La reconnaissance d’un accident du travail entraîne l’augmentation du taux de ses cotisations pour l’employeur1, de sorte que celui-ci a intérêt à contester en justice le caractère professionnel de l’accident. Afin de renverser la présomption simple d’imputabilité de l’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale, l’employeur doit rapporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail. Or, de fait, cette présomption apparaît quasiment impossible à renverser, en raison de l’application par la jurisprudence de la théorie de l’équivalence des conditions. Il suffit en effet que le travail ait pu contribuer, même de manière minime, à la survenance de l’accident, pour que son caractère professionnel soit reconnu. L’analyse de la jurisprudence grenobloise témoigne d’une double difficulté pour les employeurs : d’une part, la difficulté à rapporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail et, d’autre part, la difficulté d’obtention de preuves matérielles d’ordre médical.
De la difficulté à rapporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail
L’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale institue une présomption d’imputabilité de l’accident du travail (« est considéré…quelle qu’en soit la cause… ») dès lors que celui-ci est survenu « par le fait ou à l’occasion du travail (…), quelle que soit la date d’apparition » de la lésion corporelle. La présomption est simple mais elle ne peut être détruite que par la preuve d’une cause totalement étrangère au travail. Toutefois, il ne suffit pas de constater que la cause demeure inconnue, la Cour de cassation refusant sur ce point le renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité2.
La cause totalement étrangère au travail est avérée lorsque l’accident « a exclusivement pour origine un état pathologique préexistant, évoluant pour son propre compte, sans aucune relation avec le travail »3, ou bien lorsqu’aucun lien avec la prestation de travail ne peut être établi4. Cependant, la preuve d’une cause totalement étrangère au travail apparaît de fait quasiment impossible à rapporter, en raison de l’application par la jurisprudence de la théorie de l’équivalence des conditions. Il suffit en effet que le travail ait pu contribuer, même de manière minime, à la survenance de l’accident, pour que son caractère professionnel soit reconnu.
L’analyse de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour d’appel de Grenoble conduit au même constat. Les arguments invoqués par les employeurs pour renverser la présomption d’imputabilité de l’accident du travail se révèlent en effet insuffisants à rapporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail. Le principal argument réside dans l’existence d’un état pathologique antérieur. De façon plus marginale, d’autres motifs propres à démontrer une cause totalement étrangère au travail sont également utilisés : la durée disproportionnée des arrêts de travail, le caractère bénin de la lésion ou bien la faute de la victime à l’origine de son accident.
Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, le moyen le plus évident pour combattre la présomption d’imputabilité de l’accident du travail est de rapporter la preuve d’un état pathologique préexistant évoluant pour son propre compte, sans lien avec le travail. Ainsi, cet argument est logiquement présent dans la majorité des arrêts de la cour d’appel de Grenoble. Par exemple, est invoqué l’état pathologique antérieur de salariés monteurs, manutentionnaires ou caristes souffrant de douleurs à l’épaule5, d’un salarié chauffeur routier subissant des douleurs à la jambe gauche6, de salariés victimes de malaises cardiaques7, ou bien d’un salarié dépressif s’étant suicidé sur son lieu de travail8. Dans toutes ces hypothèses, même si l’état pathologique est établi, celui-ci ne suffit pas à renverser la présomption, soit parce qu’il apparaît insuffisant à rapporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail9, soit parce qu’il est susceptible d’avoir été aggravé par l’accident10 - ce qui sera fréquemment, voire systématiquement le cas. Ces considérations illustrent le lien – parfois extrêmement ténu – entre l’accident et le travail et attestent de l’application, par la jurisprudence, de la théorie de l’équivalence des conditions, favorable à la victime de l’accident du travail.
Outre l’état pathologique antérieur, la durée disproportionnée des arrêts de travail consécutifs à l’accident du travail est également évoquée par les employeurs, afin de remettre en cause le caractère professionnel de l’accident11. La jurisprudence considère en effet que la présomption d’imputabilité « s’étend à toute la durée d’incapacité de travail précédant soit la guérison complète soit la consolidation de l’état de la victime »12 et « il appartient à l’employeur qui conteste cette présomption d’apporter la preuve contraire, en démontrant que l’accident a une cause totalement étrangère au travail »13. L’argument de la durée excessive – disproportionnée – des arrêts de travail postérieurs à l’accident du travail vise à démontrer qu’en réalité, les lésions résultent d’un état antérieur à l’accident du travail initial. Dans tous les arrêts, cet argument n’a toutefois pas convaincu les juges grenoblois, au motif que cette considération ne suffit pas à établir que « les lésions se rapportent uniquement à un état antérieur »14.
Certains employeurs invoquent aussi, de manière surprenante, le caractère bénin de la lésion causée par l’accident du travail afin de contester le caractère professionnel de celui-ci15. Or la gravité de la lésion ne constitue nullement un critère de reconnaissance d’un accident du travail, du moment qu’est constatée une atteinte à l’intégrité du corps humain, physique ou psychique16. Par conséquent et logiquement, les juges de la cour d’appel de Grenoble considèrent que des lésions bénignes ne prouvent pas une cause totalement étrangère au travail.
Enfin, les employeurs recourent parfois à la faute de la victime à l’origine de son accident du travail, établissant ainsi la cause totalement étrangère au travail. Par exemple, une société allègue que son salarié drogué a accompli un acte totalement étranger à l’exécution de son travail17. Cependant, ce comportement fautif ne constitue pas, selon les juges, une cause totalement étrangère au travail. En effet, la faute de la victime doit être l’unique cause de l’accident pour constituer une cause totalement étrangère au travail. Si la faute de la victime a seulement concouru au dommage, la qualification d’accident du travail est retenue, en application de la théorie de l’équivalence des conditions18.
De la difficulté à rapporter des preuves matérielles d’ordre médical
L’analyse de la jurisprudence grenobloise révèle toutefois que ce sont moins les difficultés théoriques qui font obstacle au renversement de la présomption d’imputabilité de l’accident du travail que l’absence ou l’insuffisance des preuves matérielles de l’existence d’une cause totalement étrangère au travail, l’employeur se cantonnant à procéder le plus souvent par affirmation.
Ainsi, l’absence ou l’insuffisance des preuves matérielles d’ordre médical à l’appui de la demande est fréquemment évoquée par les juges, lesquels constatent par exemple « un état antérieur nullement documenté »19, « des considérations générales insuffisantes »20 à rapporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail ou encore un fait (en l’espèce la pose d’un stent) ne reposant que « sur les seules affirmations de l’employeur qui ne verse aucun élément pour étayer son allégation »21. Les juges reprochent alors aux employeurs des « considérations affirmatives »22, des « affirmations non démontrées »23 ou bien de procéder « par voie d’affirmations alors que la CPAM a régulièrement procédé à une enquête relative à cet accident mortel »24. La difficulté à présenter des preuves médicales à l’appui de la contestation de l’accident du travail se retrouve plus généralement dans la jurisprudence de la Cour de cassation. Ainsi, le décès au travail, à la suite d’un malaise cardiaque, d’un salarié qui n’était exposé à aucun stress professionnel, est pourtant présumé être un accident du travail car l’affirmation de l’expert selon lequel l’accident résulterait de la manifestation spontanée d’un état pathologique préexistant, non influencé par les conditions de travail, n’était qu’hypothétique et ne reposait sur aucune preuve médicale certaine25.
Ces difficultés probatoires quant à l’existence d’un état pathologique antérieur du salarié résultent à l’évidence de la nature médicale de cette preuve. En effet, l’employeur n’a pas accès aux pièces utiles du dossier médical de la victime de l’accident du travail qui lui permettraient pourtant de connaître la nature des lésions et ainsi de renverser la présomption en démontrant une cause totalement étrangère au travail. Si l’employeur a connaissance de certaines informations médicales, notamment dans la déclaration d’accident du travail ou dans le dossier de la CPAM, les « éléments du diagnostic », qui contiennent par exemple les résultats d’examens médicaux, ne lui sont en revanche pas transmis26. Dès lors, la contestation de la présomption d’imputabilité de l’accident du travail « s’apparente à un parcours du combattant » pour l’employeur27.
La rigueur dont fait preuve la jurisprudence dans l’appréciation de la cause totalement étrangère au travail de nature à combattre la présomption d’imputabilité de l’accident du travail tient à la philosophie même du régime légal d’indemnisation des accidents du travail. Ce régime légal puise ses origines dans la loi du 9 avril 1898 instituant une responsabilité sans faute de l’employeur, fondée sur le risque professionnel. La jurisprudence applique dès lors la théorie de l’équivalence des conditions, conduisant à une quasi impossibilité de renverser la présomption d’imputabilité de l’accident du travail. Si cette interprétation stricte paraît sévère pour l’employeur, elle constitue en revanche la garantie d’une indemnisation pour la victime. Toutefois, cette dernière ne peut bénéficier que d’une indemnisation forfaitaire, donc partielle, hormis en cas de faute intentionnelle ou de faute inexcusable de l’employeur. L’édifice législatif se présente ainsi comme un compromis, la quasi-automaticité de la prise en charge de la victime ayant pour contrepartie une réparation limitée.
La présomption simple d’imputabilité de l’accident du travail prévue par l’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale est-elle dans les faits devenue quasiment irréfragable ? L’analyse d’une trentaine d’arrêts rendus en la matière par la Cour d’appel de Grenoble en 2022 semble en attester, à l’image de la jurisprudence de la Cour de cassation. Tous les arguments invoqués par les employeurs devant la Cour d’appel de Grenoble pour renverser cette présomption s’avèrent en effet inopérants, qu’il s’agisse de l’existence d’un état antérieur, de la durée disproportionnée des arrêts de travail, du caractère bénin de la lésion ou de la faute de la victime à l’origine de son accident. A la difficulté juridique de rapporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail – interprétée très strictement par la jurisprudence – s’ajoute également pour l’employeur une difficulté pratique d’obtention d’une preuve de nature médicale. Néanmoins, la quasi impossibilité de renverser la présomption d’imputabilité participe de l’équilibre fondamental instauré par la loi du 9 avril 1898 : présomption d’imputabilité d’un côté, facilitant l’indemnisation de la victime et, de l’autre côté, réparation forfaitaire du dommage reposant sur une mutualisation du risque.