Infraction obstacle consacrant la théorie du dol éventuel et innovation majeure du Code pénal de 1994, le délit de mise en danger d’autrui, actuellement prévu à l’article 223‑1 du Code pénal, a fait l’objet de débats législatifs d’une particulière acuité au moment de sa création, les parlementaires ayant, notamment, insisté sur la nécessaire circonscription du champ d’application de cette nouvelle incrimination. Ainsi, pour éviter l’écueil que la qualification ne conduise à une répression injustifiée, le choix a été fait de limiter la caractérisation de l’infraction non à un simple comportement de nature à créer un risque grave pour les personnes, mais bien à celui d’un comportement qui devait s’analyser en la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposé par la loi ou le règlement. Composante à part entière de l’élément matériel qui supposait déjà une première restriction efficace à l’emploi excessif de la qualification, la chambre criminelle, dès les premières décisions en la matière, a fait de cette condition une interprétation stricte qui a conduit à limiter plus encore l’étendue des situations susceptibles d’être couvertes par l’incrimination. En effet, insistant sur la terminologie du mot « particulier », elle a considéré que la mise en danger ne devait pouvoir être retenue qu’autant que le texte prévoyant l’attitude circonstanciée de l’agent devait être précis, distinguant de facto les prescriptions générales des injonctions singulières et rejetant ainsi, toute responsabilité pénale pour les premières1. C’est à propos de l’appréciation de ce caractère particulier de l’obligation violée qu’il nous faut étudier la décision rendue par la 6e chambre des appels correctionnels de Grenoble le 23 mars 2023.
En l’espèce, alors qu’un individu se rend avec son véhicule sur le parking d’une enseigne de supermarché, un autre individu se gare, juste à côté de lui, et dévisse les boulons de la roue avant gauche au moyen d’une clef en croix, pendant que le premier fait ses courses. Reprenant le volant sans vérifier son véhicule, ce dernier se bloque au bout de quelques mètres sans accident. L’enquête permettra d’identifier le prévenu comme un individu avec qui la victime avait eu un différend commercial dans le passé, lequel reconnaîtra les faits en garde à vue.
Au premier coup d’œil, la qualification de mise en danger semble incohérente du point de vue de la violation particulière d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité puisque, a priori, il apparaît incongru de penser qu’il existe un texte spécifique qui prescrirait à tout individu « de ne pas retirer les boulons des roues d’un véhicule avant que celui‑ci ne soit mis en marche », quand bien même le Code de la route recèle d’obligations originales dans ses entrailles et que la chambre criminelle a souvent pu considérer que les prescriptions, parfois générales, du Code de la route constituaient des obligations particulières de prudence ou de sécurité dans la caractérisation du délit de mise en danger2. Il aurait alors été possible de penser que l’obligation générale portée par l’article R. 412‑6 II du Code de la route qui prescrit l’obligation pour tout conducteur de se tenir en état d’effectuer toute manœuvre lui incombant aurait pu servir de fondement puisque, ne vérifiant pas son véhicule avant de démarrer, le conducteur se serait ainsi placé dans l’impossibilité de respecter cette prescription et aurait donc, par négligence, mis en danger les autres usagers de la route. Néanmoins, ce n’est pas le conducteur qui était recherché comme l’auteur de la mise en danger dans la présente affaire, bien au contraire il en était avant tout la première victime. Rechercher ainsi la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité dans le Code de la route pour retenir l’infraction prévue à l’article 223‑1 du Code pénal s’agissant du prévenu revenait donc nécessairement à condamner dans un même temps le conducteur, par un montage quelque peu troublant du point de vue de la matérialité des faits, puisqu’il aurait fallu considérer que le premier était responsable de la mise en danger par négligence pendant que le second était complice de l’infraction par aide ou assistance en ayant déboulonné la roue avant gauche3.
Inadmissible du point de vue de la répression, cette solution aurait été d’autant plus inappropriée d’un point de vue strictement factuel dès lors que par son comportement, le prévenu n’a pas simplement « aidé » à la réalisation du risque, il en est le créateur à part entière, puisque sans intervention de sa part, le délit n’aurait tout simplement pas existé. Une telle solution supposait enfin de considérer une forme de connivence dans la mise en danger entre les deux protagonistes, ce qui là encore n’est pas en adéquation avec la réalité. On comprend donc pourquoi elle n’a pas séduit la 6e chambre des appels correctionnels, qui semble tout simplement avoir fait volontairement l’impasse sur l’obligation particulière violée. Si l’on peut alors penser que c’est la finalité répressive qui a motivé l’absence de cette démonstration, il ne faut pas trop rapidement conclure en ce sens. En effet, si le champ d’application de l’article 223‑1 du Code pénal a été limité initialement à dessein par le législateur à travers cette exigence, la chambre criminelle a, récemment, infléchi celle‑ci, en se référant davantage au risque concret généré par le comportement de nature à caractériser la mise en danger, quasiment au sens d’une lecture in abstracto4. Il importerait peu (ou moins) alors que l’obligation ne trouve pas son fondement dans un texte spécial tant que l’acte litigieux est objectivement de nature à créer un danger pour les personnes, l’agent n’ayant pu l’ignorer, en toute bonne foi, au moment où il l’accomplit5.
Or, ce raisonnement trouble par sa proximité avec la démonstration de la traditionnelle faute caractérisée qu’exige l’article 121‑3 du Code pénal à propos de l’auteur indirect, au point qu’il convient de se demander si la lecture du délit de mise en danger n’est pas en train de s’assouplir de façon à ce que l’infraction soit caractérisée chaque fois qu’un individu crée un risque pour les personnes que « toute personne normalement diligente, raisonnable et avisée placée dans les mêmes circonstances ne pouvait ignorer ». C’est visiblement en ce sens que semble se positionner, ici, la 6e chambre des appels correctionnels en faisant l’économie de la démonstration de l’obligation particulière de prudence ou de sécurité. Si l’on peut lui reprocher une souplesse plus grande encore que celle prise par la chambre criminelle à cet égard, il convient néanmoins de lui reconnaître tout dans un même temps une certaine audace, qui trouve, ici, justesse d’un point de vue répressif. Il ne semble pas, en effet, qu’une autre qualification pénale aurait été plus adaptée, voire proportionnée à la gravité des faits, hypothèse dont nous allons faire la démonstration maintenant.
A priori, le raisonnement qui semblait le plus logique à adopter du point de vue de la matérialité des faits, s’attachait à considérer le déboulonnage comme un acte de vandalisme sur un bien appartenant à autrui, donc une qualification de dégradation ou détérioration au sens de l’article 322‑1 du Code pénal. Puni plus sévèrement que le délit de mise en danger, cette option apparaissait séduisante. Néanmoins, on remarquera là toute la rigueur des magistrats grenoblois dans le choix de la qualification pénale, puisque, si une telle dégradation était incontestable en l’espèce, la circonstance qu’il n’en ait résulté aucun dommage pour les personnes était de nature à la rétrograder en simple contravention6. Ainsi, le comportement du prévenu n’aurait été passible que de la simple contravention de 5e classe de l’article R. 635‑1 du Code pénal, malgré le fait que son acte de vandalisme eut pu créer un véritable danger pour le conducteur et tous les autres usagers de la route. On ne peut alors qu’approuver le choix de la 6e chambre des appels correctionnels de ne pas avoir retenu cette qualification, malgré une jurisprudence pourtant bien installée en matière de sabotage de véhicule7, où même les professionnels négligents qui manquent à leur obligation de résultat contractuelle ne relèvent pas nécessairement de la mise en danger, cette dernière ne constituant pas une obligation particulière de prudence ou de sécurité8. Il aurait toutefois pu être intéressant de considérer le cumul des qualifications de dégradation volontaire n’ayant occasionné qu’un dommage léger et de mise en danger d’autrui en décomposant l’action du prévenu dans le temps. Si le juge grenoblois semble se placer en conformité avec la jurisprudence en refusant de retenir un tel cumul en l’espèce9, on peut objecter que l’exclusivité des qualifications a toujours été motivée par leur incompatibilité manifeste10. Or, en l’espèce, le déboulonnage de la roue de la victime, bien que ne créant qu’un dommage léger, était parfaitement de nature à créer un danger pour les personnes, les qualifications n’apparaissaient donc pas incompatibles.
Hors l’hypothèse d’un cumul avec la contravention prévue à l’article précité qui aurait été légitime, d’autres chefs d’infraction étaient pertinents à interroger, mais il faudra là encore souligner la pertinence de la juridiction grenobloise de ne pas les avoir retenus d’un point de vue strictement répressif, tant les qualifications pénales apparaissaient mal‑fondées que les peines encourues disproportionnées par rapport à la gravité des faits. Il en est ainsi, d’une part de la dégradation d’un bien appartenant à autrui par un moyen dangereux pour la sécurité des personnes11, d’autre part de la tentative d’homicide volontaire12. Plus évidente à rejeter, la tentative d’homicide se trouvait matériellement consommée ici par l’acte de sabotage, l’infraction n’ayant trouvé à se réaliser qu’en raison du blocage du véhicule quelques mètres après avoir démarré. Il est vrai que le prévenu ne pouvait nier avoir voulu faire courir un danger à la victime dès lors que le véhicule était en capacité de rouler et qu’un accident aurait tout à fait pu survenir. Toute la subtilité se manifestait néanmoins du point de vue du résultat recherché par le sabotage. C’est là encore que l’on peut saluer le choix de la qualification de mise en danger par les magistrats grenoblois, puisqu’il ne fait aucun doute que si le prévenu a voulu nuire, il n’a pas nécessairement souhaité la mort de son ex‑client. C’est donc du point de vue de l’animus necandi, élément indispensable à la caractérisation de l’homicide volontaire13, que la décision de la 6e chambre des appels correctionnels trouve à nouveau toute sa justesse.
Plus convaincante encore aura été l’éviction de l’article 322‑6 du Code pénal, même si la jurisprudence semblait encline à considérer l’infraction réalisée du seul point de vue de l’intention, pour ne pas exiger la conscience du risque créé par le prévenu14. Il ressort effectivement de la ratio legis de cette incrimination que le moyen dangereux pour les personnes doit être en causalité directe avec le risque de blessures causé à autrui15, à savoir que l’utilisation du moyen crée lui‑même le risque pour la sécurité des personnes. Or, l’emploi de la clef en croix pour déboulonner la roue n’a jamais créé le moindre danger pour autrui, ce n’est que, dans un second temps, par le biais du véhicule saboté, qu’un tel risque trouvait à se manifester. On ne pourra donc que s’incliner devant le choix de la 6e chambre des appels correctionnels d’avoir retenu la qualification de mise en danger d’autrui qui se trouvait être, en l’espèce, la plus judicieuse au sein de l’arsenal répressif, et inviter le législateur à se demander si une infraction autonome ne mériterait pas son attention en matière de sabotage de véhicule.