In dubio pro reo, quand la sécurité routière se heurte à la sécurité juridique

DOI : 10.35562/bacage.768

Décision de justice

CA Grenoble, 6e ch. des appels correctionnels – N° 23/00035 – 09 mai 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/00035

Date de la décision : 09 mai 2023

Résumé

Le 9 mai 2023, la 6Chambre des appels correctionnels de Grenoble relaxait un individu prévenu du chef d’excès de vitesse et faisait la démonstration, après une interprétation conforme des textes mobilisés ou laissés à sa disposition, des limites de la répression des infractions au Code de la route.

Le vendredi 31 juillet 2020, à 13 h 40, un véhicule était flashé à 122 km/h sur une portion de route limitée à 70 km/h. Le véhicule appartenait au représentant légal d’une société. Ce dernier déclarait, le 29 décembre, que le conducteur habituel du véhicule était un des salariés de la société. Il ajoutait que ce dernier conduisait toujours le véhicule, que sa conduite posait problème et qu’il était actuellement en accident du travail en raison d’un accident de la circulation dont il était responsable. Interrogé le 4 janvier 2021, le salarié dénoncé confirmait être le conducteur habituel du véhicule, mais précisait qu’il n’était pas en mesure de confirmer que c’était bien lui qui conduisait le véhicule. En outre, il confirmait avoir déjà accidenté deux véhicules qui lui avaient été confiés par son employeur.

Le 18 juin 2021, par le biais d’une ordonnance pénale, le salarié était condamné à une peine d’amende ainsi qu’à une suspension de son permis de conduire. Le 8 juillet, le prévenu formait opposition à l’ordonnance. Il estimait qu’il ne pouvait pas être certain qu’il était effectivement le conducteur du véhicule flashé, soulignant que la photographie du radar ne montrait que l’arrière du véhicule et ne permettait pas de l’identifier. Finalement, il produisait, à l’audience, son contrat de travail, lequel mentionnait ses horaires hors heures supplémentaires, ainsi que des attestations indiquant qu’il ne travaillait pas le vendredi après‑midi. Après avoir déclaré recevable son opposition, le tribunal de police déclarait le salarié coupable des faits reprochés et le condamnait à la même peine.

La cour d’appel, rappelant le fait que les procès‑verbaux font foi jusqu’à preuve contraire, relevait que les pièces ne permettaient pas d’incriminer le salarié et que les déclarations du représentant légal de la société étaient particulièrement imprécises en plus de n’être corroborées par aucun élément objectif. Elle relaxait donc le prévenu des chefs de la prévention.

S’agissant de la relaxe, la 6chambre des appels correctionnels reconnaît au prévenu le bénéfice du doute. En effet, mis à part les énonciations du représentant légal de la société qui laissaient entendre que le prévenu conduisait dangereusement, mais sans jamais l’incriminer explicitement, il n’y avait pas d’éléments probants. La photographie du radar permettait, uniquement, de constater l’excès de vitesse sans contribuer à l’identification du conducteur et le prévenu a apporté des éléments de preuve qui étayaient le doute quant à sa présence au volant du véhicule flashé. Ainsi, il n’y avait que peu d’éléments allant dans le sens de la culpabilité. De plus, même si le procès‑verbal fait foi jusqu’à preuve contraire, il est possible de penser qu’il ne doit pas emporter automatiquement condamnation s’il ne présente aucun élément probant permettant d’identifier l’auteur. C’est, d’ailleurs, ce qu’a décidé la Cour de cassation dans un arrêt du 18 octobre 20221. Ainsi, sur le terrain de la présomption d’innocence et de son corollaire — le doute doit profiter au prévenu2 — la relaxe est parfaitement justifiée.

En revanche, une question peut se poser quant au sentiment d’impunité qui peut naître suite à ce type d’infractions, ces dernières n’étant souvent démontrées que par le procès‑verbal réalisé par le radar. C’est la volonté de lutter contre ce sentiment d’impunité qui a motivé l’adoption de l’article L. 121‑3 du Code de la route, lequel met automatiquement à la charge de la personne morale les amendes commises au volant d’un véhicule immatriculé à son nom. L’objectif était d’enjoindre le représentant légal à chercher à s’exonérer du paiement de cette amende en donnant les informations permettant d’identifier l’auteur de l’infraction. Cependant, en lieu et place de l’effet attendu, une pratique s’est développée laquelle consistait, pour les personnes morales, à payer systématiquement les amendes dues en refusant le bénéfice de l’exonération. Cette pratique permettait d’éviter la condamnation pénale du conducteur et, par là même, le retrait de points sur le permis de conduire3. Pour lutter contre cette organisation de l’impunité des conducteurs, le législateur a créé, avec la loi 2016‑1547 dite de modernisation de la justice, une obligation de dénonciation pesant sur le représentant légal de la personne morale.

L’article L. 121‑6 du Code de la route dispose, en effet, que lorsque certaines infractions sont commises au volant d’un véhicule « dont le titulaire du certificat d’immatriculation est une personne morale ou qui est détenu par une personne morale », le représentant légal de cette dernière doit dénoncer le conducteur sauf à commettre, lui-même, une infraction pénale punie d’une contravention de 4classe. En l’espèce, l’infraction commise est bien concernée par cette obligation de dénonciation. En outre, le représentant légal dispose d’une cause d’exonération. Cette dernière est limitativement prévue par l’article qui énonce qu’il doit indiquer dans un délai de quarante‑cinq jours à compter de l’envoi de l’avis de contravention, soit l’identité et l’adresse de la personne physique qui conduisait ce véhicule, soit l’existence d’un vol, d’une usurpation de plaque d’immatriculation ou d’un événement de force majeure. Encore une fois, dans l’arrêt commenté, le représentant n’a pas demandé à bénéficier de cette cause d’exonération dans les délais prévus.

Si cette obligation de dénonciation n’a pas pu justifier une condamnation du dirigeant en l’espèce, c’est en raison de la condition de détention ou d’immatriculation du véhicule. Dans les faits, le véhicule était immatriculé au nom du représentant légal de la société et non au nom de la société, la condition d’immatriculation n’était donc évidemment pas remplie. Reste la condition de détention. En effet, ce terme renvoie essentiellement à « la possession, la détention précaire, [le] pouvoir de fait exercé sur la chose d’autrui en vertu d’un titre juridique4 », mais qui peut, plus rarement, désigner « le pouvoir de fait sur une chose, le fait d’en avoir la maîtrise effective, le corpus (on parle volontiers de détention matérielle), que ce pouvoir soit exercé par le propriétaire de la chose, un possesseur ou un détenteur5 », c’est‑à‑dire, plus largement, toute personne qui a effectivement la chose entre les mains. Si la jurisprudence de la Cour de cassation n’était pas d’une grande clarté à ce sujet6, il était plus probable que ce terme soit compris en son premier sens. En effet, le second aurait conduit à étendre à l’excès la portée de cette incrimination. Toujours est-il que cette question se posait, ici, avec une certaine acuité. En effet, le véhicule, bien que n’appartenant pas à la personne morale au sens strict, était manifestement un véhicule de fonction qui servait quasi exclusivement, voire exclusivement, aux salariés de la société et qui leur avait été confié par le représentant de cette dernière. Ainsi, la situation semble correspondre à la ratio legis de l’article L. 121‑6, d’autant plus qu’il ressort des énonciations de l’arrêt la désagréable impression que les protagonistes organisent l’impunité du conducteur réel par des déclarations ambiguës et des renvois de responsabilité. Cependant, le principe d’interprétation stricte de la loi pénale imposait aux juges qu’ils fassent une interprétation restrictive du texte, laquelle se devait d’être centrée sur le premier sens du terme détention qui se comprend donc comme « détenu en vertu d’un titre juridique ». C’est, en outre, certainement le sens qu’avait déjà donné, à ce terme, la 6chambre des appels correctionnels dans un arrêt du 4 mai 2022 puisqu’elle avait condamné la personne morale prévenue sur le fondement de cette infraction en prenant le soin de préciser que le certificat d’immatriculation du véhicule était établi à son nom.

Pour conclure, la décision de la cour apparaît comme doublement justifiée, car appliquant rigoureusement les principes de la présomption d’innocence et de la légalité criminelle. Elle permet cependant de pointer une faiblesse de la lutte contre les infractions routières, la loi ratant pour partie son objectif, puisqu’il semble subsister une manière d’organiser l’impunité du conducteur comme le démontre le présent cas. Il serait théoriquement possible, dès lors que l’on considère comme légitime cette obligation de dénonciation, de remédier à cette situation soit par une énième intervention législative, soit par une appréhension autonome et audacieuse du terme détention.

Notes

1 Crim., 18 oct. 2022, o 22‑81.616. Retour au texte

2 B. Bouloc, Procédure pénale 27e éd., Dalloz, Précis, 2020, no 139. Retour au texte

3 N. Rias, Application de l’article L. 121‑6 du Code de la route aux personnes morales : quelle justification ?, Recueil Dalloz 2019, p. 1699. Retour au texte

4 G. Cornu, Vocabulaire juridique 12e éd., Puf, Quadrige, 2018, V°Détention. Retour au texte

5 Ibid. Retour au texte

6 Certains arrêts mentionnant le simple fait que le véhicule était « détenu » par la personne morale (en ce sens : crim. 11 décembre 2018, no 18‑82.628 ; crim. 17 novembre 2020, no 20‑81.241) et d’autres un véhicule « appartenant » à une personne morale (en ce sens : crim. 6 juin 2023, no 22‑87.212 ; crim. 24 janvier 2023, no 22–83.011). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Arthur Porret, « In dubio pro reo, quand la sécurité routière se heurte à la sécurité juridique », BACAGe [En ligne], 02 | 2024, mis en ligne le 17 juin 2024, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=768

Auteur

Arthur Porret

Doctorant en droit privé et sciences criminelles, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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