sa déloyauté dans l’exécution de sa mission. Il a ainsi méconnu son devoir de loyauté26 à l’égard de la société et des associés en n’agissant pas dans l’intérêt de la société27. Dans ces conditions, n’est‑ce pas plutôt une atteinte à la loyauté attendue du gérant plus qu’une atteinte à la « confiance devant exister entre les associés » qui était en cause ? On retrouve sans doute ici une conséquence de la situation ubiquitaire décrite précédemment d’autant que les atteintes à l’affectio societatis et à la confiance entre associés se retrouvaient liées au sein de l’arrêt (§ 34).
Ensuite, cette forme de préjudice moral résidant dans l’atteinte à la confiance devant exister entre les associés risque de relancer les critiques de ceux qui voient dans cette forme de préjudice une boîte de Pandore28. En effet, ne risque‑t‑on pas de considérer que toute méconnaissance ou trahison de cette confiance par le dirigeant constituera un préjudice moral ? Ce risque semble d’autant plus plausible que l’arrêt précise que le « défaut d’information a nécessairement occasionné à l’appelant un préjudice moral ». Ce raisonnement paraît admettre une sorte de présomption de préjudice à l’instar du raisonnement mené en matière de concurrence déloyale où le préjudice, même simplement moral, s’infère nécessairement de la faute établie29. N’y a‑t‑il pas là un risque d’expansion excessive de ce préjudice ? Deux raisons permettent d’en douter. Caractérisé comme une « atteinte grave et renouvelée portée à la confiance devant exister entre les associés », ce type de préjudice moral associe deux critères, la gravité et la répétition. On comprend donc qu’une seule atteinte grave ne saurait suffire à constituer le préjudice. En tous les cas, et en l’espèce, les magistrats relèvent précisément que plusieurs décisions importantes graves avaient été prises par le gérant sans qu’une seule information de l’associé égalitaire ait été donnée, notamment en l’absence d’assemblées sur plusieurs années relatives aux cotisations sociales30. C’est donc une violation répétée de ce droit politique essentiel de l’associé qui était retenue traduisant donc un cumul des critères de répétition et de gravité des atteintes cantonnant ainsi le risque d’expansion du préjudice moral. De plus, il est fréquent de constater que sa réparation par les juges est généralement assez faible, ce qui se confirme d’ailleurs en l’espèce où le préjudice était réparé à hauteur de 2 000 euros. Cette faible réparation devrait sans doute contribuer à en limiter la portée, comme l’observait un auteur31. Il n’en reste pas moins que la voie de l’indemnisation du préjudice moral individuel paraît un bien piètre pis‑aller pour suppléer les difficultés récurrentes qui jalonnent l’établissement du préjudice individuel matériel de l’associé face à un dirigeant dont la responsabilité est, par ailleurs, trop souvent préservée32.