La plainte contre des ressortissants étrangers concernant des faits de traites d’êtres humains exclusivement commis hors du territoire de la République n’ouvre pas droit à la délivrance d’un titre de séjour

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Décision de justice

CAA Marseille, 2e chambre – N° 21MA00481 – Préfète des Alpes de Haute Provence c/ Mme A. – 31 décembre 2021

Juridiction : CAA Marseille

Numéro de la décision : 21MA00481

Numéro Légifrance : CETATEXT000044890408

Date de la décision : 31 décembre 2021

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Rubriques

Étrangers

Résumé

Le demandeur d’un titre de séjour ayant déposé une plainte dirigée contre des ressortissants étrangers et concernant des faits exclusivement commis hors du territoire de la République ne peut, dès lors, pas être regardé comme accusant une personne d'avoir commis à son encontre l’infraction prévue à l'article 225‑4‑1 du code pénal, la loi pénale française ne s'appliquant pas aux faits dont l'intéressé se plaint. Il ne remplit par conséquent pas les conditions de délivrance de la carte de séjour temporaire prévue à l'article L. 316‑1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile alors en vigueur, aujourd'hui repris en substance à son article L. 425‑1.

Conclusions du rapporteur public

Allan Gautron

Rapporteur public

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DOI : 10.35562/amarsada.284

‑ I ‑

Mme D., née le 11 avril 1984 et de nationalité nigériane, déclare être entrée en France le 18 juin 2018, en provenance de l’Italie, en vue d’y solliciter l’asile. Sa demande de protection a, toutefois, été rejetée par une décision du directeur général de l’OFPRA du 27 mars 2019, confirmée par un arrêt de la CNDA du 11 décembre de la même année. Sa demande de réexamen, traitée en procédure accélérée, a également été rejetée par une décision du 10 février 2020 confirmée par un arrêt du 5 octobre suivant.

L’intéressée a, par ailleurs, sollicité le 30 décembre 2019 son admission au séjour sur le fondement des dispositions de l’article L. 316‑1 du CESEDA, faisant valoir qu’elle aurait été victime de faits relevant du trafic d’êtres humains en Italie, pour lesquels elle a déposé plainte devant les autorités de police françaises le 3 mai précédent, soit dans le cadre de l’infraction visée à l’article 225‑4‑1 du code pénal. Mais, par un arrêté du 5 août 2020, le préfet des Alpes‑de‑Haute‑Provence a rejeté cette demande et l’a obligée à quitter le territoire français dans un délai de trente jours, à destination de son pays d’origine ou de tout autre pays où elle serait légalement admissible.

Par un jugement du 7 janvier 2021 dont l’autorité préfectorale relève régulièrement appel devant vous, le TA de Marseille a, toutefois, annulé cet arrêté et enjoint à ladite autorité de réexaminer la demande d’admission au séjour de l’intéressée.

‑ II ‑

‑ A ‑

‑ 1 ‑

Pour refuser à la requérante son admission au séjour, le préfet s’est fondé sur le motif tiré de ce que les infractions dont elle se prétendait victime auraient été commises en Italie et non en France, ce qui l’exclurait de facto du champ d’application de l’article L. 316‑1 du CESEDA. Et c’est précisément cette analyse que le tribunal a sanctionnée au point 4 du jugement attaqué, en estimant – implicitement mais nécessairement – une telle analyse exagérément restrictive. Ainsi jugé, en substance, que le seul dépôt d’une plainte par la requérante devant les services de police français, relativement à l’infraction visée à l’article 225‑4‑1 du code pénal, soit la « traite des êtres humains », lui ouvrait le bénéfice de la protection instituée par ledit article L. 316‑1.

L’administration conteste devant vous cette analyse. Et le cœur du litige réside alors dans la question de l’application ou non de ces dispositions à des faits exclusivement commis à l’étranger.

‑ a ‑

Précisons, pour commencer, que lesdites dispositions sont issues de l’article 76 de la loi no 2003‑239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure et ont été codifiées par l’article 1er de l’ordonnance no 2004‑1248 du 24 novembre 2004 relative à la partie législative du CESEDA. Elles ont été déplacées à l’article L. 425‑1 du même code, à compter du 1er mai 2021, par l’article 1er de l’ordonnance no 2020‑1733 du 16 décembre 2020 réformant sa partie législative. Elles ont, par ailleurs, été validées par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2003‑467 DC du 13 mars 2003, jugeant curieusement

« qu'en dehors de la délivrance de l'autorisation de travail, les dispositions contestées ne créent aucun droit nouveau au profit des étrangers et ne les soumettent à aucune obligation nouvelle ; qu'elles ne confèrent pas non plus à l'autorité administrative des pouvoirs dont elle ne disposerait pas déjà ; qu'elles sont par suite, et dans cette mesure, dépourvues de caractère normatif et ne sauraient donc être utilement arguées d'inconstitutionnalité ».

S’agissant de la question qui nous occupe, les travaux préparatoires sont, hélas, de peu de secours, dès lors qu’il n’en ressort pas qu’elle aurait même été évoquée durant les débats législatifs. Ainsi, il nous semble seulement s’en évincer que l’octroi du titre de séjour litigieux a alors été compris comme s’insérant certes dans le cadre de la lutte interne contre « l’internationalisation des réseaux de proxénétisme », entendue comme visant les victimes étrangères de telles réseaux présentes sur le territoire national, sans aucune précision ni discussion sur le lieu de commission des infractions concernées (v. notamment le rapport d’information no 34 déposé par Mme Rozier au nom de la délégation des droits des femmes, déposé le 29 octobre 2002 p. 29, le rapport sur le projet de loi dont s’agit déposé le 18 décembre 2002 par M. Estrosi au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République devant l’AN p. 135 ou le rapport d’information no 381 déposé le 5 décembre 2002 par Mme Zimmermann devant l’AN au nom de sa délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes p. 19).

Tout au plus M. Courtois, à la page 95 son rapport no 36 sur ledit projet de loi, déposé devant le Sénat le 30 octobre 2002 au nom de sa commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale, évoque‑t‑il « la prostitution […] organisée dans notre pays par des réseaux qui conduisent des jeunes femmes venant de l’Europe centrale et orientale ou d’Afrique pour qu’elles se prostituent », ce qui tend à confirmer une approche purement nationale de cette question. Celle‑ci n’était même plus évoquée, en revanche, devant la CMP.

Or, il n’apparaît pas qu’elle ait suscité, à ce jour, un grand intérêt de la part des juges du fond, en l’absence, à notre connaissance, de décision de votre juge de cassation. Ceux‑ci, font, ainsi, application, à l’occasion, des dispositions dont s’agit à des faits commis à l’étranger, notamment en Italie (v. pour l’application corrélative de l’article R. 316‑1 du CESEDA : CAA Bordeaux 4 novembre 2021 Mme A. no 21BX00627 ; en présence d’une inopérance palliée par le recours à erreur manifeste d'appréciation : CAA Lyon 18 mars 2021 Mme O. no 20LY02667).

Pourtant, comme le fait valoir l’administration, le champ d’application de ces dispositions est strictement circonscrit, dès lors que la protection qu’elles prévoient est limitée aux victimes des seules infractions qu’elles mentionnent, soit celles visées aux articles 225‑4‑1 à 225‑4‑6 et 225‑5 à 225‑10 du code pénal. Or, de telles infractions, lorsqu’elles sont commises en dehors du territoire français, ne sont susceptibles d’être poursuivies sur le fondement de ces dispositions que dans les conditions prévues aux articles 113‑6 et suivants du même code, en l’absence d’application universelle de la loi pénale française en la matière, conformément aux dispositions de son article 113‑2, aux termes duquel : « La loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République. / L'infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire » (v. le concernant : CE 7 mai 2012 H. no 352573 B).

Nous estimons alors que la réponse à apporter à la question posée par cette affaire ne saurait, par suite, être binaire, que ce soit en faveur d’une telle application, ou au contraire, de son exclusion, dans tous les cas inconditionnellement.

Au contraire, si les dispositions de l’article L. 316‑1 s’appliquent sans difficulté, dès lors que les autres conditions posées par cet article sont satisfaites (comp. en l’absence de l’une des infractions visées : CAA Bordeaux 22 décembre 2017 M. I. no 17BX03280 C+ ; en l’absence de précision sur les conditions de commission des infractions en cause : CAA Douai 21 juin 2018 Mme S. no 17DA02018), aux victimes de telles infractions commises sur le territoire national (v. par ex. CAA Paris 26 novembre 2019 préfet de police c/ M. D. no 18PA02786 ; 15 mai 2018 Mme G. no 17PA02410 ; CAAM 12 avril 2018 Mme D. no 17MA03125), elles pourront également bénéficier aux victimes d’infractions similaires commises à l’étranger, à la condition supplémentaire que ces dernières puissent être appréhendées par la loi pénale française, autrement dit si les faits commis relèvent à un titre ou un autre des dispositions des articles 113‑6 et suivants du code pénal.

Telle est la position de principe que nous vous proposons d’adopter explicitement, en lui donnant toute la publicité requise, concernant l’application de l’article L. 316‑1 à des faits commis à l’étranger.

‑ b ‑

Si vous nous suivez, vous constaterez alors qu’au cas présent, aucune des conditions d’application extraterritoriale de la loi pénale française n’est remplie, alors que les infractions dont Mme D. prétend avoir été victime auraient été commises en Italie.

Ainsi, pour que la loi pénale française soit applicable, il faudrait que les faits dénoncés aient été « commis par un Français hors du territoire de la République » et soient « punis par la légalisation du pays où ils ont été commis », conformément aux dispositions du 2e alinéa de l’article 113‑6 du code pénal, la victime n’étant pas elle‑même française de sorte que celles de son article 113‑7 sont inapplicables, de même que celles de l’article 113‑8‑2 du même code en l’absence de toute procédure d’extradition ou de remise, celles de son article 113‑11 en l’absence d’infraction commise à bord d’un aéronef et celles de son article 113‑12 en l’absence d’infraction commis au‑delà de la mer territoriale. Ne sont pas en cause, par ailleurs, une atteinte aux « intérêts fondamentaux de la nation » au sens de son article 113‑10, ni de terrorisme au sens de son article 113‑13, ni encore les délits évoqués à l’article 113‑14 de ce code.

Dans ces conditions, les autorités nationales n’étaient pas compétentes pour connaître de l’infraction dénoncée et ont à bon droit transmis la plainte à leurs homologies italiennes (comp. pour un réseau de prostitution mis en place en France, s’agissant de la requête présentée par une proxénète se faisant passer pour une victime de ce réseau : CE 30 juillet 2008 Mme A. no 307304 C). De plus et surtout, les faits dont Mme D. prétend avoir été victime ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 316‑1 du CESEDA et c’est, dès lors, à bon droit que l’autorité administrative a refusé, pour ce motif, de lui délivrer le titre de séjour demandé.

‑ 2 ‑

Au surplus, nous relevons que cette transmission de la procédure aux autorités italiennes a ipso facto mis fin à cette procédure en France, de sorte que celle‑ci n’était plus en cours, au sens toujours de l’article L. 316‑1 du CESEDA, à la date de l’arrêté contesté, de sorte que l’administration pouvait, derechef, refuser l’admission au séjour de l’intéressée sur ce fondement (v. en présence de CSS : CAA Nancy 1er juin 2021 Mme M. no 20NC01872 ; CAA Lyon 30 juin 2020 Mme D. no 19LY02595 ; CAA Bordeaux 29 juillet 2019 Mme Tape no 18BX04296 ; CAA Nantes 13 décembre 2018 Mme E. no 18NT01589 ; 1er février 2018 Mme A. no 17NT02693 ; 2 février 2017 M. O. no 16NT01182). A cet égard, il convient encore de préciser que la charge de la preuve de la poursuite de la procédure pénale pèse, semble‑t‑il, sur l’étranger qui entend s’en prévaloir (v. CAA Paris 20 juillet 2021 préfet de la Seine‑Saint‑Denis c/ Mme E. nos 20PA033347‑20PA03338).

Vous censurerez alors, en toute hypothèse, le motif d’annulation retenu par les premiers juges.

‑ B ‑

Puis vous écarterez rapidement les autres moyens soulevés par Mme D. devant le tribunal, dont vous êtes saisis par l’effet dévolutif de l’appel.

Ainsi, d’une part, l’arrêté contesté n’est pas entaché d’incompétence : son signataire bénéficiait, à sa date d’édiction, en sa qualité de secrétaire général de la préfecture des Alpes de Haute‑Provence, d'une délégation de signature du préfet consentie par ce dernier par un arrêté du 2 mars 2020, lui‑même régulièrement publié au recueil des actes administratifs de la préfecture du même jour.

D’autre part, Mme D. soutient que le même arrêté méconnaît les stipulations l’article 3 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales et de l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Toutefois, sa demande d’asile a été rejetée à deux reprises tant par l’OFPRA que par la CNDA, comme nous l’avons indiqué plus haut et elle n’apporte par ailleurs, en s’en tenant à des allégations d’ordre général non étayées, aucun élément nouveau de nature à établir la réalité des risques qu’elle encourt en cas de retour dans son pays d’origine, comme celle des risques auxquels serait, par ailleurs, exposée sa fille.

Par ces motifs, nous concluons à l’annulation du jugement attaqué, ainsi qu’au rejet de la demande de Mme D. devant le tribunal et du surplus de ses conclusions devant la cour.

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