Un père et son fils avaient constitué le 20 mai 1998 une SCI dans laquelle ils étaient associés égalitaires. La même année, la SCI acquiert un bien immobilier moyennant un prix de 400 000 € financé par prêt bancaire. En 2016, le père et son épouse, communs en biens, cèdent à leur deuxième enfant l’intégralité de leurs 100 parts sociales pour un prix de 10 000 euros.
Un conflit apparaît alors entre les deux frères désormais coassociés. Moins de 3 ans après la cession de titres, le cédant décide d’assigner le cessionnaire pour obtenir la nullité de la cession pour vileté du prix. Débouté par une décision du tribunal judiciaire de Grenoble le 28 juin 2021, le cédant interjette appel de la décision. Au visa des articles 1583, 1591 et 1131 du Code civil (dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016), l’appelant considère que la valeur des parts de la SCI devait être déterminée au regard de la valeur du bien immobilier, estimée au jour de la cession entre 310 000 et 350 000 €, et que dès lors la fixation du prix à hauteur de 10 000 € apparaissait comme un prix dérisoire ou vil. Son obligation étant dès lors dépourvue de cause, la nullité de la vente s’imposait.
Au‑delà du problème de l’annulation d’une cession pour vileté du prix, la décision de la cour d’appel de Grenoble du 11 mai 2023 retenait les questions de l’appréciation du caractère dérisoire ou vil du prix et en filigrane celle de la méthode de valorisation des titres d’une SCI.
Au visa de l’article 1131 du Code civil, la cour d’appel infirme le jugement et prononce la nullité de l’acte de cession de parts sociales intervenue le 18 avril 2016 en considérant que le prix de 10 000 € pour les 100 parts sociales, soit un prix unitaire de 100 €, était dix fois inférieur à la valeur réelle unitaire des parts. Les juges considèrent qu’un « tel écart de valeur suffit à caractériser une absence de contrepartie réelle et sérieuse à la cession des parts sans qu’il soit nécessaire de procéder par voie d’expertise ». Si le sens et la valeur de la solution n’appellent guère de commentaires, on s’arrêtera davantage sur la portée de la solution notamment quant à ses applications pratiques.
1. Sens et valeur de la solution
Le raisonnement qui sous‑tend la solution rendue par les magistrats grenoblois reste assez classique. En présence d’un prix dérisoire ou vil, la jurisprudence considère de longue date que la cession de titres sociaux est entachée d’un défaut de cause entrainant l’annulation de l’opération1. Plus exactement, l’obligation du vendeur de transférer la propriété des titres est dépourvue de cause dans la mesure où l’obligation de l’acheteur de payer le prix porte sur un montant dérisoire ou vil. Rendu au visa de l’ancien article 1131 du Code civil, cette solution puiserait aujourd’hui son bien‑fondé, après l’ordonnance no 2016‑131 du 10 février 2016 réformant le droit des contrats, dans l’article 1169 qui évoque directement l’hypothèse de la contrepartie dérisoire. On rappellera en la matière qu’une telle cession pour vileté du prix est aujourd’hui frappée de nullité relative après néanmoins quelques divergences de solutions entre les différentes chambres de la Cour de cassation sur la nature de la nullité2. En l’espèce, c’était bien la partie protégée, à savoir le cédant, qui était demandeuse à l’action en nullité. De plus, les juges s’étaient fort justement placés au jour de la conclusion de l’opération pour apprécier, au vu des éléments alors à leur disposition, le caractère dérisoire suivant en cela une jurisprudence constante3. La cession ayant été réalisée le 18 avril 2016, la cour fait référence à l’estimation de valeur du bien immobilier réalisée en 2016 qui tenait compte de la valeur comptable des actifs de la société et des capitaux propres figurant au bilan arrêté au 31 décembre 2015 mais également d’une estimation de la valeur des titres sociaux établie par l’expert‑comptable sur les états financiers du bilan 2015. C’est au vu de ces éléments, et conformément à une appréciation souveraine en la matière4, que les juges considèrent que la cession est dépourvue d’absence de contrepartie réelle et sérieuse. On relèvera néanmoins que le cessionnaire prétendait que la modicité du prix retenu lors de la cession était justifiée par l’intention libérale de son père qui souhaitait ainsi rééquilibrer une donation‑partage réalisée en 2011 à l’avantage de son frère. Peine perdue, la preuve de l’intention libérale n’étant pas rapportée, les magistrats écartent l’argument5. Le raisonnement mené par la cour d’appel doit recevoir l’approbation.
2. Portée
La décision se distingue, en réalité, par ses apports sur deux points à savoir la méthode de valorisation des titres d’une part et l’appréciation du caractère dérisoire d’autre part.
Sur la méthode de valorisation des parts sociales, et après avoir précisé que « la valeur d’une SCI ne correspond pas à la valeur de celle de l’immeuble qu’elle détient », la cour rappelle que « les parts d’une SCI sont des titres non cotés en bourse dont la valeur s’apprécie en tenant compte de tous les éléments dont l’ensemble permet d’obtenir une évaluation aussi proche que possible de celle qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande dans un marché réel ». Au titre de ces éléments, elle relève qu’en matière de « société civile familiale dont l’objet est purement patrimonial, la méthode de valorisation mathématique est la plus adaptée ». Puis, elle constate que l’estimation de la valeur du principal actif immobilier de la SCI (entre 310 000 et 340 000 €), en l’occurrence un local commercial, avait été prise en compte par le comptable, lors de la détermination de la valeur vénale des parts sociales, au même titre que certains éléments bilantiels (capital social, réserves, bénéfices). C’est en considération de ce faisceau d’éléments que la valeur vénale unitaire proposée par l’expert‑comptable pouvait être retenue comme une valeur réelle pertinente. Cette démarche est justifiée pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, et même s’il est parfois affirmé que la jurisprudence et la doctrine fournissent peu d’éléments précis sur l’évaluation des parts d’une SCI6, quelques principes généraux d’évaluation existent et ressortent dans la décision commentée. Au premier chef d’entre eux, la référence à une évaluation aussi proche que possible de celle résultant du « jeu normal de l’offre et de la demande dans un marché réel » s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence désormais bien établie de la Cour de cassation7. Toutefois, un marché significatif étant difficile à envisager pour les parts sociales de sociétés civiles immobilières dotées de peu d’associés8, cette « valeur de marché » apparaît dès lors peu pertinente et s’efface au profit d’une valeur mathématique.
Ensuite, le recours à cette valeur mathématique s’explique par la nature familiale de la société et surtout son objet patrimonial. Lorsque cette valeur est mise en œuvre pour déterminer la valeur des titres, elle est souvent combinée avec d’autres valeurs comme, par exemple, le prix des transactions réalisées sur les mêmes titres à une période récente, la valeur de rendement, voire l’activité de la société, ou encore sa situation économique. Dans l’arrêt commenté, l’intimé arguait d’ailleurs que la valorisation des titres devait être réalisée par rapport à la valeur de rendement en soulignant notamment que les faibles loyers commerciaux perçus par la SCI dans le cadre de son activité de location devaient justifier une valorisation plus basse des titres. L’argument n’a pas été retenu de manière assez compréhensible. Même si la méthode mathématique est habituellement privilégiée, il est fréquent qu’elle soit combinée à d’autres méthodes, notamment en matière de valorisation des titres de société civile immobilière propriétaire d’immeubles mis en location. C’est alors une combinaison des deux méthodes qui est pratiquée avec néanmoins une plus forte pondération de la valeur mathématique9. En l’espèce, cette combinaison n’a manifestement pas été retenue alors que la situation semblait s’y prêter. En réalité, l’explication tient sans doute au montant très faible, voire insignifiant, des revenus perçus par la société et à la règle conduisant à appliquer la seule méthode mathématique quand la société ne dispose pas de revenus10.
Enfin, et pour déterminer la valeur réelle estimée par rapport à la valeur retenue, les magistrats appliquent à la première une « décote de 10 % pour absence de liquidité ». On sait que cette décote, comme d’autres11, est souvent pratiquée en présence de société dont l’objet est principalement la gestion d’actifs immobiliers qui ne sont pas immédiatement disponibles et donc liquides. En l’espèce, et au vu de l’activité sociale, cette décote trouve donc logiquement à s’appliquer.
S’agissant de l’appréciation du caractère dérisoire du prix, l’arrêt commenté apporte également quelques précisions intéressantes. Devant la difficulté à définir ce qu’est un prix dérisoire, la doctrine précise, depuis longtemps, que « la contrepartie est dérisoire lorsque l’avantage promis est si faible qu’il peut être considéré comme inexistant12 ». La question reste donc de savoir à partir de quel seuil un prix faible ou insignifiant devient un prix dérisoire avec des conséquences différentes puisque le premier n’aura aucune conséquence sur la validité du contrat, alors que le second emportera la nullité de la convention. Le prix insuffisant, même s’il est inférieur en valeur à la prestation réciproque, n’en existe pas moins ! Deux enseignements de l’arrêt participent à la caractérisation du prix dérisoire.
Tout d’abord, en constatant que la valeur unitaire des parts sociales retenue, soit 100 euros, était dix fois inférieur à la valeur unitaire estimée, à savoir 1 155 euros, la cour considère qu’un « tel écart de valeur suffit à caractériser une absence de contrepartie réelle et sérieuse à la cession des parts sans qu’il soit nécessaire de procéder par voie d’expertise ». Autant dire que le constat d’un prix dix fois inférieur à la valeur réelle suffit à établir le prix dérisoire. Littéralement, la formule de l’arrêt paraît considérer que la preuve d’un tel écart se suffit à elle‑même sans avoir besoin de recourir à d’autres modes de preuve puisque qu’une mesure d’expertise devient dès lors inutile !
Ensuite, cet écart de 1 à 10 est relativement instructif. Dans une récente étude13, un auteur relevait, après l’analyse de plusieurs décisions des juges du fond, trois situations possibles dans la caractérisation du prix dérisoire : celle où l’invocation de la vileté du prix paraît vaine lorsque le prix n’est pas 3 à 4 fois inférieur à la valeur réelle14, celle où le succès paraît très probable lorsque le rapport est de 1 à 5015, et enfin celle où le succès est quasiment assuré en présence d’un rapport de 1 à 10016. En revanche, le prix dérisoire paraît écarté en présence d’un rapport de 1 à moins de 217. En retenant un rapport de 1 à 10 pour annuler l’opération, la décision grenobloise contribue à l’affinement d’une grille de lecture permettant de déterminer les écarts de valeur susceptibles de caractériser le prix dérisoire en matière de cession de droits sociaux. Cela méritait d’être relevé.