La fonction préventive de la responsabilité civile servie par la procédure de référé

DOI : 10.35562/bacage.1028

Décision de justice

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° RG 23/02345 – 05 mars 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 23/02345

Date de la décision : 05 mars 2024

Résumé

Les phénomènes d’éboulement rocheux et de glissement de terrain semblant se multiplier ces dernières années en Isère et dans les vallées alpines, le lecteur découvrira avec intérêt, à travers l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 5 mars 2024, les mesures préventives et curatives possiblement ordonnées par le juge des référés à l’encontre du propriétaire privé du terrain à l’origine du trouble. La responsabilité civile, dans sa fonction émergente de prévention des dommages, trouve dans la procédure de référé un outil particulièrement sobre et efficace, ce qu’illustre parfaitement l’arrêt commenté.

Une copropriété est située en contrebas d’une falaise rocheuse, qui appartient à une société civile immobilière. Un éboulement provenant de la falaise provoque des dégradations dans l’immeuble en copropriété (toiture, dalle, escalier extérieur). Sans que l’arrêt ne donne de précisions sur ce point, il semble bien que ce sont les parties communes de l’immeuble qui sont touchées, affectant particulièrement les lots d’un copropriétaire mais également peut‑être certaines parties privatives. En tout état de cause, le copropriétaire dont l’usage du lot se trouve affecté par les éboulements est indemnisé par une compagnie d’assurance, au titre du coût des travaux de réparation.

Ce copropriétaire et le syndicat de copropriété de l’immeuble dégradé saisissent ensuite le juge des référés, aux fins d’ordonner et de faire injonction à la société propriétaire de la falaise de réaliser sous astreinte les travaux de mise en protection et d’entretien de la falaise préconisés par l’expert préalablement désigné par le juge et estimés par devis d’une entreprise à plus de 50 000 €. Il s’agit de « purger la falaise des blocs instables, de clouter les gros blocs en haut de la falaise et de mettre en place un grillage de protection », « afin de garantir une stabilisation pérenne de la falaise et de s’assurer de la sécurité des personnes et des biens1 ».

Le juge des référés fait droit à la demande. Statuant sur l’appel de la SCI propriétaire de la falaise, la cour de Grenoble confirme l’ordonnance déférée.

La démonstration de la cour se concentre sur la notion‑clé de dommage imminent et sur l’imputabilité de ce dommage à la société propriétaire de la falaise. En l’espèce, alors que la société appelante faisait état de contestations sérieuses quant à la propriété des rochers et quant à la garde, par elle, de la falaise, la cour tient ces éléments pour inopérants. En effet, la cour rappelle qu’elle statue sur le fondement de l’alinéa premier de l’article 835 du Code de procédure civile, disposant que le juge peut « même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ». L’urgence n’est pas non plus requise.

En l’espèce le dommage imminent est bel et bien caractérisé selon la cour « en ce qu’il existe un risque d’aggravation des désordres par de nouvelles chutes de blocs, pouvant conduire à une atteinte à la sécurité des personnes et des biens ». Ce dommage est en outre imputable à la SCI propriétaire de la falaise. En effet, la force majeure, invoquée par l’appelant, n’est pas caractérisée, l’imprévisibilité de l’événement naturel faisant défaut. La cour met à ce titre en avant le risque connu d’éboulement qui affecte la zone au sein de laquelle se trouve la falaise. L’apparence, dont le juge des référés n’est que le juge2, milite ainsi en l’espèce en faveur de l’existence d’un dommage imminent imputable à la société.

L’incursion de la cour d’appel, statuant sur appel d’une ordonnance de référé, dans le pur droit civil, tel que la notion de force majeure, s’arrête ici. Rappelons que l’ordonnance de référé est en effet une décision provisoire, dans le sens où elle « ordonne simplement les mesures concrètes que le juge croit opportunes, mais sans pour autant fixer les droits des plaideurs. La valeur des mesures ordonnées en référé s’apprécie donc, non pas par rapport au fond du droit, mais par rapport à leur adéquation aux circonstances du moment3 ». Dès lors que la société apparaît bien responsable, la cour de Grenoble ne juge donc pas utile (légitimement) de choisir, parmi les fondements possibles de cette responsabilité, celui qui s’appliquerait à l’espèce.

Dans l’affaire commentée, quant au fond du droit, plusieurs fondements étaient en effet à envisager : d’une part, la responsabilité du fait des choses (Code civil, art. 1242 alinéa 1), d’autre part, la responsabilité prétorienne pour troubles de voisinage. Il faut préciser que la responsabilité du gardien d’un terrain a déjà été retenue, s’agissant de l’éboulement ou du risque d’éboulement d’une falaise, cas de la présente affaire ou d’un glissement de terrain, situation voisine4. Le trouble lié au risque d’un nouvel éboulement aurait par ailleurs certainement pu constituer un trouble de voisinage. S’il s’était agi de statuer au fond, le concours de ces deux fondements aurait été de nature à susciter une difficulté, la jurisprudence n’étant pas clairement fixée sur la possibilité, pour la victime, d’opter ou non pour l’un de ces fondements5. Un tel débat, qui n’avait pas lieu d’être en référé, est évacué par la cour, qui retient que « ce dommage est imputable à la SCI […] quel que soit le fondement retenu, celui du trouble anormal de voisinage ou celui de la responsabilité du fait des choses ».

À une telle économie juridique de moyens, propre à l’ordonnance de référé, s’ajoutent encore d’autres atouts de cette procédure : rapidité de jugement et efficacité (force exécutoire de l’ordonnance, inutilité d’engager une procédure au fond). Les mesures de mise en protection de la falaise ordonnées par le juge des référés6, dont l’ordonnance est confirmée, viennent ainsi supprimer un état de fait dont la perpétuation conduirait de nouveau à un préjudice. En s’attaquant au fait générateur de dommage, elles témoignent donc de la fonction préventive de la responsabilité civile (éviter un nouveau dommage). Faute d’une situation initiale illicite7, il ne semble pas en revanche que soit ici concernée l’autre fonction émergente de la responsabilité civile : la cessation de l’illicite (rétablir la licéité), distincte de la réparation du dommage8, dont la procédure de référé reste également le meilleur outil.

Notes

1 La cour retrace les mesures préconisées par l’expert. Retour au texte

2 Y. Strickler, « Le juge des référés, juge du provisoire », thèse, Strasbourg, 2 vol., 1993. Retour au texte

3 N. Cayrol, Référé civil, Rép. proc. civ., Dalloz, nov. 2021, act. oct. 2024, no 18. Retour au texte

4 Voir Cass. civ. 2e, 15 nov. 1984, Gaz. Pal. 1985. 1. 296, note F. Chabas, 17 mai 1995, no 93‑15.183, Bull. civ. II, no 142, Cass. civ. 2e, 26 sept. 2002, no 00-18.627, Bull. civ. II, no 198, JCP 2003. I. 154, no 34 s., obs. G. Viney, RTD civ. 2003. 100, obs. P. Jourdain) (éboulement d’une falaise ou risque d’éboulement) ; Cass. civ. 2e, 19 juin 2003, no 01‑02.950, Bull. civ. II, no 168 ; Dr. Et patr., déc. 2003. 91, obs. F. Chabas, RTD civ. 2003. 715, obs. P. Jourdain, RCA 2003. comm. 224) (glissement de terrain). Retour au texte

5 Voir R. Amaro, Trouble anormal de voisinage, Rép. Civ. Dalloz, avr. 2023, no 49‑50 et not. la portée incertaine de Cass. civ. 2e, 19 juin 2003, préc. Retour au texte

6 Sur la prise en charge assurantielle de ces travaux, voir CA Grenoble, 2e ch. civ., no°RG 23/02345, 28 mai 2024, RG no 22/00594 Retour au texte

7 Distincte toutefois de la faute civile. Retour au texte

8 Voir C. Bloch, « La cessation de l’illicite, recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle », préf. R. Bout, avant‑propos P. Le Tourneau, Nouvelle bibliothèque des thèses, vol. 71, Dalloz, 2008. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Pierre, « La fonction préventive de la responsabilité civile servie par la procédure de référé », BACAGe [En ligne], 03 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1028

Auteur

Nathalie Pierre

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
nathalie.pierre@univ-grenoble-alpes.fr

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