Les faits. Une salariée, agent de service, percevant un salaire mensuel moyen de 1 502,86 €, est placée en arrêt maladie. Elle demande alors à son employeur de lui fournir le justificatif de son adhésion au régime prévoyance incapacité temporaire. Faute de réaction, elle saisit en référé le conseil de prud’hommes de Grenoble, qui ordonne à l’employeur de délivrer le justificatif demandé, sous astreinte de 100 euros par jour de retard à compter du 15e jour de la notification de l’ordonnance. Par ailleurs, la formation de référé du conseil de prud’hommes se réserve le droit de liquider l’astreinte, conformément à l’article L 131‑3 CPCE. Ce juge condamne également l’employeur à 1 000 € de dommages‑intérêts à titre provisionnel pour le préjudice subi du fait de l’absence de versement complémentaire de la prévoyance pendant son arrêt maladie.
Par la suite, la salariée, déclarée inapte par la médecine du travail, est licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement. Elle saisit alors le conseil de prud’hommes de Grenoble notamment aux fins de voir liquider l’astreinte et de voir condamner l’employeur à lui payer des compléments de salaires au titre de la prévoyance. Le conseil de prud’hommes statuant au fond juge que l’employeur a manqué à son obligation en privant la salariée de ses indemnités de prévoyance, confirme l’ordonnance de référé et condamne l’employeur à 234,70 € au titre de l’indemnité de prévoyance complémentaire, 1 478,92 € au titre de l’indemnité de prévoyance complémentaire relais et 1 000 € au titre des dommages‑intérêts pour privation de salaire. La formation de référé s’étant réservé le droit de liquider l’astreinte, le conseil de prud’hommes se déclare incompétent pour la liquidation.
Saisie par la salariée, la formation de référé du conseil des prud’hommes liquide l’astreinte à hauteur de 27 100 €. L’employeur interjette appel, concluant au principal à la non‑liquidation de l’astreinte et à titre subsidiaire à une limitation de l’astreinte liquidée à la somme de 1 500 €.
Absence de difficultés rencontrées par le débiteur pour exécuter la condamnation. Selon l’alinéa premier de l’article L 131‑4 du Code des procédures civiles d’exécution, rappelé par la cour, « le montant de l’astreinte provisoire est liquidé en tenant compte du comportement de celui à qui l’injonction a été adressée et des difficultés qu’il a rencontrées pour l’exécuter ». Les prétendues difficultés invoquées par l’employeur appelant n’étaient guère convaincantes : alors que le jugement le condamnant, exécutoire de plein droit par provision1, lui avait été signifié, ce qu’il ne contestait pas, il reprochait à la salariée, dès lors détentrice d’un titre exécutoire efficace, non seulement de ne pas avoir attiré son attention sur le fait qu’il était tenu de délivrer le justificatif mais encore de ne pas l’avoir mis en demeure de le lui délivrer. C’était un peu fort et la cour rejette sans surprise ces moyens, écartant toute modulation.
Mise en œuvre du contrôle de proportionnalité. La chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble met ensuite en application le contrôle de proportionnalité mis au jour par la Cour de cassation dans ses arrêts du 20 janvier 2022, interprétant l’article L. 131‑4 du Code des procédures civiles d’exécution à la lumière de l’article 1er du protocole no 1, garantissant le droit au respect de ses biens2. La cour de Grenoble expose le fondement et la teneur d’un tel contrôle aux paragraphes 6 à 11 alinéa 1 de l’arrêt, qui constituent la reproduction exacte des paragraphes 6 à 11 de l’arrêt no 20‑15261 du 20 janvier 2022. Ainsi, il appartient au « juge saisi d’apprécier encore, de manière concrète, s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel il liquide l’astreinte et l’enjeu du litige3 ». La cour de Grenoble apporte ici d’intéressantes précisions, tant sur le terme mystérieux de la mise en balance qu’est l’enjeu du litige que sur le résultat attendu de cette mise en balance.
La nature de l’« enjeu du litige ». La Cour de cassation n’a pas défini la notion d’enjeu du litige, qui reste à appréhender par les juges du fond. Certains arrêts précédents de la cour d’appel de Grenoble (1re chambre) ont déjà pu contribuer à éclairer la notion4, qui semble se caractériser par sa malléabilité. Pouvant s’assimiler au bénéfice attendu de l’exécution de l’obligation à laquelle est condamné le débiteur ou, selon une formulation négative, aux risques que l’inexécution ferait courir, l’enjeu du litige est apprécié in concreto par les juges du fond. Il a déjà été reconnu implicitement que cet enjeu pouvait être de nature non financière. Ainsi, s’agissant d’une condamnation sous astreinte d’un propriétaire à remettre en état la pente de son terrain, qui surplombait celui du créancier et qui menaçait de glisser à tout moment, la cour de Grenoble a considéré « l’enjeu du litige tenant à la sécurité des personnes5 ». Le présent arrêt confirme expressément une telle analyse. En effet, dans un premier temps, la chambre sociale compare le montant purement arithmétique de l’astreinte liquidée (ici 27 100 €) aux condamnations pécuniaires de l’employeur, liées à l’absence de transmission du justificatif de couverture complémentaire (ici 2 713,62 €6, soit dix fois moins que le montant de l’astreinte). Cependant la cour ne s’arrête pas là, énonçant qu’« au demeurant, l’enjeu du lige ne s’apprécie pas uniquement au regard du préjudice financier stricto sensu mais encore du préjudice moral subi par la créancière de l’obligation ». En l’espèce, la cour constate que la salariée « est demeurée dans l’ignorance de son affiliation ou non à la prévoyance » plus de neuf mois et qu’en l’absence de versement de possibles indemnités de prévoyance, auxquelles elle aurait eu droit sans délai dans l’hypothèse, confirmée par le justificatif, d’une adhésion au régime, elle avait dû emprunter à ses proches. Rappelons en effet que la salariée touchait un modeste salaire de 1 500 euros environ par mois et que le versement des indemnités était d’autant plus crucial pour elle. Fort de cet enjeu à la fois financier mais aussi moral, l’intérêt légitime ici poursuivi par l’astreinte, mis en balance avec l’atteinte au droit de propriété du débiteur, pèse lourd et limite donc la minoration de l’astreinte.
Le résultat attendu de la mise en balance : une minoration compatible avec la fonction comminatoire de l’astreinte. Le contrôle de proportionnalité ne s’achève cependant pas ici, selon la cour de Grenoble. En effet, si la mise en balance donne lieu à une minoration de l’astreinte, les juges doivent encore vérifier qu’une telle modulation reste compatible avec la fonction comminatoire de l’astreinte. Selon les termes mêmes de la cour, « la proportionnalité entre le montant liquidé et l’enjeu du litige doit également intégrer la fonction comminatoire de l’astreinte visant à l’effectivité de la décision de justice qui l’ordonne, impliquant qu’au stade de la liquidation, il ne saurait être procédé à une minoration excessive [….] dans des conditions de nature à faire perdre au débiteur de l’obligation toute crainte objective quant aux conséquences financières en cas de carence ou de refus de sa part de s’exécuter ». En bref, si l’astreinte liquidée ne doit pas être excessive, la minoration ne doit pas l’être non plus ! Une telle limite au pouvoir modérateur du juge dans le cadre du contrôle de proportionnalité, inédite en jurisprudence à notre connaissance, est opportune et vient apaiser les craintes que certains auteurs7 — et certainement aussi les juges — avaient exprimé, à la suite des arrêts du 20 janvier 2022, quant à l’érosion de l’efficacité comminatoire de l’astreinte8. Cette limite est heureuse car elle tempère l’instrumentalisation des droits fondamentaux (le droit de propriété du débiteur, protégé par l’article 1er du 1er protocole additionnel) par des débiteurs de mauvaise volonté voire de mauvaise foi, n’ayant aucunement cherché à exécuter leur obligation.
Il faut constater que face à un enjeu du litige qu’on pourrait qualifier de fort, c’est‑à‑dire non réductible « à la satisfaction morale du créancier et de l’intérêt général à voir le débiteur respecter la condamnation dont il avait fait l’objet9 », ce qui était le cas ici, la faiblesse de la minoration auquel conduisait la réalisation du contrôle de proportionnalité est confortée, voire renforcée par la limite nouvellement posée. Au cas d’espèce, le taux de réduction de l’astreinte est de 44 % (liquidation à hauteur de 15 000 € au lieu de 27 000 €, le débiteur demandant quant à lui une limitation à 1 500 €). Une telle somme de 15 000 €, au paiement de laquelle est condamné le débiteur, montre clairement que l’astreinte provisoire n’est pas devenue une menace fantôme ! Que les débiteurs se le disent !
Il serait toutefois intéressant d’observer dans de prochaines affaires quelle peut être l’influence réelle du second facteur de limitation de la minoration (la sauvegarde de la fonction comminatoire de l’astreinte) lorsque le premier facteur n’est pas présent (cas d’un enjeu du litige faible). Quoi qu’il en soit, la limite à la minoration n’est évidemment pas bornée précisément et mathématiquement, par une fraction minimale de l’astreinte liquidée ; elle est laissée à l’appréciation du juge du fond, à qui il revient de peser (dans l’intérêt du débiteur) et de repeser (dans l’intérêt de l’institution et donc du créancier).
Cette intéressante piste, ouverte par la chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble, mériterait d’être suivie. Il conviendra donc d’observer la réaction des autres chambres de cette cour ainsi que les décisions d’autres juges du fond.