Une banque (que l’on nommera C1) obtient le 29 février 2012 la condamnation par le tribunal de commerce de Saint‑Étienne d’une personne vraisemblablement commerçante à payer diverses sommes, tant au titre d’un compte courant débiteur que d’un prêt dont les échéances n’ont pas été remboursées. Le jugement, passé en force de chose jugée le 29 mars 2012, faute d’appel, est signifié le jour même au débiteur.
La banque cède ensuite sa créance et le cessionnaire (que l’on nommera C2) fait pratiquer une saisie‑attribution sur compte bancaire entre les mains d’un autre établissement bancaire (ici dénommé T), en date du 31 janvier 2022. Il faut préciser que le débiteur est marié et que le compte saisi est un compte joint, l’autre co‑titulaire de ce compte étant le conjoint du débiteur. Conformément à la procédure, la saisie est dénoncée dans les 8 jours au débiteur (CPCE, art. R 211‑3) ainsi qu’au co‑titulaire du compte joint (CPCE, art. R 211‑22). Dans le mois suivant la dénonciation, conformément au délai prescrit par l’article R 211‑11 CPCE, chacun des époux saisit le juge de l’exécution d’une demande en nullité et mainlevée de la saisie-attribution. Ces demandes sont rejetées par le juge de l’exécution et chacun des époux fait appel de la décision qui le concerne. Deux arrêts rendus le même jour confirment, aux mêmes motifs, les décisions rendues en 1re instance.
En appel, chacun des époux développait une triple argumentation au soutien de la nullité de la saisie‑attribution pratiquée. En premier lieu, était soutenue l’absence de titre exécutoire, le jugement n’ayant pas, selon les appelants, été signifié. Les appelants estimaient encore, s’appuyant prétendument sur l’article L 111‑4 du Code des procédures civiles d’exécution, que l’exécution était prescrite, faute de signification du jugement pendant le délai de 10 ans. La cour d’appel répond sans mal aux arguments peu sérieux des appelants. En effet le créancier était ici à même de prouver la réalisation d’une signification à domicile (le 12 mars 2012). Cet acte d’huissier précisait les diligences accomplies par l’officier public afin de se conformer aux exigences de l’article 656 du Code de procédure civile : vérification de l’adresse du débiteur, remise d’un avis de passage, dépôt à l’étude de l’acte à retirer. Dès lors, la cour estime à juste titre que l’appelant n’aurait pu valablement contester la véracité des éléments relatés dans l’acte, attestant de la régularité de la signification, que par le biais d’une procédure d’inscription de faux, qui n’a pas été engagée. Par ailleurs, la signification ayant été réalisée, l’argumentation qui tirait d’une prétendue absence de signification du jugement pendant 10 ans une prescription de l’exécution tombe de lui‑même. Signalons tout de même le caractère pour le moins léger d’une telle argumentation, puisque c’est précisément la signification d’une décision ayant caractère exécutoire qui confère à cette dernière la force exécutoire, constituant dès lors le point de départ de la prescription décennale attachée aux titres judiciaires1. Ainsi, pas de notification, pas de prescription ! Or, c’était précisément le contraire qui était affirmé par les appelants, qui confondaient manifestement point de départ du délai de la prescription décennale et acte interruptif de la prescription une fois enclenchée. La cour se contente sobrement de répondre que le « délai décennal expirant le 29 mars 20222 », le titre exécutoire était pleinement efficace au jour de la saisie (31 janvier 2022).
Faisant décidemment feu de tout bois, même du moins inflammable, les appelants soutenaient encore la nullité de l’acte de saisie‑attribution et de l’acte de dénonciation, au motif que la date de signification n’y était pas précisée. Il est justement et efficacement répondu par la cour que « les articles R 211‑1 et R 211‑3 du Code des procédures civiles d’exécution n’imposant pas à peine de nullité de préciser la date de la signification du jugement, le PV de saisie‑attribution et sa dénonciation sont parfaitement valables ». En effet, le 2° de l’article R 211‑1 précité3 impose simplement « l’énonciation du titre exécutoire en vertu duquel la saisie est pratiquée ». Le titre en question étant ici une « décision […] des juridictions de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif lorsqu’[elle a] force exécutoire4 », devaient donc être énoncés le jugement condamnant le débiteur ainsi que la réalisation de la signification, qui confère à la décision force exécutoire, ce qui avait été fait. En revanche, la date de cette signification n’est pas exigée. Aucune nullité n’est donc encourue.
Le troisième argument développé par les appelants, très solide, tenait, selon eux, à « l’insaisissabilité » des sommes figurant au crédit du compte joint. En réalité, plus qu’une véritable insaisissabilité, qui consiste en une interdiction exceptionnelle5 de saisir un bien qui relèverait pourtant du droit de gage du créancier, il s’agissait ici de déterminer si les biens saisis faisaient ou non partie du droit de gage du créancier.
La détermination du droit de gage du créancier se pose particulièrement lorsque le débiteur est marié. Ainsi les appelants se prévalaient des règles relatives au régime de communauté légale et particulièrement de l’article 1415 du Code civil. Selon cette disposition, par dérogation au droit de gage de principe d’un créancier titulaire d’une créance née du chef d’un des époux pendant la communauté6, « chacun des époux ne peut engager que ses biens propres et ses revenus, par un cautionnement ou un emprunt, à moins que ceux‑ci n’aient été contractés avec le consentement exprès de l’autre conjoint qui, dans ce cas, n’engage pas ses biens propres ».
Dans le cas d’un cautionnement ou d’un emprunt souscrit par un seul époux, ce qui était le cas ici (emprunt), il est acquis en jurisprudence que le créancier exerçant une saisie‑attribution sur un compte bancaire alimenté non seulement par les revenus du débiteur mais également par d’autres sommes, notamment les gains et salaires de l’autre conjoint, doit identifier les revenus de son débiteur, seul objet de son droit de gage7. La charge de la preuve incombe ainsi au créancier. À défaut d’identification des revenus du débiteur parmi les sommes portées en compte et donc caractérisées par leur fongibilité, la saisie ne peut valablement être mise en œuvre8. C’est implicitement sur cette jurisprudence que se fondaient les appelants pour contester la saisie opérée. Le créancier intimé considérait en revanche que l’épouse, qui invoquait l’article 1415 du Code civil, n’indiquait pas sous quel régime matrimonial elle était mariée « alors que le droit applicable à la saisie‑attribution dépend du régime matrimonial adopté ». Il estimait également que seul chacun des époux « dispose des éléments lui permettant d’établir l’origine du solde du compte joint de nature à réfuter le caractère saisissable des sommes du compte joint ».
La cour, retenant l’argumentation de l’intimé, confirme la décision du juge de l’exécution. Elle fait peser la charge de la preuve de l’origine des fonds déposés en compte sur le débiteur saisi et son conjoint, au double motif d’une part que l’identification des revenus de l’époux débiteur « est impossible pour la banque qui n’a pas accès aux comptes bancaires détenus par les saisis auprès d’un autre organisme financier » et d’autre part que ce sont les époux « qui ont intérêt à démontrer l’insaisissabilité des fonds alimentant le compte joint ». Selon la cour, la preuve qui incombait à chacun des époux n’est pas rapportée, ceux‑ci ne justifiant pas du régime matrimonial leur étant applicable ; les relevés bancaires fournis sans aucune explication ne permettant pas en outre de déterminer « leurs apports respectifs au compte joint ».
Une telle motivation, ainsi que les articles visés appellent commentaire.
Quant à la solution posée par la cour d’appel, déchargeant le créancier du fardeau de la preuve de l’origine des fonds déposés et saisis, elle est contraire à celle retenue par la Cour de cassation. Certes, il faut convenir, avec la cour d’appel, que la solution posée par la Cour de cassation est sévère pour le créancier : la quasi‑impossibilité de rapporter une telle preuve conduit à une insaisissabilité de fait du compte, alors que le débiteur serait, quant à lui, à même d’identifier les fonds.
Pour autant, il reste que le créancier, certes titulaire d’un droit à l’exécution, ne peut saisir un bien que si ce dernier constitue l’assiette de son droit de gage, tel que défini ici par le droit des régimes matrimoniaux. Dès lors, c’est bien au créancier de démontrer qu’il met en œuvre par saisie le droit de gage dont il dispose9. Une fois cette preuve rapportée, il appartiendrait au débiteur (ou au co‑titulaire du compte) de démontrer l’existence d’une véritable insaisissabilité.
La solution posée par la cour d’appel ne serait‑elle toutefois pas conciliable avec celle retenue par la Cour de cassation ? La clé de la conciliation ne tiendrait‑elle pas à la certitude ou non de l’application aux faits de l’espèce de l’article 1415 du Code civil ? Lorsque l’application de l’article est certaine, à savoir d’une part que le régime matrimonial des époux est connu (il s’agit de la communauté légale), et d’autre part qu’il est établi que le compte est alimenté par les revenus de chaque époux, il est alors clair que la charge de la preuve de l’origine des fonds présents sur le compte au jour de la saisie pèse sur le créancier saisissant. En revanche, à suivre la cour d’appel, il appartiendrait au débiteur, préalablement, de démontrer que le cadre d’application de l’article 1415 est rempli (jeu du régime de communauté, compte non alimenté exclusivement par les revenus de l’époux débiteur).
Concernant l’établissement du régime de communauté applicable aux époux, on peut premièrement s’étonner de ce que cette question n’ait toujours pas été élucidée en appel. Au‑delà, il nous semble ici encore, contrairement à ce que le créancier affirmait et à ce que laisse supposer la cour, que c’est au créancier qu’il appartient de se renseigner sur le régime matrimonial de son débiteur, puisqu’il en va de l’étendue de son droit de gage. Ajoutons que tout intéressé, et donc le créancier, peut aisément se procurer un tel renseignement : il lui suffit de demander à l’officier d’état civil un extrait d’acte de mariage de son débiteur. S’il y est indiqué que les époux n’ont pas procédé à un contrat de mariage, le créancier sera assuré de ce que les époux sont soumis au régime légal de communauté. Pour finir, il faut noter la relative faiblesse de l’argument du créancier affirmant que la détermination du régime matrimonial est capitale, laissant donc entendre que la solution quant à la possibilité d’engager une saisie‑attribution sur un compte joint serait différente si le régime matrimonial n’était pas la communauté mais la séparation de biens. Il faut en effet savoir que tel n’est pas le cas, puisque la Cour de cassation a pu juger que « lorsque le créancier d’un époux marié sous le régime de la séparation des biens fait pratiquer une saisie sur un compte ouvert au nom des deux époux, il lui appartient d’identifier les fonds personnels de l’époux débiteur10 ».
Concernant la preuve à rapporter de ce que le compte n’est pas alimenté que par les revenus du débiteur, elle pourrait être considérée comme un préalable au principe probatoire posé par la Cour de cassation. Cependant, si le débiteur (ou son conjoint) rapporte la preuve de l’alimentation du compte par les revenus de son conjoint, que reste‑t‑il à prouver au créancier ? Le débiteur n’aura‑t‑il pas supporté en réalité la totalité du fardeau probatoire ? C’est ce qu’il nous semble et c’est pourquoi il apparaît que la solution posée par la cour d’appel remet en question celle retenue par la Cour de cassation, sans véritable conciliation possible.
Quant aux articles visés par la cour d’appel au soutien de la solution, il s’agit de l’article 1415 du Code civil, déjà exposé, et de l’article R. 162‑9 du Code des procédures civiles d’exécution. Un tel visa conjoint peut étonner.
D’une part, la dernière disposition n’était invoquée par aucune des parties, seul l’article 1415 entrant dans le débat. D’autre part, il faut savoir que l’article R. 162‑9 vient préciser les conditions du principe posé par l’article 1414 du Code civil, qui place hors du droit de gage du créancier les gains et salaires du conjoint du débiteur du chef duquel la dette est entrée en communauté. Aux termes de l’article R 162‑9 :
Lorsqu’un compte, même joint, alimenté par les gains et salaires d’un époux commun en biens fait l’objet d’une mesure d’exécution forcée ou d’une saisie conservatoire pour le paiement ou la garantie d’une créance née du chef du conjoint, il est laissé immédiatement à la disposition de l’époux commun en biens une somme équivalant, à son choix, au montant des gains et salaires versés au cours du mois précédant la saisie ou au montant moyen mensuel des gains et salaires versés dans les douze mois précédant la saisie.
Or, la Cour de cassation refuse explicitement de faire jouer la protection de l’article R 162‑9 hors de son cadre, à savoir lorsqu’est en jeu l’article 1415 du Code civil (et non l’article 1414). Ainsi :
Le cantonnement prévu par l’article 1414, alinéa 2, du Code civil, qui protège les gains et salaires d’un époux commun en biens contre les créanciers de son conjoint, n’est pas applicable en cas de saisie, sur le fondement de l’article 1415 qui protège la communauté, d’un compte bancaire alimenté par les revenus des époux11.
Par ce double visa, la cour d’appel souhaiterait‑elle se démarquer de la position de la Haute Cour et faire application en cas d’emprunt ou cautionnement de la mise à disposition prévue par l’article R 162‑9 CPCE au profit de l’époux du débiteur, rendant possible la saisie même si le compte est alimenté par les gains et salaires de l’autre époux ? Il est vrai qu’une proposition doctrinale est en sens12, permettant d’éviter le système actuel du tout ou rien au profit d’un système médian. Toutefois, une telle interprétation de l’arrêt est loin d’être certaine, le texte, visé, n’étant pas ensuite appliqué13.
Le visa de l’article R 162‑9 du Code des procédures civiles d’exécution pourrait également être expliqué par la dualité des créances causes de la saisie. Ainsi existaient en l’espèce non seulement une créance de prêt (relevant de l’article 1415 du Code civil) mais aussi une créance au titre d’un compte débiteur (relevant du principe de l’article 1414). Si telle est l’explication, elle aurait mérité d’être mise en lumière. Et quand bien même, ne serait encore pas expliqué comment les deux protections s’articulent en cas de saisie unique pour des dettes relevant l’une de l’article 1414, l’autre de l’article 1415.
Au‑delà des solutions posées par la Cour de cassation et par la cour d’appel de Grenoble, dont aucune n’emporte la pleine adhésion, les décisions commentées montrent les difficultés suscitées par la saisie sur compte bancaire diligentée par le créancier d’un époux commun en bien, au titre d’un prêt. Le temps n’est‑il pas venu de réécrire les articles 1414 et 141514 ?