La reconnaissance des maladies professionnelles en France a connu une évolution majeure depuis plus d’un siècle. Inspirée de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, la loi du 25 octobre 1919 a introduit pour la première fois la possibilité d’indemniser les pathologies liées à l’activité professionnelle (en reconnaissant le caractère professionnel du saturnisme en cas d’intoxication au plomb), établissant ainsi un cadre juridique pour la protection des travailleurs.
L’article L. 461‑1 du CSS dispose : « Est présumée d’origine professionnelle toute maladie désignée dans un tableau de maladies professionnelles et contractée dans les conditions mentionnées dans ce tableau. » La loi instaure donc une présomption d’imputabilité au travail de la maladie mentionnée dans un tableau de maladie professionnelle.
Ainsi, lorsqu’une maladie figure dans un tableau et que les conditions requises sont remplies, elle est automatiquement reconnue comme professionnelle. Ce mécanisme permet dès lors aux assurés de bénéficier d’une indemnisation forfaitaire sans avoir à démontrer le lien de causalité entre leur pathologie et leur activité professionnelle.
Toutefois, un tel système faisait obstacle à la reconnaissance du caractère professionnel de nombreuses affections non conformes aux tableaux ou non prévues par les tableaux, alors pourtant qu’elles étaient imputables au travail.
Pour pallier cette limite, un dispositif complémentaire a été mis en place par la loi du 27 janvier 19931, en application d’une recommandation européenne de 1962.
Ce dispositif confie au Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) la mission d’apprécier, au cas par cas, la relation d’imputabilité entre la pathologie présentée et l’activité professionnelle habituelle de la victime. Cette appréciation se traduit ensuite par un avis motivé du comité, composé de praticiens. Aux termes de l’article L. 461‑1 du Code de la sécurité sociale, cet avis est déterminant puisqu’il s’impose à l’organisme de sécurité sociale, qui est alors tenu de suivre sa décision lorsqu’il statue sur la reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie hors tableau ou hors présomption.
En revanche, ce dernier ne lie pas le juge, qui reste libre de l’apprécier dans le cadre d’un contentieux. Le juge peut ainsi contrôler la légalité et la pertinence de l’avis du CRRMP, voire s’en écarter.
Dès lors, une problématique se pose : comment établir la preuve du caractère professionnel d’une maladie ne bénéficiant pas de la présomption légale ?
L’appréciation du caractère professionnel d’une maladie repose sur une procédure impliquant la collecte de documents médicaux et extra‑médicaux, ainsi que sur l’examen de leur pertinence. Au regard des cinq décisions étudiées2, il semble que l’insuffisance des éléments de preuve constitue le principal motif de rejet du caractère professionnel d’une maladie ne relevant pas de la présomption légale, visée à l’alinéa 1 de l’article L. 461‑1 du Code de la sécurité sociale.
Toutefois, lorsque des preuves sont rapportées, toutes ne semblent pas dotées de la même efficacité. En effet, si l’appréciation des pièces médicales semble prépondérante (1), le rôle des pièces extra‑médicales apparaît complémentaire (2).
1. L’appréciation prépondérante des pièces médicales
L’appréciation des pièces médicales est essentielle dans la reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie ne figurant pas dans un tableau de maladie professionnelle ou ne bénéficiant d’aucune présomption d’imputabilité. Dans ce cadre, la charge de la preuve repose sur la partie demanderesse, qui doit produire des éléments médicaux convaincants. Il convient ainsi d’examiner la production de pièces incontournables (1.1), avant d’analyser la valeur probante des pièces médicales complémentaires (1.2).
1.1. La production de pièces incontournables
La procédure d’instruction d’une maladie professionnelle débute avec la réception, par une caisse primaire d’assurance maladie, du certificat médical initial et de la déclaration de maladie professionnelle, conformément aux dispositions des articles L. 461‑1 et R. 461‑9 du Code de la sécurité sociale.
À la lecture de ces dispositions, le certificat médical initial et la déclaration de maladie professionnelle apparaissent comme étant les premiers éléments incontournables dans l’appréciation du caractère professionnel d’une maladie. En effet, lesdits documents permettent le déclenchement de la procédure.
Le certificat médical initial est tout d’abord un élément essentiel de la procédure puisqu’il a pour objet de caractériser précisément la pathologie de l’assuré. Lorsque la lésion constatée correspond à l’une des pathologies visées par la première colonne d’un tableau de maladie professionnelle, le contentieux portera principalement sur le respect du délai de prise en charge et la conformité des travaux effectués par l’assuré à ceux expressément visés par un tableau de maladie professionnelle. Le juge devra alors établir l’existence d’un lien direct entre la pathologie déclarée et l’activité professionnelle de l’assuré3.
Ainsi, le juge se contentera de vérifier, à l’aide du certificat médical initial, l’adéquation entre la pathologie constatée médicalement et celle visée par la première colonne du tableau. Il s’assurera également que les examens complémentaires, le cas échéant exigés par le tableau, ont été réalisés4.
En revanche, si la pathologie déclarée n’est visée par aucun tableau de maladie professionnelle, le certificat médical initial revêt une importance particulière puisque c’est à partir de ce premier document que le juge devra alors déterminer si un lien direct et essentiel existe entre la pathologie de l’assuré et son activité professionnelle, tout en s’appuyant sur une analyse approfondie des circonstances et des preuves fournies5.
La déclaration de maladie professionnelle fait également mention de la lésion, mais celle‑ci est renseignée par l’assuré6. Les juges vont devoir établir si la lésion dont il est fait état corrobore celle figurant sur le certificat médical initial. La déclaration de maladie professionnelle présente, en particulier, le contexte dans lequel la maladie s’est déclarée : cette déclaration reprend notamment les différents emplois occupés et la durée de période de travail réalisée. Cela va permettre aux juges de pouvoir analyser la durée d’exposition de l’assuré au risque et ainsi influencer sa décision.
De plus, la date de la maladie professionnelle est appréciée par la caisse de sécurité sociale au regard de la date de réception et de rédaction du certificat médical, comme le précise le premier alinéa de l’article L. 461‑1 du Code de la sécurité sociale. La date de première constatation médicale retenue est également déterminante quant à la reconnaissance du caractère professionnel de la maladie.
En effet, le certificat médical initial et la déclaration de maladie professionnelle permettent au juge de comprendre la chronologie des événements et de faire le lien entre la pathologie déclarée et le travail de l’assuré. De ce fait, une déclaration et un certificat médical initial tardifs peuvent influencer la décision du juge, comme l’a retenu la cour d’appel de Grenoble dans son arrêt rendu le 26 septembre 20247. En l’espèce, le certificat médical initial et la déclaration de maladie professionnelle faisaient état d’un « burn out ». L’assuré avait déjà sollicité une prise en charge de sa pathologie au titre de la législation professionnelle sur les accidents du travail, laquelle lui avait été refusée. Les juges de la cour d’appel avaient alors retenu dans leur motivation que « la date du certificat médical initial fondant la demande de reconnaissance de maladie professionnelle dans la présente affaire n’est pas certaine, et cette déclaration tardive, reçue par la caisse primaire en avril 2016, ne découle pas de l’état psychique de l’assuré, comme il le conclut, mais d’une précédente demande faite sur un autre fondement, en juillet 2015 ».
Outre le certificat médical initial et la déclaration de maladie professionnelle, les avis rendus par les CRRMP au cours de l’instruction de la maladie professionnelle menée soit par la caisse8, soit en phase judiciaire9, apparaissent comme des pièces de nature médicale essentielles pour la reconnaissance d’une maladie au titre de la législation sur les risques professionnels.
En effet, lorsqu’une maladie figure dans un des tableaux de maladie professionnelle mais ne satisfait pas toutes les conditions requises, ou lorsqu’elle n’est pas visée par un tableau et que l’assuré est décédé ou se voit attribuer un taux d’incapacité permanente supérieur ou égal à 25 %10, la caisse primaire d’assurance maladie a l’obligation de saisir un CRRMP. Celle‑ci sera par la suite liée par cet avis. Dans le cadre du contentieux visant à infirmer la décision prise préalablement par la caisse, les juges vont solliciter l’avis d’un second CRRMP11.
Toutefois, si cette obligation n’a pas été respectée par les juges de première instance, la désignation d’un second CRRMP interviendra en appel12. En pratique, les juridictions ne sollicitent généralement l’avis que de deux CRRMP13, de sorte que les juges grenoblois14 ont logiquement rejeté la demande faite par les ayants droit d’un assuré décédé de saisir un troisième CRRMP. Ces derniers estimaient que « les dispositions ne permettent pas de désigner un troisième comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, sauf à retenir l’irrégularité de l’avis donné par l’un des deux premiers leur faisant grief, ce que les intimés n’ont pas soutenu15 ». Bien que ces avis soient rendus par des praticiens16, ils ne lient pas le juge, qui conserve son pouvoir d’appréciation quant à l’existence d’un lien direct17 ou direct et essentiel18 entre la pathologie déclarée et l’activité professionnelle de la victime.
Néanmoins, ces avis jouent un rôle déterminant dans la décision du juge, qui leur accorde une attention particulière. Pour autant, il semble considérer que leur seule production par l’assuré ou l’employeur ne suffit pas à caractériser l’existence d’un lien direct ou direct et essentiel entre la pathologie et le travail habituel de l’assuré, dans le cadre d’un litige opposant l’assuré et une caisse de sécurité sociale ou dans le cadre d’un litige opposant une caisse de sécurité sociale et l’employeur, comme en témoigne l’ensemble des arrêts de cette étude19.
Ces pièces médicales indispensables semblent pourtant ne pas toujours suffire à établir un diagnostic précis ou à apporter la preuve du lien de causalité entre une pathologie et l’activité professionnelle. C’est la raison pour laquelle celles‑ci peuvent être utilement complétées par des pièces médicales complémentaires, lesquelles apportent un éclairage supplémentaire sur l’état de santé de l’assuré.
1.2. La valeur probante des pièces médicales complémentaires
D’autres pièces médicales peuvent affiner l’analyse du dossier en apportant des éléments complémentaires, qu’il s’agisse d’examens ou d’avis médicaux plus récents20 ou encore de diverses documentations médicales21. Ces dernières jouent un rôle déterminant lorsque le certificat médical initial, la déclaration de maladie professionnelle ou les avis du CRRMP ne permettent pas, à eux seuls, d’établir un diagnostic ou de déterminer l’origine d’une pathologie.
Les juges vont alors examiner les nouveaux éléments produits aux débats par les parties mais, surtout, apprécier leur pertinence pour caractériser l’origine professionnelle de la maladie. De ce fait, en complément de l’expertise individuelle réalisée par les CRRMP, les parties peuvent produire des attestations et courriers émanant du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou encore du médecin du travail, afin d’apporter des éléments supplémentaires sur le contexte de travail dans lequel est survenue la maladie de l’assuré22.
En l’espèce, l’assuré souffrant d’un syndrome anxio‑dépressif versait aux débats, à l’appui de deux avis favorables de CRRMP retenant un lien direct et essentiel entre sa pathologie et son travail, un courrier du médecin du travail faisant mention de son épuisement professionnel et de sa souffrance en raison d’une charge de travail inadaptée. Cet état était régulièrement confirmé par le médecin du travail dans le cadre de la procédure d’inaptitude et par le médecin traitant de l’assuré qui avait rédigé le certificat médical initial.
Dans un autre arrêt23, le salarié déclarant un « burn out » produisait aux débats, après deux avis défavorables de CRRMP ne retenant pas de lien direct et essentiel entre sa pathologie et son travail, une édition de son dossier médical comportant des pages manuscrites de sa production, des comptes‑rendus de visites médicales rapportant seulement ses doléances, une « EVA bien‑être au travail24 » faisant mention d’une orientation « psychiatrie » et un avis d’inaptitude sans reclassement intervenu postérieurement à la date de la maladie professionnelle. Dans cette affaire, les juges avaient retenu qu’« aucun élément objectif ne vient avérer les faits dont se prévaut M. Z [l’assuré] » en raison d’une « absence d’antécédents médicaux et de la seule concomitance entre l’apparition de la maladie et des difficultés professionnelles simplement alléguées » : ce lien n’était donc pas « objectivement et suffisamment étayé ». Il convient de souligner que, dans ces deux affaires, les assurés avaient au préalable essayé de faire reconnaître leurs pathologies au titre de la législation professionnelle sur les accidents du travail. Or, dans les deux cas, les assurés s’étaient vu opposer un refus de prise en charge par la caisse au titre de la législation professionnelle sur les accidents du travail.
Ainsi, dans ces deux décisions, les juges ont estimé que malgré la production aux débats de nouveaux éléments, le lien entre la pathologie et l’activité professionnelle de l’assuré n’était pas suffisamment étayé. Ce type de motivation met en lumière une problématique plus générale : les deux pièces incontournables dans la reconnaissance d’une maladie professionnelle — à savoir le certificat médical initial et la déclaration de maladie professionnelle — peuvent parfois suffire à établir ce lien. Toutefois, dans le cas de maladies complexes ou psychiques (comme le burn out ou les troubles anxio‑dépressifs), ces documents s’avèrent le plus souvent insuffisants. La nature même de ces pathologies rend en effet difficile la preuve d’un lien direct avec les conditions de travail. Dès lors, des pièces complémentaires deviennent essentielles pour renforcer l’argumentaire.
Ce raisonnement se retrouve également dans la procédure de reconnaissance des accidents du travail, l’assuré devant apporter la preuve de la matérialité de la lésion et de son caractère professionnel autrement que par ses propres allégations25, les juges pouvant également retenir le caractère professionnel de l’accident en présence de présomptions graves, précises et concordantes, permettant de relier la lésion au travail26. Ainsi, ce n’est pas tant la quantité des différentes pièces d’ordre médical fournies par les parties, que la valeur probante de ces éléments qui permet d’orienter le juge dans sa décision.
Dans un autre arrêt rendu par les magistrats grenoblois le 13 juin 202427, après deux avis de CRRMP n’ayant pas caractérisé le lien direct et essentiel entre le cancer du pancréas de la victime et l’exposition à des produits toxiques dans le cadre de son travail, les ayants droit de la victime décédée ont entendu contester ces avis en produisant aux débats diverses études médicales émanant d’organisations nationales et internationales en matière de santé publique. Bien que ces éléments aient été pris en compte, les magistrats ont estimé qu’ils ne permettaient d’établir qu’une simple probabilité de lien entre l’exposition professionnelle du défunt à des substances toxiques et le développement de sa pathologie, ce qui ne suffisait pas à satisfaire les exigences de preuve. En effet, il a été retenu qu’« aucun de ces deux éléments émanant d’organisations nationales et internationales en matière de santé publique ne fait de lien, même ténu, entre le cancer du pancréas et une exposition aux solvants, pesticides, fongicides, insecticides et autres produits auxquels a pu être exposé durant 11 ans et demi [C] [D], sans même de notion de durée et quantité d’exposition28 ».
Dès lors, il semblerait que, pour les magistrats, ces documents, bien qu’émanant d’organisations reconnues, n’apportaient pas d’éléments suffisamment précis sur le lien entre le cancer et l’exposition aux produits en question. De surcroît, ces analyses n’établissaient pas de lien certain, direct et essentiel entre la pathologie de l’assuré et son activité professionnelle. Par voie de conséquence, les pièces n’ont pas été jugées suffisantes pour établir le caractère professionnel de la maladie. Cela montre que la documentation scientifique générale ne saurait remplacer les analyses spécifiques de l’état de santé de la victime dans le cadre d’une procédure de reconnaissance de maladie professionnelle. Ainsi, on peut légitimement penser que les expertises individuelles réalisées par les CRRMP, plus spécifiques et adaptées au cas d’espèce, restent primordiales.
Si la production par les parties de pièces médicales semble prépondérante pour emporter la conviction des juges, d’autres pièces extra‑médicales peuvent cependant jouer un rôle complémentaire au soutien de leurs prétentions.
2. Le rôle complémentaire des pièces extra‑médicales
Bien que les éléments médicaux soient essentiels à la reconnaissance d’une maladie professionnelle, ils ne suffisent pas toujours à établir le lien entre la pathologie et l’activité professionnelle de l’assuré. Les pièces extra‑médicales peuvent alors concourir à la preuve du lien de causalité. D’une part, ces documents extra‑médicaux jouent un rôle clé dans l’analyse des conditions de travail de l’assuré (2.1). D’autre part, les parties doivent apporter des éléments supplémentaires afin de démontrer l’existence du lien de causalité entre l’activité professionnelle et la pathologie (2.2).
2.1. L’analyse des conditions de travail à travers des pièces extra‑médicales
Pour établir un lien entre une pathologie et l’activité professionnelle, les questionnaires de maladie professionnelle et le rapport de l’agent enquêteur29 de la caisse jouent un rôle clé.
En effet, ils reconstituent les conditions de travail de l’assuré et évaluent les risques auxquels il a été exposé. Les questionnaires de maladie professionnelle, respectivement renseignés par l’employeur et l’assuré, sont recueillis durant la phase d’enquête menée par la caisse de sécurité sociale dans le cadre de l’instruction de la demande de reconnaissance de maladie professionnelle30. Ces questionnaires ont pour objectif de dresser une véritable étude de poste de l’assuré31.
Ainsi, ils fournissent des informations détaillées sur les tâches effectuées quotidiennement par l’assuré, précisant le temps consacré à chacune d’entre elles et complétant les schémas des mouvements réalisés en lien avec le siège des lésions déclarées32.
Il ressort également des arrêts que la portée de ces questionnaires varie selon qu’il s’agisse d’une maladie visée dans un tableau ou d’une maladie hors tableau. Concernant une maladie figurant dans un tableau, le questionnaire revêt une finalité spécifique, indispensable pour établir la répétition des gestes lorsque la pathologie litigieuse est relative à un syndrome du canal carpien par exemple33. En effet, dans ce contexte, les juges doivent évaluer le respect des délais de prise en charge ainsi que la conformité de la liste des travaux effectués, ces questionnaires fournissant les informations les plus pertinentes pour trancher ce type de litige. En revanche, pour les pathologies psychiques hors tableau, le questionnaire a pour objectif de fournir des précisions sur l’environnement professionnel et les conditions de travail. Ainsi, les questionnaires renseignés respectivement par l’employeur et l’assuré ont vocation à éclairer les juges sur les conditions et le contexte de travail de l’assuré.
Cependant, ces questionnaires ayant simplement une portée déclarative, leur valeur probante peut être remise en cause. Il convient de souligner que ces questionnaires sont issus de l’enquête d’instruction diligentée par la caisse de sécurité sociale et menée sous le principe du contradictoire, ce qui devrait permettre aux juges d’avoir une vision globale de l’environnement de travail et des tâches accomplies par l’assuré. Cela est d’autant plus vrai lorsque, des questionnaires, il ressort des informations similaires, alors pourtant que les questionnaires émanent de deux parties qui n’ont pas d’intérêt convergent dans le processus de reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie.
De plus, il convient de s’interroger sur la portée de ces questionnaires, pris en compte une première fois par les CRRMP afin qu’ils se prononcent sur le lien entre le travail et la pathologie, et une seconde fois par le juge en phase contentieuse. Lorsque, après appréciation du certificat médical, de la déclaration de maladie professionnelle et des questionnaires d’enquêtes, les CRRMP n’ont pas retenu de lien entre le travail et la pathologie de l’assuré, on peut se demander si les juges sont plus enclins à confirmer les avis défavorables des CRRMP, en l’absence d’éléments nouveaux produits par les parties. La décision des juges s’appuie alors sur des éléments ayant déjà fait l’objet de deux évaluations par des praticiens de santé. Bien que les juges ne soient pas liés par les avis des CRRMP, cette interrogation semble légitimement se poser puisque les juges ne sont pas des professionnels de santé. On peut donc penser que c’est pour cette raison que la loi prévoit de faire appel à des praticiens pour éclairer leurs avis34. C’est bien là toute la difficulté des contentieux revêtant une dimension médicale, le juge conservant son pouvoir d’appréciation souverain des éléments qui lui sont présentés. L’étude de la jurisprudence grenobloise montre que les juges paraissent, en pratique, plus enclins à suivre les avis défavorables des CRRMP lorsque les parties ne présentent aucun élément nouveau. Bien qu’ils ne soient pas juridiquement tenus par ces avis, ils s’appuient souvent sur l’expertise médicale du comité, notamment dans des affaires complexes où eux‑mêmes ne sont pas spécialistes de santé. En l’absence de pièces complémentaires ou de faits nouveaux, il leur est difficile de contredire un avis rendu par plusieurs médecins après une double évaluation. C’est la raison pour laquelle, même s’ils conservent leur pouvoir d’appréciation, ils tendent généralement à confirmer les conclusions des CRRMP.
En outre, il convient de rappeler que, dans le cadre d’un litige opposant l’assuré à la caisse à la suite d’un refus de prise en charge, il ne suffit pas que l’assuré se contente d’argumenter que, « malgré ces deux avis défavorables, M. [V] maintient sa demande de reconnaissance du caractère professionnel de ses pathologies, arguant du fait que l’agent assermenté de la caisse primaire ne démontre pas plus que lui qu’il ne cumule pas une exposition journalière de deux heures comme le requiert le tableau 57 A. Au demeurant, M. [V] indique lui‑même que son activité étant variable, il s’avère difficile de quantifier la durée d’exposition. Il a ainsi expliqué, s’agissant de son activité principale de suivi du réseau au PC, être en contact téléphonique avec la plateforme téléphonique, se servir d’un PC radio et réaliser également des tâches sur ordinateur35 ». Se fonder uniquement sur ces arguments reviendrait en effet à inverser la charge de la preuve du lien entre sa pathologie et son activité professionnelle, celle‑ci incombant à l’assuré. C’est la raison pour laquelle les magistrats de la cour d’appel de Grenoble ont jugé à bon droit que « Ainsi M. [V] n’établit pas l’existence d’un lien direct entre ses pathologies et son activité professionnelle, clairement écarté par les CRRMP de [Localité 6] et de [Localité 7] et ce, à juste titre au vu des éléments versés aux débats. Dans ces conditions, M. [V] étant défaillant dans l’administration de la preuve qui lui incombe du caractère professionnel de ses pathologies, le refus de la CPAM de la Drôme de les prendre en charge au titre du tableau 57 A, par deux décisions du 17 juillet 2015, est justifié36 ».
Toutefois, ces pièces extra‑médicales, telles que les questionnaires de maladie professionnelle, le rapport de l’agent enquêteur de la caisse et les avis des CRRMP, ne suffisent pas toujours à établir de manière irréfutable l’origine professionnelle d’une maladie. Il est alors nécessaire que les parties apportent d’autres preuves supplémentaires pour démontrer l’existence d’un lien de causalité entre la maladie et l’activité professionnelle.
2.2. L’analyse du lien de causalité corroborée par les pièces extra‑médicales
Comme dit précédemment, l’absence d’éléments probants déterminants a souvent été relevée dans les arrêts précités, constituant un point central de la motivation des juges. En principe, les seules déclarations de l’assuré ou de l’employeur ne suffisent pas à établir la preuve du caractère professionnel de la maladie, pas plus que la simple production d’un certificat médical initial ou d’une déclaration d’accident du travail. Dès lors, il est légitime de s’interroger sur les éléments supplémentaires que les parties peuvent apporter à l’appui de leurs prétentions.
Dans les affaires examinées par la cour d’appel de Grenoble37, il a été constaté une carence dans la production de pièces justificatives. Les quelques documents fournis se sont révélés majoritairement insuffisants pour démontrer le lien entre la pathologie invoquée et l’activité professionnelle de l’assuré. C’est à ce titre que les magistrats grenoblois ont pu considérer que l’assuré était « défaillant dans l’administration de la preuve qui lui incombe du caractère professionnel de ses pathologies38 ». Cette décision s’inscrit pleinement dans le respect des principes fondamentaux du système judiciaire, notamment l’article 9 du Code de procédure civile, qui dispose que : « En procès civil, chaque partie doit prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention. »
L’arrêt rendu le 17 octobre 2024 par la chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble39 illustre bien ce principe. En l’espèce, un assuré a fourni, comme éléments à l’appui de ses prétentions en vue de la reconnaissance du caractère professionnel de son syndrome anxio‑dépressif réactionnel, les pièces suivantes : des témoignages, des échanges de mails entre le supérieur hiérarchique et d’autres membres de l’entreprise, attestant d’une charge de travail sur une large amplitude horaire (débutant tôt le matin, se prolongeant tard le soir, incluant les week‑ends), des mails d’alerte rédigés par l’assuré à destination de son responsable, signalant son épuisement professionnel, un courrier du médecin du travail mentionnant l’état d’épuisement professionnel de l’assuré ainsi que sa souffrance liée à une charge de travail inadaptée, une procédure d’inaptitude engagée en parallèle ainsi que des comptes‑rendus d’entretiens professionnels. Les juges avaient retenu que la matérialité de la pathologie de l’assuré ne pouvait être contestée. Dès lors, cet arrêt semble démontrer que l’évaluation du caractère professionnel d’une maladie repose sur l’examen non seulement des pièces médicales, mais aussi des pièces extra‑médicales. Chaque élément de preuve est apprécié au regard des autres éléments produits, de telle sorte que l’ensemble de ces éléments permet aux juges de retenir le caractère professionnel de la pathologie déclarée.
En définitive, il paraît essentiel de distinguer l’existence même de ces pièces de leur pertinence et de leur qualité probatoire. En effet, si l’absence de pièces semble entraîner inévitablement le rejet de la reconnaissance du caractère professionnel, leur seule présence ne suffit pourtant pas à satisfaire aux exigences de preuve : leur contenu et leur précision sont déterminants. À cet égard, les pièces médicales demeurent prépondérantes bien que les éléments extra‑médicaux apportent un éclairage complémentaire. Il convient dès lors d’insister sur la nécessité de fonder tout raisonnement sur des preuves tangibles : toute affirmation avancée doit être étayée par des éléments concrets et vérifiables. À défaut, établir un lien entre une pathologie et l’activité professionnelle s’avère périlleux.