Cogitationis poenam nemo patitur1, cet adage latin fait partie intégrante du droit pénal français, il suppose que la pensée criminelle ne peut nullement être réprimée pénalement. Pour être punissable, cette pensée doit se manifester par un élément extérieur. Concrètement l’infraction suppose la réunion d’un élément légal, matériel et intentionnel, à défaut de quoi nul ne peut être poursuivi. Nonobstant l’évidence de ce principe, les juridictions semblent parvenir à le contourner comme l’illustre la décision en date du 6 avril 2023 rendue par la cour d’appel de Grenoble.
Dans cette affaire, deux individus sont mis en cause, Monsieur X qui a été poursuivi en tant qu’auteur d’un vol, ainsi que sa comparse Madame Y, sa complice. En l’espèce, le 15 mars 2019, Madame Y a eu l’idée de se rendre dans un supermarché avec son ami afin de dérober des marchandises. Poussés par cette ferme intention, ces deux individus ont mis en marche le plan. Une fois à l’intérieur, ils ont alors rempli un caddie des articles qu’ils souhaitaient voler. Madame Y l’a ensuite déplacé au niveau des caisses et les a franchies sans payer les articles présents dans ce caddie. Suite à cela, Monsieur X l’a rejointe et ils ont quitté ensemble l’établissement avant de se faire intercepter par des agents de sécurité. Aucun d’entre eux n’a nié avoir eu l’intention de soustraire ces biens, néanmoins, Monsieur X avance qu’il « n’a pas sorti lui‑même le caddie rempli de marchandises dérobées ». Madame Y quant à elle, avoue sa participation à l’infraction et reconnaît avoir « tiré le caddie derrière les caisses » contenant des marchandises qui « lui étaient destinées à elle seule ». Les juridictions de céans ont eu la lourde tâche de déterminer le rôle de chacun dans cette entreprise criminelle, et toutes deux s’accordent à dire que Monsieur X est l’auteur principal de cette infraction de vol, aidé par Madame Y, sa complice. Elles retiennent par ailleurs la circonstance aggravante de la commission en réunion, telle qu’énoncée à l’article 311‑4.1e du Code pénal.
Loin du raisonnement juridique habituel, cette décision interroge et surprend à bien des égards… L’intention de s’emparer de la chose d’autrui suffit‑elle à caractériser l’infraction de vol ? Est‑il permis de qualifier d’auteur celui qui ne commet pas l’élément matériel de l’infraction ? Visiblement, la cour d’appel peut le concevoir puisqu’elle a condamné cet individu qui n’a nullement commis l’acte matériel du vol défini à l’article 311‑1 du Code pénal, à savoir la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui.
Le vol suppose qu’une chose soit enlevée à autrui, contre son gré. En ce sens, l’agent usurpe la possession et détient la chose frauduleusement. Cette infraction nécessite une appréhension de la chose ainsi qu’un enlèvement qui consomme l’acte matériel incriminé2. S’agissant du vol commis dans un supermarché, il est opportun de préciser qu’il n’est constitué que lorsque le consommateur franchit les caisses sans avoir payé. Effectivement, avant le règlement, il ne dispose que de la simple possession matérielle et n’est nullement le propriétaire.
Dans cette espèce, les faits démontrent que Monsieur X n’a jamais franchi les caisses avec les produits litigieux. Il a simplement rempli le caddie de marchandises, en commettant l’erreur d’avoir eu l’intention de les dérober. Or en droit français, la pensée n’est pas pénalement réprimée ! Ainsi son comportement, analysé isolément ne constitue guère un acte infractionnel. En ce sens, cela signifie que l’infraction de vol n’est pas caractérisée à son encontre, entraînant ainsi la disparition du fait principal punissable qui conditionne l’existence de la complicité. Suivant cette interprétation, Madame Y ne peut pas être poursuivie en tant que complice puisqu’il n’est pas possible d’emprunter la criminalité d’un fait si celle-ci n’existe pas. L’application ad litteram de l’article 311‑1 du Code pénal conduirait nécessairement à cet effet, puisqu’il est démontré que Monsieur X n’a pas réalisé l’élément matériel requis.
Le constat est sans équivoque : la cour d’appel a fait prévaloir l’élément intentionnel sur l’élément matériel en faisant le choix de poursuivre Monsieur X comme auteur du vol.
Manifestement, cette décision prête à discussion et invite à réfléchir sur d’autres solutions qu’aurait pu envisager la cour. Elle aurait pu légitimement s’interroger sur la notion de coaction au regard des faits de l’espèce. Cette notion caractérise la situation dans laquelle différents individus agissent de concert pour réaliser un même dessein criminel. Cela implique que chaque coauteur apporte sa contribution à la réalisation de l’infraction. De prime abord, la coaction paraît simple à distinguer de la complicité, toutefois lorsqu’il s’agit des actes de complicité commis concomitamment avec la consommation de l'infraction, le risque de confusion émerge3. Effectivement, la frontière entre ces deux notions semble poreuse puisque la Cour de cassation elle‑même a pu qualifier un complice de coauteur en estimant que « celui qui assiste l'auteur dans les faits de consommation coopère nécessairement à la perpétration de l'infraction en qualité de coauteur4 ». Autrement dit, la jurisprudence assimile le complice au coauteur malgré le fait qu’il n’ait pas commis l’acte matériel de l’infraction. Il suffit qu’il ait eu l’intention d’y contribuer effectivement et personnellement. La cour d’appel de Grenoble aurait pu s’aligner sur cette idée et considérer que les protagonistes ont agi de concert pour ce vol à l’étalage. Toutefois, cette solution serait apparue très critiquable d’un point de vue juridique puisque l’auteur ne devrait s’entendre que de celui qui commet tous les éléments constitutifs de l’infraction.
Précisément, Monsieur X a uniquement soutenu l’idée initiale de son amie, à savoir le vol des marchandises. Les faits ont permis de démontrer que Madame Y a eu un rôle prépondérant dans cette affaire, c’est elle qui amorce l’idée de commettre le vol, elle donne les instructions, remplit le caddie avec l’aide de son ami, le place au niveau des caisses et franchit la ligne sans procéder au paiement. Elle a précisé, par ailleurs, que ces marchandises lui étaient destinées à elle seule.
Face à cette description des faits, il conviendrait ainsi de juger Monsieur X en tant que complice par aide ou assistance5 et Madame Y comme auteur de l’infraction6, puisque ses agissements caractérisent un fait principal punissable, impératif à la constitution de la complicité. Cette solution permettrait de se conformer aux faits de l’espèce et d’identifier le rôle de chacun des participants en suivant le droit à la lettre.
Le raisonnement retenu par la cour d’appel interroge et témoigne de la difficile distinction des notions de complicité et de coaction, qui en pratique, s’entremêlent et peuvent conduire à des amalgames. Face à ce constat, une question demeure en suspend : pour quelles raisons Monsieur X a‑t‑il été condamné en tant qu’auteur de cette machination pensée et matériellement réalisée par sa comparse, Madame Y ? Il est probable que son casier judiciaire bien fourni puisse expliquer cette surprenante décision.