Rares sont ceux qui soutiendront que le fait justificatif de légitime défense, prévu par le célèbre article 122-5 du Code pénal, est simple à établir lorsqu’il est invoqué devant les juridictions pénales. En effet, l’analyse de la chambre criminelle de la Cour de cassation montre qu’elle retient une interprétation particulièrement stricte des conditions de l’état de légitime défense, ce qui est le cas tant pour la nature de l’agression1, qu’en ce qui concerne les formes de la riposte2. Si la solution retenue dans la décision rendue par la 6e chambre des appels correctionnels le 5 janvier 2022 tend à montrer que la Cour d’appel de Grenoble semble s’inscrire pleinement dans cette ligne jurisprudentielle à première vue, une analyse plus approfondie de cette décision montre en réalité que les magistrats grenoblois se livrent en l’espèce à une interprétation plus strictes encore de l’état de légitime défense que ne le fait la chambre criminelle de la Cour de cassation. L’arrêt rapporté est d’autant plus intéressant que la 6e chambre des appels correctionnels se prononce sur un cas très particulier de légitime défense : celui de la légitime défense putative.
En l’espèce, un individu qui venait d’éviter un accident de la circulation avec un motard transportant son fils est agressé verbalement et physiquement par les deux personnes qui se trouvaient sur la moto. Après avoir repoussé le premier agresseur, l’individu a porté un coup‚ en premier‚ au second agresseur qui avançait vers lui poings serrés‚ ce qui pouvait donc lui faire craindre une agression physique de la part de ce dernier, ce d’autant qu’avant la première agression qu’il venait juste de repousser, ce même individu avait tenu des propos qui témoignaient de sa volonté d’en découdre. Mais‚ parce que ce comportement n’a pas été corroboré par des menaces ou des paroles insultantes, la 6e chambre des appels correctionnels considère qu’il ne pouvait laisser penser au prévenu qu’il allait être victime d’une agression, de sorte que l’état de riposte n’est pas justifié.
On le sait, l’état de légitime défense ne peut être retenu qu’autant que l’atteinte portée à autrui ou à ses biens est actuelle et réelle, à savoir qu’il est certain qu’elle va se produire, l’individu n’ayant pu riposter par erreur. Toutefois, la chambre criminelle de la Cour de cassation admet de longue date un tempérament efficace en reconnaissant le principe de l’agression dite vraisemblable ou putative. Elle a ainsi affirmé qu’« est en état de légitime défense celui qui a pu légitimement penser être l’objet d’une attaque »3. Cette solution jurisprudentielle permet donc de retenir l’état de légitime défense lorsque les circonstances de l’espèce permettent de caractériser le fait que l’individu qui « s’est défendu » pouvait raisonnablement penser qu’il allait être victime d’une agression, cette circonstance ne faisant pas obstacle à ce que soit retenu l’état de légitime défense quand bien il serait le premier à avoir porté un coup4. Pour apprécier le caractère vraisemblable de l’agression, la chambre criminelle retient qu’un nombre suffisant d’éléments de fait doit corroborer l’idée d’une agression faisant courir un péril imminent à l’agent5, la simple crainte d’une attaque ne pouvant à elle-seule justifier la légitime défense6 mais le comportement agressif d’un individu, attesté par témoins, pouvant raisonnablement laisser croire à l’agent qu’il était en situation de danger7. La chambre criminelle distingue donc clairement entre l’agression vraisemblable et l’agression imaginaire, situation de fait dans laquelle aucun élément n’est de nature à laisser penser à l’agent qu’il est sur le point d’être victime d’une attaque8. En outre, l’analyse de la jurisprudence de la Chambre criminelle met en évidence qu’elle tend à imposer aux juges du fond de rechercher les éléments susceptibles de caractériser la vraisemblance d’une agression, l’hypothèse d’une légitime défense putative devant toujours être envisagée9.
En rejetant l’état de légitime défense dans l’arrêt rapporté, la 6e chambre des appels correctionnels ne semble pas avoir envisagé l’hypothèse d’une légitime défense putative au regard du caractère vraisemblable de l’agression dont était victime le prévenu qui n’a cherché qu’à se défendre et à fuir. En ce sens‚ l’arrêt rendu le 5 janvier 2022 par la 6e chambre des appels correctionnels ne montre pas que les magistrats ont recherché‚ comme la chambre criminelle de la Cour de cassation les y invite pourtant, tous les éléments de fait qui étaient susceptibles de corroborer un état de légitime défense putative. Pourtant de tels éléments nous semblent bien être présents en l’espèce. En effet, après avoir évité un accident de la circulation, le prévenu était agressé verbalement par le père et le fils. Cette agression verbale était suivie d’une agression physique du fils que le prévenu a réussi à repousser sans violence.
C’est à ce moment-là que le père a avancé dans sa direction poings serrés, ce qui‚ dans ce contexte‚ doit s’analyser comme une attitude menaçante qui permettait au prévenu de penser qu’il était face à une agression imminente. Mais pour la 6e chambre des appels correctionnels‚ il ne s’agit, à l’évidence, que d’une riposte « préventive » face à une agression imaginaire qui ne permet pas de retenir l’état de légitime défense. La raisonnement ici retenu nous semble d’autant plus critiquable qu’il est de jurisprudence constante qu’une attitude menaçante, sans aucun contact entre la victime et l’agresseur, suffit à consommer le délit de violences volontaires incriminé à l’article 222-13 du Code pénal notamment, la chambre criminelle affirmant, de longue date maintenant, que, « en visant les violences et voies de fait exercées volontairement, le législateur a entendu réprimer notamment celles qui, sans atteindre matériellement la personne, sont cependant de nature à provoquer une sérieuse émotion »10. L’on peine donc à comprendre, dans le raisonnement suivi par la 6e chambre des appels correctionnels, qu’un comportement susceptible de consommer le délit de violences volontaires ne puisse pas revêtir, dans le même temps, les atours d’une agression vraisemblable, permettant à la personne poursuivie de se prévaloir de l’état de légitime défense…
Plus encore, la lecture de l’arrêt montre que l’agression était bien plus qu’imaginaire. Le prévenu avait déjà été agressé verbalement alors qu’il évitait l’accident, puis physiquement, même s’il était parvenu à repousser cette attaque sans violence. Au regard de ces premiers évènements, le prévenu était donc pleinement légitime à croire que l’autre motard qui avançait dans sa direction poings serrés allait à s’en prendre lui, ce d’autant que la 6e chambre des appels correctionnels relève que cet individu avait d’abord esquissé quelques mots qui soulignaient sa seule volonté d’en découdre avec le prévenu11, que le prévenu a été ceinturé et frappé avant de parvenir finalement à se remettre au volant de son véhicule, ce comportement visant à bloquer celui-ci, ainsi que la portière du véhicule, caractérisant la volonté de l’empêcher de fuir pour en découdre à nouveau. Au regard de ces éléments, son geste traduisait donc bien la volonté de se défendre face à la probabilité élevée d’une nouvelle attaque. La lecture de l’arrêt d’appel révèle une contradiction dans les motifs de la décision. En effet, l’arrêt met en évidence que les juges disposaient d’éléments factuels leur permettant de caractériser l’existence d’une agression vraisemblable qu’ils ne retiennent pourtant pas.
La sévérité de la solution retenue en l’espèce interroge au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, et notamment parce qu’une autre décision rendue le même jour par la 6e chambre des appels correctionnels semble mettre également en lumière que les magistrats grenoblois retiennent une interprétation des conditions de la légitime défense bien plus stricte, voire restrictive, que celle de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Elle a, en effet, retenue que l’action de tordre le doigt à son adversaire jusqu’à entraîner une luxation constitue en tout état de cause une riposte disproportionnée, étant entendu en toute circonstance12. Or, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rappelé dans un arrêt du 17 janvier 2017 que la riposte doit être appréciée au moment où elle est employée, et non au moment du résultat13.
Aussi, il nous semble non seulement que la luxation d’un doigt s’analyse en un pur geste de maîtrise, d’une part, mais encore, que tout doute quant aux circonstances dans lesquelles un dommage est commis doit profiter à l’accusé, selon le vieil adage in dubio pro reo, d’autre part. Reste à savoir si ces décisions constituent des cas isolés ou si elles témoignent d’une véritable politique jurisprudentielle de la 6e chambre des appels correctionnels en matière de fait justificatif, en l’occurrence celui résultant de l’état de légitime défense. Seule l’analyse des prochaines décisions rendues sur ce point permettront de répondre à l’interrogation. Affaire à suivre donc…