L’appréciation des conditions du concubinage pour l’application de la circonstance aggravante tirée de cette qualité

DOI : 10.35562/bacage.1152

Décisions de justice

CA Grenoble, 6e ch. des appels correctionnels – N° 22/00529 – 22 novembre 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/00529

Date de la décision : 22 novembre 2022

CA Grenoble, 6e ch. des appels correctionnels – N° 23/01381 – 12 février 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/01381

Date de la décision : 12 février 2024

CA Grenoble, 6e ch. des appels correctionnels – N° 23/01144 – 21 février 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/01144

Date de la décision : 21 février 2024

CA Grenoble, 6e ch. des appels correctionnels – N° 2301130 – 21 février 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 2301130

Date de la décision : 21 février 2024

CA Grenoble, ch. des appels correctionnels – N° PGCA AUDCO 24/147 – 02 octobre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : PGCA AUDCO 24/147

Date de la décision : 02 octobre 2024

Résumé

En application de l’article 132‑80 du Code pénal, la circonstance aggravante tirée de la qualité de concubin ou d’ex‑concubin peut être retenue même en l’absence de cohabitation des individus. En revanche, le fait que la relation qu’entretenaient les parties ne soit pas strictement « monogame » s’oppose, parfois, à ce qu’elle soit qualifiée de concubinage pour l’application de cette même circonstance aggravante.

Plan

Si « le civiliste s’intéresse à la conjugalité car elle est au cœur du droit des personnes et de la famille, matière qui relève du droit civil1 », il ne faut pas penser que le pénaliste ignore ces considérations. Parce que le couple est le lieu privilégié d’une forme particulière de délinquance, le législateur a érigé la conjugalité tant comme une cause d’aggravation de certaines infractions que comme une immunité. Ainsi, il devient nécessaire de s’interroger sur l’interprétation de ces institutions au regard du droit pénal. À ce sujet, si la caractérisation d’un mariage ou d’un pacte civil de solidarité (PACS) ne pose pas de problèmes, le concubinage peut être d’une détermination moins aisée. En effet, là où le PACS et le mariage font partie de la catégorie des actes juridiques, le concubinage « relève du domaine des faits juridiques et n’est soumis à aucune exigence formelle2 ». La preuve de son existence est donc nécessairement plus difficile à rapporter.

Le droit commun du concubinage étant prévu par l’article 515‑8 du Code civil, c’est de cette définition que le juge pénal doit partir pour vérifier l’existence de ce dernier et, le cas échéant, appliquer la cause d’aggravation tirée du fait que l’auteur de l’infraction était le concubin ou l’ex‑concubin de la victime au moment des faits. Cet article dispose que « le concubinage est une union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui vivent en couple ». De cette définition, il ressort que les éléments constitutifs de cette union de fait — ceux qui lui permettent d’accéder à la vie juridique — sont une « communauté de toit et de lit3 », une condition de stabilité et une condition de continuité.

De prime abord, dans un souci de cohérence du droit et parce que la notion est empruntée au droit civil, il semble que, afin d’aggraver une infraction, le juge pénal doive caractériser l’existence d’un concubinage à l’aune de ces exigences. Néanmoins, la matière répressive poursuit des finalités différentes de celles du droit civil et celles‑ci peuvent justifier que le droit pénal adopte une conception distincte. Ainsi le législateur pénal a‑t‑il décidé de s’éloigner de la définition civile du concubinage en supprimant explicitement, par la loi no 2018‑703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, la condition de cohabitation. En effet, cette loi a ajouté à l’article 132‑80 du Code pénal la mention « y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas », consacrant ainsi « l’existence d’une conjugalité en l’absence totale de cohabitation4 ». Cette formulation, à portée générale, supprime toute condition de cohabitation entre les individus sans faire de distinction en fonction du type d’union. Le concubinage est donc concerné alors même qu’il s’agit de l’un de ses éléments constitutifs.

Devant les probables difficultés d’interprétation et de preuve qu’allait entraîner une telle réforme, il paraît pertinent de s’intéresser à la manière dont les juridictions du fond l’ont reçue et mise en œuvre. Tel est, notamment, le cas de la cour d’appel de Grenoble qui, dans certains arrêts rendus entre 2022 et 2024 a eu, à plusieurs reprises, à statuer sur l’existence de la circonstance aggravante de concubinage en l’absence de cohabitation des individus.

Avant toute chose, il convient d’apporter quelques précisions d’ordre méthodologique. Tout d’abord, cette étude ne peut prétendre à l’exhaustivité. Aussi, loin de tirer des conclusions absolues sur la jurisprudence de la cour d’appel de Grenoble à ce sujet, ce qui ne pourrait être effectué sans préjudicier aux nuances, il s’agit, à travers cet examen, de faire apparaître des ensembles et de s’interroger sur les critères qui permettent au juge de retenir ou de rejeter la circonstance aggravante de concubinage en l’absence de cohabitation entre les concubins. Ensuite, vis‑à‑vis du corpus de décision, il ne s’agit que d’arrêts dans lesquels les parties étaient en concubinage ou dans lesquels l’existence de cette circonstance aggravante était discutée, et ce, en ne tenant pas compte de la qualification pénale que le concubinage aggravait. Ainsi, dans la première espèce5, en date de novembre 2022, il était reproché à un individu d’avoir harcelé une femme avec laquelle il avait entretenu une relation pendant plus de six ans, mais sans cohabiter avec elle dans la mesure où il vivait en concubinage depuis 41 ans avec une autre femme, laquelle était également la mère de ses enfants. Dans la deuxième espèce6, en date de février 2024, un homme était prévenu du chef de harcèlement aggravé contre une femme avec laquelle il avait eu une relation sentimentale pendant six ans, étant précisé que les deux parties avaient conservé leur propre logement au cours de leur relation. Dans la troisième espèce7, un homme et une femme étaient prévenus, respectivement, des chefs de violences volontaires aggravées et de menaces de mort aggravées. Les parties entretenaient une relation depuis environ un an et avaient conservé leur domicile séparé. La quatrième espèce8 voyait une femme porter plainte pour violences volontaires contre un homme avec qui elle entretenait une relation, depuis six mois, sans cohabiter avec lui. Finalement, dans le dernier arrêt étudié, en date d’octobre 20249, un homme était poursuivi pour des faits de violences volontaires et appels téléphoniques malveillants commis à l’encontre d’une femme avec laquelle il cohabitait et partageait des relations intimes, mais à l’égard de laquelle il se disait ne pas être en concubinage car entretenant d’autres relations en même temps.

De toutes ces situations, il est possible de tirer au moins deux conclusions et de se poser une question. La première conclusion est que la cour d’appel de Grenoble semble avoir définitivement entériné l’indifférence de la cohabitation dans la qualification de concubinage. La seconde conclusion revient à constater qu’il existe une incertitude quant à la possibilité de retenir cette cause d’aggravation en présence d’un concubinage « adultérin », ce qui revient, en réalité, à dire qu’il existe une incertitude relativement à l’interprétation de la condition de stabilité du concubinage. Enfin, ces deux conclusions nous invitent à nous interroger sur la prise en compte des « unions libres » ou des « concubinages simples10 » par la matière répressive. Ainsi, il convient de constater l’indifférence de la condition de cohabitation dans la qualification du concubinage (1) et l’incertitude portant sur l’interprétation de la condition de stabilité du concubinage (2).

1. L’indifférence de la condition de cohabitation

Comme cela a été vu plus haut, la définition civile de concubinage exige une « communauté de toit et de lit11 ». Cette condition tend à imposer aux concubins le choix d’un domicile commun et une vie « intime ». En effet, « la vie commune devrait emporter en principe le choix d’un domicile commun et le plus souvent cet élément est décisif pour rapporter la preuve du concubinage12 ». Aussi, « le concubinage suppose une cohabitation entre concubins13 ». Cependant, la jurisprudence semble avoir une interprétation variable de cette condition. Ainsi, en matière civile, Mme Anne‑Marie Leroyer affirme que les juridictions du fond ne sont pas unanimes. Si, dans la plupart des situations, la cohabitation est une condition exigée pour retenir la qualification de concubinage, il semble qu’elle n’est parfois qu’un mode de preuve parmi d’autres « éléments de nature à établir la communauté de vie14 ». Et l’auteur de relever que « comme pour les époux, des raisons professionnelles peuvent justifier l’existence de domiciles distincts, mais à l’inverse des époux, l’adoption de deux domiciles peut aussi résulter, semble‑t‑il, d’un choix de vie15 ». En matière pénale, la chambre criminelle de la Cour de cassation semblait également exiger une cohabitation pour caractériser la qualité de concubins. Ainsi, dans un arrêt du 5 octobre 201016, elle avalisait le raisonnement des juges du fond qui refusaient la qualité de concubine à une femme parce qu’elle n’était pas domiciliée à la même adresse que son compagnon. Cependant, il faut se montrer prudent quant à la portée à donner à cet arrêt. En effet, il s’agit d’un arrêt non publié qui porte sur un concubinage justifiant l’action civile d’un proche de la victime, et non une circonstance justifiant l’aggravation de l’infraction, et dans lequel la Cour de cassation se contente d’affirmer que la qualification de l’union relevait de l’appréciation souveraine des juges du fond. Aussi, du point de vue pénal, la qualification semblait plutôt laissée à l’appréciation des juridictions.

Cependant, en 2018, le législateur est venu mettre fin à cette hésitation en affirmant que l’absence de cohabitation ne devait plus être prise en compte pour rejeter la qualité de concubin dont découlent certaines causes d’aggravation17.

Pour ce qui est du ressort grenoblois, à la lecture des arrêts de la cour d’appel, il est possible d’affirmer que la juridiction semble avoir complétement intégré l’indifférence de cette condition de cohabitation, peut‑être après une hésitation. En effet, dans le premier arrêt étudié, rendu le 22 novembre 202218, la chambre des appels correctionnels rejette la circonstance aggravante de concubinage au motif qu’elle ne pouvait être retenue en l’absence de vie commune puisque leur relation était extra conjugale et que le mis en cause vivait toujours avec une autre femme. Dans ce dernier, il semble bien que l’absence de cohabitation a participé à la décision de la cour de ne pas retenir la qualité de concubin. Pourtant, l’auteur des infractions entretenait avec la victime une relation depuis plus de six ans. De plus, il ressort de la motivation que la victime a affirmé vouloir porter plainte contre son « ex‑conjoint19 ». De même, l’auteur affirmait qu’ils avaient été amants et la nature sentimentale de leur relation ressortait des messages et appels que ce dernier envoyait à la victime. Ainsi, il existait indéniablement une relation sentimentale qui avait été, à tout le moins, continue. Cependant, l’absence de cohabitation semble se confondre, dans la motivation, à la circonstance que le concubinage ait été « adultérin20 ». Aussi, il semble difficile de savoir quel élément a été déterminant dans le choix de ne pas retenir la circonstance aggravante et c’est plus sûrement la combinaison de ces derniers qui a conduit à cette conclusion21.

Par la suite, les décisions semblaient reconnaître de manière plus unanime la possibilité de retenir le concubinage en l’absence de cohabitation. En effet, pour ce qui est des trois arrêts rendus en février 202422, ils ont tous, sans qu’il soit besoin de rentrer davantage dans le détail, retenu la circonstance aggravante de concubinage alors même que les deux membres du couple ne cohabitaient pas. Les juges font, donc, une parfaite application de l’article 132‑80 du Code pénal dans la mesure où celui‑ci n’exige plus la condition de cohabitation.

Pourtant, une telle modification ne tombait pas sous le sens. En effet, comme ont pu le faire remarquer certains auteurs, l’ajout de la référence « y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas » était critiquable, car elle faisait perdre sa cohérence à la notion de concubinage et à l’article 132‑80 du Code pénal23. En effet, la cohabitation est une des conditions fondamentales du concubinage pour le droit civil, notamment parce que « la vie commune à laquelle l’article 515‑8 du Code civil fait référence présente une dimension matérielle très forte24 ». Ainsi, « le concubinage suppose a minima une résidence commune et ne peut pas se concevoir en l’absence totale de cohabitation [et, de plus,] dans une telle hypothèse, il serait difficile de rapporter la preuve de l’union de fait. La cohabitation constituant l’un de ses éléments intrinsèques, le concubinage en son absence est inconcevable25 ». Cependant, il faut également reconnaître quelques vertus à cette évolution législative, bien suivie par la juridiction grenobloise. En effet, il semble que, en mettant fin à un questionnement sur la portée à donner à cette exigence de cohabitation, cette réforme permette effectivement de limiter les variations des interprétations des juridictions du fond. Or, cette limitation des divergences jurisprudentielles était l’une des finalités affichées de la loi de 201826. De plus, le concubinage étant une union de fait, il existe, en réalité, une myriade de formes de concubinages différents, variant en fonction des volontés des membres du couple. Il n’existe, donc, pas « une seule forme de concubinage, mais une irréductible diversité de concubinages27 ». Ainsi, certains auteurs distinguent‑ils les concubinages « juridiques28 » — qui respectent les conditions imposées par l’article 515‑8 du Code civil — des concubinages « simples » ou « sauvages » qui se forment spontanément en dehors de la loi29. L’abandon de la condition de cohabitation permet donc une répression qui embrasse une plus grande diversité des formes de conjugalité, ce qui était également le but de la loi de 201830.

Pour finir sur cette condition, il convient de remarquer qu’il s’agit bien d’une indifférence vis‑à‑vis de la cohabitation, puisque ce raisonnement joue dans les deux sens. Si l’absence d’une résidence commune ne fait plus obstacle à ce que la relation soit qualifiée de concubinage, l’existence de celle‑ci n’emporte pas automatiquement cette qualification, et ce, même si les individus partageaient des « moments intimes ». Tel est le cas dans l’arrêt rendu le 2 octobre 202431. Dans ce dernier arrêt, les parties vivaient dans le même appartement depuis environ six mois, partageaient le même lit — l’appartement ne faisant qu’une seule pièce — et il leur arrivait d’avoir des relations sexuelles. Il y avait donc indéniablement communauté de toit et de lit. Cependant, auditionnés, les deux protagonistes niaient avoir une relation de couple, affirmant n’avoir qu’une relation « simple et amicale32 ». En outre, ils affirmaient tous deux entretenir d’autres relations avec d’autres personnes. La cour d’appel concluait, alors, que la circonstance aggravante de concubinage ne pouvait pas être retenue dans la mesure où, même s’ils ont cohabité et vécu dans « une réelle proximité quotidienne33 », la cohabitation ne présentait pas les caractères de stabilité et de continuité exigés par la loi, « les deux intéressés n’ayant jamais donné à leur vie commune la force d’un concubinage34 ». Aussi, il est possible de conclure que la cohabitation n’est plus qu’un élément de preuve parmi tant d’autres, ne faisant plus obstacle à la qualification de cette union et insuffisante pour la caractériser seule.

Cependant, cette condition ayant un caractère éminemment matériel, elle s’attachait essentiellement à la preuve de l’existence du concubinage. Aussi, son indifférence pour la caractérisation de la circonstance aggravante pose nécessairement la question de la preuve du concubinage et de la manière dont elle est appréciée, notamment au regard de ses autres conditions. À cet égard, et à la lecture des arrêts étudiés, il convient de remarquer que ce débat se cristallise autour de la condition de stabilité de la relation.

2. L’incertitude liée à la condition de stabilité de l’union

À côté de la condition de communauté de toit et de lit, le concubinage est également conditionné par une continuité et une stabilité de la relation. La condition de continuité exige de la relation qu’elle se prolonge dans le temps sans interruption. « La continuité, c’est la régularité et la fréquence des relations35. » Des arrêts de la cour d’appel de Grenoble, il ressort que cette condition ne pose que peu de problèmes. En effet, dans tous les arrêts étudiés, les relations avaient une durée variant entre six mois36, un an37 et six ans38. Aussi, la question de la continuité de la relation ne se posait‑elle pas dans ces espèces.

Tel n’était pas le cas, en revanche, de la condition de stabilité de l’union. Celle‑ci s’entend d’une relation « unique qui se prolonge dans le temps. C’est une relation qui prohibe plusieurs relations simultanées. Cette condition permet de distinguer le concubinage des unions passagères, légères et précaires. Il peut y avoir présomption de précarité lorsque la relation est adultère39. » Et en effet, s’il n’existe en principe aucun empêchement au concubinage, contrairement au mariage et au pacs, le texte de l’article 515‑8 mentionne une union entre « deux personnes » qui vivent en couple. Or, la notion de couple s’entend d’une union entre « deux personnes et uniquement deux personnes40 ». C’est d’ailleurs cette même conception du concubinage qui gouvernait la réforme de 2018 dans la mesure où la rapporteuse utilisait les termes : « les deux membres du couple41 ». Aussi, le concubinage semble‑t‑il exiger une union exclusivement monogame.

Cette condition semble poser autrement plus de problèmes à la cour d’appel de Grenoble qui paraît osciller entre libéralisme dans l’appréciation de ce critère et rigueur juridique. En effet, une fois mis de côté les deux arrêts dans lesquels la relation n’était que purement monogame42, il ressort que l’aggravation tirée de la qualité de concubin n’était majoritairement pas retenue en présence d’une union libre ou d’un concubinage multiple. Ainsi, dans l’arrêt du 22 novembre 202243, le prévenu entretenait une relation depuis plus de 6 ans avec la victime, mais cette relation était elle‑même « polygame44 » puisqu’il vivait depuis 41 ans, en concubinage, avec une autre femme qui était, par ailleurs, la mère de ses enfants. De même, dans l’arrêt du 2 octobre 202445, c’est l’absence de stabilité qui a convaincu le juge de l’absence de concubinage, ce dernier ayant relevé, à l’occasion de la motivation, que les intéressés n’étaient pas engagés dans une relation de couple et qu’ils entretenaient respectivement des relations avec d’autres personnes. Aussi, dès lors qu’est admise l’indifférence de la condition de cohabitation, se placer sur le terrain de la stabilité de la relation permet de donner un nouvel éclairage à ces décisions. Si l’aggravation n’a pas été retenue, ce n’était pas en raison de l’absence de domicile commun, mais bien parce qu’ils entretenaient d’autres relations.

Cependant, dans l’un des arrêts étudiés, la cour d’appel retient l’aggravation de concubinage malgré l’existence de relations polygames. Ainsi, dans l’arrêt du 21 février 2024, l’homme et sa concubine entretenaient une relation depuis environ un an en ayant gardé chacun leur propre domicile. Lors de ses auditions, l’homme déclarait qu’il considérait sa compagne comme sa maîtresse et qu’il entretenait des relations avec d’autres femmes, ce qu’elle savait. Il précisait qu’ils entretenaient une relation « simplement amicale et intime tout en soutenant qu’ils étaient concubins46 ». Devant le tribunal correctionnel, la femme contestait la qualité de concubine. Cependant, il faut relever qu’elle était également prévenue du chef de menaces de mort aggravées par la circonstance qu’elles avaient été commises par la concubine de la victime. Ainsi, cette dénégation pouvait paraître de pure opportunité pour diminuer le maximum encouru, d’autant plus qu’il ressortait des faits que cette qualité était revendiquée par le prévenu. La femme s’étant désistée de son appel et l’homme ne comparaissant pas, la cour confirmait la décision de première instance, retenant la circonstance aggravante de concubinage. Elle estimait que les parties entretenaient une « relation intime régulière et continue depuis un an47 », précisant que « l’infidélité évoquée par celui‑ci n’exclu[ait] pas juridiquement cette qualité48 ». Ainsi, dans cette espèce, l’absence de stabilité de la relation n’a pas plus déterminé le rejet de la circonstance aggravante tirée du concubinage que l’absence de cohabitation.

Dans cette dernière situation, une autre interrogation apparaît alors : celle du critère déterminant pour caractériser le concubinage. Faut‑il considérer qu’il existe une relation de concubinage principale et que les autres seraient adultérines et donc insusceptibles d’être qualifiées de concubinage ? Cela pourrait également expliquer la décision de 2022, la relation en cause durant depuis plus de 6 ans, alors que l’autre concubinage durait, lui, depuis plus de 41 ans. Cependant, une telle solution aurait comme inconvénient majeur d’imposer aux parties d’apporter la preuve du concubinage principal afin de caractériser, ou d’éviter, une éventuelle aggravation de l’infraction. La distinction des qualifications en présence de polyconcubinage doit‑elle être opérée en fonction des volontés des parties ? Une telle explication permettrait d’expliquer pourquoi le concubinage n’a pas été retenu dans l’arrêt dans lequel les parties affirmaient n’avoir jamais vécu en couple malgré la présence d’une cohabitation et de relations intimes49, mais également pourquoi il a été retenu, même en présence de relations extra‑conjugales, alors que les parties se présentaient comme un couple50. Il y aurait alors une forme de volontarisme dans le concubinage qui dépendrait de la force que les parties auraient voulu donner à leur union. Une telle solution peut paraître étayée par la formule de la chambre des appels correctionnels qui énonce que « les deux intéressés n’[ont] jamais donné à leur vie commune la force d’un concubinage51 », mais est contredite par l’arrêt de 2022, dans lequel les individus se présentaient devant les enquêteurs comme un ancien couple52. Finalement, il serait également possible de se demander si le critère déterminant ne serait pas à rechercher dans une forme de publicité de l’union. Au même titre que certains droits exigent, pour reconnaître le concubinage, que ce dernier soit « notoire ». Ainsi, en matière fiscale, en matière d’incompatibilité professionnelle ou de lutte contre le blanchiment, les textes exigent un concubinage notoire53. C’était le cas du droit ancien qui exigeait, jusqu’en 1972, que le concubinage soit notoire afin d’ouvrir l’action en recherche judiciaire de paternité54. Cependant, même si cela permet de justifier les différences entre les faits dans lesquels la relation semblait être vécue exclusivement en privé55 et ceux dans lesquels elle était affichée au vu et au su des tiers56, cette explication montre ses limites devant les faits de l’arrêt de 2022 dans lequel les parties entretenaient une relation — adultérine — depuis six ans57.

On le voit, si la solution quant à l’indifférence de la condition de cohabitation ne fait aujourd’hui plus de doutes, il subsiste une incertitude sur la portée de la condition de stabilité de la relation. Il semble que cette condition conserve sa force, mais qu’elle n’est pas déterminante dans la mesure où l’existence d’autres relations n’interdit pas automatiquement la caractérisation d’un concubinage. Une telle solution est source d’insécurité juridique, en ce sens qu’il devient difficile de prévoir si l’individu s’expose à une circonstance aggravante dans toutes les situations dans lesquelles il cumule plusieurs relations. Cette incertitude n’est que la conséquence de l’abandon de la cohabitation comme critère déterminant l’existence du concubinage, et appellerait donc une clarification quant à la portée des critères restants, voire à une nouvelle définition de cette circonstance. En effet, la définition pénale de ce concept semble s’être, ainsi, quelque peu éloignée de sa définition civile, censée pourtant être le droit commun du concubinage. Néanmoins, malgré le risque inhérent à une certaine imprévisibilité, l’autonomisation de la notion pénale de concubinage semble offrir quelques avantages. En effet, en 2011, Mesdames Dominique Fenouillet et Valérie Malabat relevaient que les aggravations liées au cercle familial ne suivaient pas nécessairement les définitions du droit civil58. Elles expliquaient alors que :

Cette cacophonie de circonstances aggravantes n’est pas pour autant le signe d’une autonomie assumée du droit pénal en la matière : elle peut aussi s’expliquer par un décalage entre la valeur protégée par le droit pénal et celle protégée par le droit civil. Si le droit pénal semble en effet obéir ici à une logique propre, c’est parce qu’il se désintéresse en réalité de la famille en tant que valeur sociale et ne l’appréhende que comme une circonstance spécifique de commission d’une infraction par ailleurs sanctionnée59.

Le même raisonnement peut aisément s’appliquer au concubinage. En effet, là où la notion civile de concubinage existe pour lui appliquer un corpus de règles relatives à l’organisation des relations patrimoniales, à certaines obligations, ou au bénéfice de certains droits spéciaux60, le droit pénal le considère comme le lieu privilégié d’une forme de délinquance qui suppose une répression particulière. Le législateur a considéré que les infractions commises en raison de cette relation étaient plus graves, parce qu’elles avaient lieu entre des personnes unies par un lien d’affection et parce qu’elles prennent place dans une intimité susceptible de créer une forme d’emprise entre l’agresseur et sa victime, et de rendre plus difficile la détection de ces infractions. Les finalités différentes de ces droits peuvent conduire à adopter, certes au détriment de la cohérence d’ensemble, des définitions distinctes. L’abandon de la condition de cohabitation et une appréciation plus souple de la condition de stabilité de l’union dans la définition pénale du concubinage permettraient à la matière répressive de prendre en compte une plus large diversité de formes de conjugalités et, donc, de réprimer une plus grande typologie de violences commises au sein du couple, ce qui paraît conforme, au moins, à l’esprit de cette cause d’aggravation. Cependant, nous pouvons également regretter que cette modification ne se soit pas accompagnée d’une définition plus précise des critères permettant de retenir le concubinage. À défaut, la réforme n’a fait que substituer à l’incertitude quant à l’appréciation de la condition de cohabitation plus d’incertitude s’agissant de la portée des autres critères. Qu’en sera‑t‑il à présent des unions légères, ponctuelles ou frivoles, et sur quel critère devra‑t‑on choisir si l’infraction commise à cette occasion doit être aggravée ? En l’état actuel, la réponse semble insuffisamment prévisible, comme en témoignent les questionnements suscités par les arrêts étudiés.

Notes

1 S. Mirabail, « Conjugalité et répression », Recueil Dalloz, 2023, p. 402. Retour au texte

2 Ibid. Retour au texte

3 A.‑M. Leroyer, Droit de la famille, Thémis, Paris, PUF, 2022, n521. L’auteur précise, cependant, que cette expression n’a rien de semblable au vocable « communauté de vie » utilisé pour parler du mariage. Retour au texte

4 S. Mirabail, « Conjugalité et répression », op. cit. Retour au texte

5 CA Grenoble, 22 nov. 2022, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 22/00529. Retour au texte

6 CA Grenoble, 12 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01381. Retour au texte

7 CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01144. Retour au texte

8 CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01130. Retour au texte

9 CA Grenoble, 2 oct. 2024, ch. des appels correctionnels, no PGCA AUDCO 24/147. Retour au texte

10 Cf. infra no 11. Retour au texte

11 Expression empruntée à A.‑M. Leroyer, Droit de la famille, op. cit., no 520. Retour au texte

12 Ibid., no 521. Retour au texte

13 S. Ben Hadj Yahia, « Concubinage », Répertoire de droit civil, s.l., Dalloz, s.d., no 25. Retour au texte

14 A.‑M. Leroyer, Droit de la famille, op. cit., no 521, citant CAA Douai, 29 janv. 2009, no 08DA0450. Retour au texte

15 Ibid., citant Douai, 12 déc. 2002, no 01‑03255. Retour au texte

16 Cass. crim., 5 oct. 2010, no 10‑81.743, inédit. Retour au texte

17 Afin de ne pas nuire à la nécessaire cohérence entre le droit civil et le droit pénal, le législateur a, par la loi no 2019‑1480 du 28 déc. 2019, autorisé le juge aux affaires à prononcer des ordonnances de protection en faveur des victimes de violences commises au sein du couple « y compris lorsqu’il n’y a pas de cohabitation » en modifiant l’article 515‑9 pour y introduire cette précision. Retour au texte

18 CA Grenoble, 22 nov. 2022, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 22/00529. Retour au texte

19 Cité entre guillemets dans l’arrêt. Retour au texte

20 Ici, et dans le reste de l’article, l’utilisation du terme « adultérin » relève d’un abus de langage : il s’agit simplement d’affirmer que la relation qu’entretenaient les parties avait lieu alors que l’auteur entretenait d’autres relations. Retour au texte

21 Cf. infra no 16 et s. Retour au texte

22 CA Grenoble, 12 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01381 ; CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01144 ; CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01130. Retour au texte

23 S. Mirabail, « Conjugalité et répression », op. cit. Retour au texte

24 S. Mirabail, « Conjugalité et répression », op. cit. Retour au texte

25 Ibid. Retour au texte

26 A. Louis, Rapport no 938 sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, Paris, Assemblée nationale, Commission des lois, 2018, p. 142. Retour au texte

27 S. Ben Hadj Yahia, « Concubinage », Répertoire de droit civil, Dalloz, no 21. Retour au texte

28 S. Ben Hadj Yahia, « Concubinage », op. cit., n22. Retour au texte

29 Ibid. Retour au texte

30 A. Louis, Rapport no 938 sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, op. cit., p. 142, l’auteur faisait remarquer que, même en l’absence de cohabitation, « il peut y avoir des relations suivies et les mêmes phénomènes d’emprise et de violence que dans les couples cohabitants ». Retour au texte

31 CA Grenoble, 2 oct. 2024, ch. des appels correctionnels, no PGCA AUDCO 24/147. Retour au texte

32 Ibid. Retour au texte

33 Ibid. Retour au texte

34 Ibid. Retour au texte

35 S. Ben Hadj Yahia, « Concubinage », op. cit., n46. Retour au texte

36 CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01130 ; CA Grenoble, 2 oct. 2024, ch. des appels correctionnels, no PGCA AUDCO 24/147. Retour au texte

37 CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01144. Retour au texte

38 CA Grenoble, 22 nov. 2022, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 22/00529 ; CA Grenoble, 12 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01381. Retour au texte

39 S. Ben Hadj Yahia, « Concubinage », op. cit., n45, citant : Toulouse, 23 janv. 2001, Dr. fam. 2001, no 69, note H. Lécuyer. Retour au texte

40 Ibid., n24. Retour au texte

41 A. Louis, Rapport no 938 sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, op. cit., p. 142. Retour au texte

42 CA Grenoble, 12 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01381 ; CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01130. Retour au texte

43 CA Grenoble, 22 nov. 2022, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 22/00529. Retour au texte

44 L’utilisation du terme « polygame » relève également d’un abus de langage : il s’agit d’affirmer que la relation qu’entretenaient les parties avait lieu en parallèle d’autres relations. Retour au texte

45 CA Grenoble, 2 oct. 2024, ch. des appels correctionnels, no PGCA AUDCO 24/147. Retour au texte

46 CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01144. Retour au texte

47 Ibid. Retour au texte

48 Ibid. Retour au texte

49 CA Grenoble, 2 oct. 2024, ch. des appels correctionnels, no PGCA AUDCO 24/147. Retour au texte

50 CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01144. Retour au texte

51 CA Grenoble, 2 oct. 2024, ch. des appels correctionnels, no PGCA AUDCO 24/147. Retour au texte

52 CA Grenoble, 22 nov. 2022, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 22/00529. Retour au texte

53 A.‑M. Leroyer, Droit de la famille, op. cit., n523. Retour au texte

54 F. Terré, C. Goldie‑Genicon et D. Fenouillet, Droit civil : la famille, Précis, Paris, Dalloz, 2018, n380, étant précisé que l’exigence d’un cas d’ouverture a été supprimée par la loi du 8 janv. 1993. Retour au texte

55 CA Grenoble, 2 oct. 2024, ch. des appels correctionnels, no PGCA AUDCO 24/147. Retour au texte

56 CA Grenoble, 21 fév. 2024, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 23/01144. Retour au texte

57 CA Grenoble, 22 nov. 2022, 6e ch. des appels correctionnels, no RG 22/00529. Retour au texte

58 D. Fenouillet et V. Malabat, « Droit pénal et droit de la famille », in Droit pénal et autres branches du droit, Collection Actes & études, Paris, Cujas, 2012, n71. Retour au texte

59 Ibid. Retour au texte

60 A.‑M. Leroyer, Droit de la famille, op. cit., n533. Retour au texte

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Référence électronique

Arthur Porret, « L’appréciation des conditions du concubinage pour l’application de la circonstance aggravante tirée de cette qualité  », BACAGe [En ligne], 04 | 2025, mis en ligne le 16 juin 2025, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1152

Auteur

Arthur Porret

Doctorant en droit privé et sciences criminelles, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, Grenoble, 38000, France
arthur.porret[at]univ-grenoble-alpes.fr

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