Mesure judiciaire visant à assurer l’exécution volontaire des décisions de justice, ne constituant donc pas une procédure civile d’exécution stricto sensu1, la peine privée qu’est l’astreinte se révèle particulièrement utile pour le créancier d’une obligation de faire, face à la pauvreté, en la matière, des voies d’exécution. En effet, hormis le cas très particulier de l’expulsion, la seule obligation de faire donnant lieu à saisie au profit du créancier est l’obligation de livrer ou restituer un meuble corporel (saisie‑appréhension)2.
La première affaire commentée (arrêt du 12 mars 2024) montre justement, en creux, les limites de la saisie‑appréhension et l’utilité du prononcé d’une astreinte. Ainsi, à la suite de la résolution de la vente d’un véhicule automobile d’occasion, l’ex‑vendeur, redevenu, par l’effet de la rétroactivité, propriétaire du véhicule, avait été condamné à restituer le prix de vente de 3 000 € et à faire son affaire des frais de récupération du véhicule dans le délai d’un mois après signification du jugement et sous astreinte de 50 € par jour de retard. Conçue afin de mettre le créancier, titulaire d’un droit réel ou même d’un droit personnel, en possession du bien qui lui est dû, la saisie‑appréhension s’avérait ici inadéquate : c’était le créancier qui, en possession d’un bien qui n’était plus le sien, était en droit que le débiteur l’en lui débarrasse ! Le prononcé d’une astreinte était donc pleinement opportun. L’ex‑acquéreur, créancier de l’obligation de débarrassage non exécutée, avait ensuite agi en justice devant le juge de l’exécution de Grenoble, notamment aux fins de voir liquider l’astreinte provisoire3. Le juge de l’exécution condamna l’ex‑vendeur à une somme de 8 550 € au titre de la liquidation de l’astreinte, à 800 € de dommages‑intérêts pour résistance abusive et autorisa par ailleurs l’ex‑acheteur créancier à remettre le véhicule à un épaviste. Le débiteur de la créance d’astreinte liquidée fit appel de cette décision.
Dans la seconde affaire (arrêt du 7 mai 2024), il avait été classiquement recouru à l’astreinte à propos d’une obligation de démolition d’une construction illicite, dans le cadre d’un litige de voisinage4. Des époux (appelons‑les D, comme débiteurs), propriétaires d’un terrain surplombant le terrain des voisins (appelons‑les C, comme créanciers), avaient pratiqué divers remblaiements et construit deux murs en limite séparative, afin d’effacer la pente naturelle de leur terrain et de retenir leurs terres. Ils avaient été condamnés à démolir les ouvrages et à remettre en état la pente de leur terrain. Vingt ans plus tard, les époux D, forts d’une autorisation d’urbanisme, réalisent un troisième mur. Les voisins C les assignent une nouvelle fois en démolition du mur, devant le juge des référés de Grenoble. Ce dernier, après s’être rendu sur les lieux, condamne les propriétaires surplombant à démolir le mur construit en limite de propriété, à évacuer les déblais et à rétablir la pente du sol préexistant aux constructions, sous astreinte de 100 € par jour de retard passé le 90e jour suivant la signification de l’ordonnance5. L’ordonnance est confirmée en appel. Comme il est relevé dans le présent arrêt commenté, ces trois obligations étaient assorties d’une astreinte unique. Saisi par les époux C, le juge de l’exécution de Grenoble liquide l’astreinte provisoire à 11 500 € et ordonne une mesure d’expertise sur l’obligation de rétablir la pente6. Ce sont ici les époux C, créanciers, qui font appel de l’ordonnance.
Dans les deux affaires, était en cause le régime de liquidation de l’astreinte. La cour de Grenoble, d’une part, confirme voire prolonge les acquis jurisprudentiels en la matière (1). Elle jette d’autre part d’intéressantes lumières sur l’exercice concret de la modulation de l’astreinte (2).
1. La confirmation et le prolongement des acquis jurisprudentiels en matière d’astreinte liquidée
1.2. Confirmation du cumul de l’astreinte et des dommages‑intérêts pour résistance abusive
Dans les deux arrêts, la cour énonce que « l’astreinte est indépendante de l’allocation de dommages‑intérêts. Le juge de l’exécution peut allouer des dommages et intérêts en cas de résistance abusive pour exécuter l’obligation assortie d’une astreinte ». La solution, tirée de l’article L 131‑1 du Code des procédures civiles d’exécution, est établie7. « L’astreinte sanctionne la désobéissance à une injonction du juge qui prend sa mesure dans la gravité de la faute de la partie condamnée, alors que les dommages‑intérêts réparent le préjudice causé au créancier à la hauteur du dommage subi par lui8. » La résistance abusive peut donc être vue sous l’angle de l’astreinte (le juge veut l’éviter, par le prononcé d’une astreinte ; le juge en tient compte, au moment de la liquidation, pour ne pas moduler le quantum, sauf disproportion) mais aussi sous l’angle du préjudice subi par le créancier. Ce dernier tient a minima selon la cour de Grenoble aux procédures que le créancier s’est vu contraint d’entreprendre. Il est moral (car « source de tracasseries […] et inquiétudes9 ») et matériel (source de frais). Le préjudice est ainsi évalué à 10 000 € dans la seconde affaire, en raison de la résistance particulièrement acharnée des débiteurs (pendant 25 ans) ; à 800 € dans la première affaire.
Si la distinction astreinte/dommages‑intérêts s’entend bien, elle laisse une partie de la doctrine insatisfaite. La critique
tient à ce que le bénéfice de l’astreinte, évalué en fonction de la mauvaise volonté du débiteur et dont on dit qu’elle est destinée à sanctionner une désobéissance à l’injonction d’un juge […] tombe exclusivement sans l’escarcelle du créancier ! Comment un juge n’en arriverait‑il pas à penser que le préjudice résultant de la tardiveté d’une exécution a déjà été réparé et qu’il serait anormal que, à raison d’une même faute, le créancier puisse passer deux fois au même guichet10.
Faute de modification législative du mécanisme de l’astreinte, qui reste une peine privée, l’admission d’un contrôle de proportionnalité en matière de liquidation d’astreinte11 est de nature à désamorcer quelque peu la critique.
Quoique… À ce titre, de manière plus technique et plus diffuse, il est à se demander si la notion de préjudice subi par le créancier ou tout du moins celle de trouble ne s’immisce pas désormais dans la liquidation de l’astreinte, au titre du contrôle de proportionnalité, à travers la notion d’enjeu du litige12. Le débiteur invoquait en effet que le « créancier ne justifie d’aucun préjudice du fait de la situation [de stationnement du véhicule non enlevé] ». Sans parler de préjudice ou d’absence de préjudice, la cour prend en compte l’argument, décidant que l’astreinte liquidée par le juge de l’exécution n’est pas proportionnée à l’enjeu du litige. La distinction astreinte/dommages‑intérêts n’en sort pas renforcée.
1.2. Prolongement de la jurisprudence établie quant à la charge de la preuve de l’inexécution
La liquidation de l’astreinte affectant une obligation de faire suppose l’inexécution du débiteur ou le retard pris dans l’exécution. L’affaire jugée le 12 mars 2024 posait à cet égard une question spécifique : celle de la charge de la preuve de l’inexécution de l’obligation de faire (en l’occurrence l’obligation, pour les propriétaires D, de remettre en état leur terrain tel qu’il était avant les premiers travaux engagés, soit tel qu’il était vingt ans auparavant). Demandeur à la liquidation de l’astreinte, le créancier devrait par conséquent démontrer que les conditions d’une telle liquidation sont remplies (et notamment que l’obligation de faire à laquelle a été condamné le débiteur n’a pas ou tardivement été exécutée). Il s’agirait là, cependant, de démontrer un fait négatif, ce qui s’avère toujours délicat voire impossible. C’est pourquoi la Cour de cassation a fini par retenir que c’est au débiteur qu’il incombe de prouver qu’il a exécuté l’obligation de faire13 à laquelle il a été condamné14. En l’espèce, alors que l’appel interjeté par les créanciers, voisins surplombés, visait à contester la désignation d’un expert, inutile selon l’appelant, la Cour porte à juste titre le litige sur le terrain de la charge de la preuve. L’expert désigné par le juge de l’exécution avait en effet pour mission non seulement de dire comment se présentait la pente avant le début des constructions (soit vingt ans auparavant) mais également si les époux D avaient procédé à la remise en état. Ainsi que l’énonce clairement la Cour, « ce faisant, le premier juge a délégué à un expert la charge de la preuve pesant sur les époux [D] de l’exécution de leur obligation de remise en état de la pente de leur terrain. Une mesure d’expertise ne pouvant pallier la carence d’une partie à rapporter la preuve de ses allégations, l’instauration d’une mesure d’instruction est mal fondée ». Il faut signaler que la Cour de cassation avait déjà, d’ailleurs dans une affaire similaire de condamnation sous astreinte à démolir mur et remblai, refusé à une partie (le débiteur), alors que l’instance en liquidation de l’astreinte était pendante, la possibilité de saisir le juge des référés afin qu’il ordonne une expertise, mesure d’instruction in futurum15. L’apport de l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble est cependant réel, la motivation des magistrats grenoblois étant générale et centrée sur la question de la preuve, tandis que la solution donnée par la Cour de cassation paraît liée aux conditions spécifiques des mesures d’instruction in futurum16.
Il est par ailleurs à remarquer que, dans les deux affaires présentées, les débiteurs respectifs faisaient valoir en appel les deux mêmes arguments, appuyant leur demande de diminution voire de suppression de la créance d’astreinte liquidée. C’est ici que l’apport des arrêts de la cour d’appel de Grenoble est le plus remarquable, jetant d’intéressantes lumières sur l’exercice concret de la modulation de l’astreinte provisoire.
2. L’éclairage apporté quant à l’exercice concret de la modulation de l’astreinte provisoire
Modulation fondée sur la substance explicite de l’article L 131‑4 du Code des procédures civiles d’exécution. Étaient d’abord invoquées la bonne foi des débiteurs, voire la force majeure les ayant empêché d’exécuter. La liquidation de l’astreinte provisoire laisse en effet place à l’appréciation du juge, qui n’est pas réduit à tenir le rôle d’une calculatrice, ne faisant que multiplier le montant de l’astreinte par le nombre de jours de retard. Ainsi, selon l’alinéa premier de l’article L 131‑4 du Code des procédures civiles d’exécution, rappelé par la cour, « le montant de l’astreinte provisoire est liquidé en tenant compte du comportement de celui à qui l’injonction a été adressée et des difficultés qu’il a rencontrées pour l’exécuter ». Par ailleurs, aux termes de l’alinéa trois du même article, également rappelé, « l’astreinte provisoire ou définitive est supprimée en tout ou partie s’il est établi que l’inexécution ou le retard dans l’exécution de l’injonction du juge provient, en tout ou partie, d’une cause étrangère ».
Dans la première affaire, relative à une obligation d’enlever un véhicule, l’ex‑venderesse invoquait au titre de la force majeure son ignorance des condamnations prononcées à son encontre, son mari, avec lequel elle était en procédure de divorce, ayant géré seul les procédures. S’il est reconnu par la cour que la débitrice a pu ignorer pendant un mois et demi l’obligation à laquelle elle avait été condamnée, faute d’une signification à personne de l’ordonnance du juge de l’exécution, il ressort également des faits débattus qu’elle était ensuite parfaitement au courant de la situation, sans pour autant s’exécuter. La cour exclut donc logiquement la force majeure. Dans l’autre affaire, les débiteurs reconnaissaient n’avoir exécuté leurs obligations de démolition et d’enlèvement des déblais que 15 jours après l’arrêt d’appel confirmant leur condamnation (soit 3 mois et demi après le point de départ de l’astreinte). Ils ne justifiaient par ailleurs pas de l’exécution de l’obligation de remise en état. Concernant le retard dans l’exécution, la cour décide à juste titre que « l’attente de la décision en appel, qui ne relève aucunement de la force majeure, ne saurait justifier le délai d’exécution des obligations ». En effet, si la possibilité d’une infirmation ultérieure de la décision exécutoire à titre provisoire doit inciter le créancier à la prudence quant à la mise en œuvre immédiate d’une mesure d’exécution forcée17, puisqu’il agit à ses risques et périls18, elle ne saurait légitimer l’inaction du débiteur, sauf à nier le mécanisme même de l’exécution à titre provisoire19. S’agissant de l’obligation de remise en état, totalement inexécutée, il était patent qu’aucune difficulté n’était venue entraver l’exécution : était en cause ici une véritable « résistance des époux », comme le relève la cour.
Si dans les deux affaires, la mauvaise volonté patente des débiteurs ne leur permettait raisonnablement pas d’espérer une modération de l’astreinte fondée sur la substance explicite de l’article L 131‑4 du Code des procédures civiles d’exécution, elle n’était en revanche pas de nature à mettre un obstacle à une limitation fondée sur la nécessaire proportionnalité devant exister entre le montant de l’astreinte liquidée et l’enjeu du litige.
Modulation fondée sur l’interprétation de l’article L 131-4 du Code des procédures civiles d’exécution à la lumière de l’article 1er du 1er protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. À l’invitation des débiteurs, la cour de Grenoble met en œuvre20 le raisonnement posé par la Cour de cassation dans trois arrêts du 20 janvier 202221, interprétant l’article L. 131‑4 du Code des procédures civiles d’exécution à la lumière de l’article 1er du protocole no 1, garantissant le droit au respect de ses biens. Ainsi, « le juge qui statue sur la liquidation d’une astreinte provisoire doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte qu’elle porte au droit de propriété du débiteur au regard du but légitime qu’elle poursuit22 ». Comme il a été noté23, ce nouveau contrôle de proportionnalité fleurit sur le terreau de l’article L 131‑4 du Code des procédures civiles d’exécution, qui consacrait déjà une certaine forme de contrôle de proportionnalité. Il appartient désormais au « juge saisi d’apprécier encore, de manière concrète, s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel il liquide l’astreinte et l’enjeu du litige24 ». À ce titre, il est intéressant de remarquer que, particulièrement dans le deuxième arrêt commenté, la cour lie clairement l’appréciation des éventuelles difficultés rencontrées par le débiteur et le contrôle de proportionnalité fondé sur l’article 1er du 1er protocole additionnel25, considérant ainsi qu’elles relèvent d’une même démarche, ce que l’on suit volontiers.
Dans le cadre de ce nouveau contentieux, les deux arrêts de la cour d’appel de Grenoble ont le mérite d’appréhender concrètement la notion d’« enjeu du litige », qui n’a pas été définie par la Cour de cassation. À lire cette dernière, il est certain que l’enjeu du litige n’inclut pas les « facultés financières du débiteur », qui n’ont pas à être mises dans la balance26. Il apparaît également vraisemblable que « le bénéfice attendu d’une communication des éléments sollicités27 » peut constituer l’enjeu du litige28. Peut‑on pour autant établir les contours de la notion d’enjeu du litige en généralisation la solution précédente au bénéfice attendu de la prestation à exécuter ou de l’interdiction prononcée29 ? C’est possible ; cependant rien ne l’assure. En outre, il peut être avancé en toute logique que le second terme de la comparaison à effectuer par la juge30 n’est pas nécessairement le montant de l’obligation monétaire inexécutée puisque l’astreinte est, on l’a vu, le plus souvent attachée à une obligation non monétaire : obligation de faire ou de ne pas faire. Ceci étant, lorsque l’astreinte sanctionne l’inexécution31 d’une obligation de payer une somme d’argent32, l’enjeu du litige équivaudra vraisemblablement au montant de la condamnation pécuniaire principale.
Qu’en est‑il lorsque la décision condamne le débiteur à la fois à une obligation monétaire (non assortie d’astreinte par le juge) et à une obligation de faire, assortie cette fois d’une astreinte ? C’était le cas de la première affaire commentée : à la suite de la résolution de la vente, l’ex‑vendeur avait été condamné à restituer le prix du véhicule d’occasion (3 000 €) et à enlever le véhicule resté chez l’ex‑acquéreur. L’astreinte n’étant pas attachée à l’obligation monétaire (ici de 3 000 €), la cour ne pouvait s’arrêter à ce seul élément de comparaison. Pour autant, les deux obligations étaient fortement liées et la valeur de l’obligation monétaire à exécuter représentait la valeur du bien objet de l’obligation de faire33. Un tel élément pouvait donc difficilement être occulté par la cour ; il ne l’est pas. La cour ne s’en tient cependant pas là. Alors que le créancier alléguait « se trouver en porte‑à‑faux vis‑à‑vis de la copropriété qui multiplie les réclamations pour que le véhicule soit définitivement retiré du parking », la cour estime « qu’il ne produit aucune des réclamations qu’il prétend recevoir de la copropriété ». Finalement, « au regard de ces éléments, la liquidation de l’astreinte à la somme de 8 550 € n’est pas proportionnée à l’enjeu du litige et le quantum de cette astreinte doit être ramenée à une somme de 1 000 € ». Il faut constater que l’« enjeu du litige » n’est donc ici pas éloigné du bénéfice attendu par le créancier de l’enlèvement du véhicule. Imposer au débiteur le paiement d’une somme de plus de 8 000 € au titre de l’absence d’enlèvement d’un véhicule de 3 000 € dont le stationnement gênant n’est pas démontré apparaît excessif. Le versement d’une somme de 1 000 € pourvoit suffisamment aux exigences de l’intérêt général et à la satisfaction morale du créancier de voir condamné le débiteur qui a persisté à ne pas s’exécuter malgré l’astreinte34.
Dans la deuxième affaire commentée, puisque le débiteur n’était condamné qu’à (plusieurs) obligations de faire, sanctionnées par une astreinte unique, le second élément placé dans la balance de la cour ne pouvait être de nature monétaire. Que faut‑il entendre alors par « enjeu du litige », sachant par ailleurs que les capacités financières du débiteur sont exclues ? Ici encore, il faut constater que l’enjeu du litige peut s’assimiler au bénéfice attendu de l’exécution de l’obligation de faire et en l’occurrence de l’obligation de remettre en état la pente initiale d’un terrain, gommée par un apport massif de terre à des fins de rehaussement. Selon le créancier, propriétaire surplombé, l’exécution de la remise en état était particulièrement cruciale, au regard de la « menace permanente de cette masse de terre qui peut glisser à tout moment » et « provoque[r] de graves dégâts ». Il n’en allait pas ici que de la satisfaction morale du créancier et de l’intérêt général à voir le débiteur respecter la condamnation dont il avait fait l’objet. Si le but poursuivi par l’astreinte est toujours légitime, il apparaissait ici particulièrement légitime. La proportionnalité mettant en regard le but légitime poursuivi et l’atteinte au droit de propriété, plus le but est légitime, moins critiquable est l’atteinte au droit de propriété subie par le débiteur. D’ailleurs, à jouer sur le terrain des droits fondamentaux, il n’est pas exclu que le créancier ait pu efficacement répliquer à la demande du débiteur en invoquant lui‑même la violation d’un droit fondamental35 : le droit à la vie privée et au domicile, garanti par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, son propre droit au respect de ses biens, sérieusement menacés de détérioration voire le droit à la vie et l’obligation positive de mettre en œuvre les mesures destinées à assurer la sécurité des personnes36. Ce terrain n’avait cependant pas été ici investi plus avant37. Quoiqu’il en soit, la cour de Grenoble considère « l’enjeu du litige tenant à la sécurité des personnes ». Au vu de cet enjeu crucial et de l’attitude récalcitrante des débiteurs, l’astreinte n’est pas démesurément modulée à la baisse : elle est liquidée à 50 000 €. L’importance de la somme à laquelle est condamné le débiteur au titre de l’astreinte provisoire liquidée, menace devenue réalité contraignante, sonnante et trébuchante, conduit d’ailleurs la cour à débouter le créancier de sa demande tendant au prononcé d’une astreinte définitive.
Finalement, l’absence de définition, par la Cour de cassation, de la notion d’enjeu du litige permet au juge une grande latitude dans la mise en œuvre du contrôle qu’il exerce. Lorsque le bénéfice attendu ne dépasse pas la satisfaction morale d’un retour à la licéité, d’une conformation au droit, il faut s’attendre à une modulation importante du montant de l’astreinte au regard du montant qui serait établi par simple calcul arithmétique. Pour autant, il ne nous semble pas qu’une telle modulation puisse aller jusqu’à une suppression de l’astreinte. Par ailleurs, il apparaît qu’il est de l’intérêt du créancier d’apporter dans le débat les éléments tendant à étayer in concreto la particulière importance à exécuter l’obligation assortie d’astreinte. Bien que ce soit le débiteur qui demande la limitation de l’astreinte, il n’est pas ici question de charge de la preuve ; il est question d’éclairer le juge quant à la teneur du second élément placé sur la balance, à savoir l’enjeu du litige, la pesée incombant en définitive au seul juge.
Les arrêts de la Cour de cassation avaient pu faire naître la crainte d’une érosion de l’efficacité comminatoire de l’astreinte. Sachant que, même s’il se montre récalcitrant, il peut bénéficier d’une modération de l’astreinte, afin que celle‑ci ne constitue pas « une condamnation quasi confiscatoire38 », le débiteur ne se montrera‑t‑il pas, désormais, moins enclin à s’exécuter ? L’application de cette jurisprudence par les juges du fond est‑elle de nature à conforter ces craintes ? L’étude, dans chacune des affaires commentées, du montant de l’astreinte liquidée est enrichissante. Dans la première affaire, la liquidation purement arithmétique aurait donné lieu à un quantum de 11 950 €39. Le 1er juge liquidateur l’avait ramené à 8 550 €, sans procéder toutefois au contrôle de proportionnalité. La cour d’appel, y procédant, liquide l’astreinte à hauteur de 1 000 €. La réduction de l’astreinte, principalement due au contrôle de proportionnalité, atteint donc un taux de 91,6 %. En revanche, dans la seconde affaire, alors que le quantum de l’astreinte arithmétique aurait été de 103 800 €40, il est ramené à 50 000 €, suivant un taux de réduction de 51,8 %. Le lecteur évitera de voir un lien entre la modicité de l’astreinte arithmétique et le fort taux de réduction (et inversement), une telle remarque n’ayant aucun fondement mathématique. Encore une fois, tout réside dans l’enjeu du litige, dont les contours ont pu être ébauchés plus haut. Constatant un taux de réduction toujours important voire écrasant (allant pour nos affaires de 51,8 à 91,6 %), le débiteur prendra garde quant à lui à ne pas se réjouir trop vite et à différer l’exécution. Être tenu en définitive d’une somme de 50 000 € n’a en effet rien de bien exaltant. Surtout, ce qui fait encore la force menaçante de l’astreinte, c’est, comme l’ont finement remarqué certains auteurs41, l’incertitude entourant la mise en œuvre concrète de la modulation, alors que cette dernière est acquise sur le principe. Participe de cette incertitude la notion malléable d’enjeu du litige (faut‑il donc la définir plus avant ?) ; en témoigne la variabilité constatée du taux de réduction dans deux arrêts rendus par la même chambre, pareillement composée.
On notera que la sauvegarde de l’aspect menaçant de l’astreinte par le juge était facilitée par la modalité particulière qui avait été choisie pour cette dernière, dans la deuxième affaire. En effet, les trois obligations de faire auxquelles était condamné le débiteur étaient affectées d’une astreinte unique de 100 € (et non d’une astreinte de 33,33 € qui aurait été propre à chaque obligation à exécuter). Il s’en trouvait que la base modulable était élargie, possiblement calculée par référence au nombre de jours d’inexécution le plus élevé, toute obligation confondue. En l’espèce, les obligations de démolition et d’enlèvement des déblais avaient toutes deux été exécutées avec 121 jours de retard, l’obligation de remise en état restant quant à elle inexécutée (soit 1 038 jours de retard). L’indivisibilité de l’astreinte conduisait donc à un quantum arithmétique unique de 103 800 €42, tandis que plusieurs astreintes conjointes auraient abouti en l’espèce à un quantum arithmétique total de 42 656 €43. Si le lecteur, dont on espère qu’il aime les chiffres44, se rappelle que l’astreinte, après modulation, a été liquidée dans l’affaire discutée à 50 000 €, il est à même de percevoir la permanence (avant et après liquidation) de l’intérêt comminatoire d’une astreinte indivisible45.
CQFD.
CQJDF46.