Qualité pour faire appel du refus de faire droit à une demande d’extension de l’expertise présentée par l’expert

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Décision de justice

CAA Marseille – N° 23MA01010 – MUCEM – 20 juin 2023

Juridiction : CAA Marseille

Numéro de la décision : 23MA01010

Numéro Légifrance : CETATEXT000047718939

Date de la décision : 20 juin 2023

Index

Rubriques

Procédure

Résumé

La personne qui a demandé et obtenu le prononcé d'une expertise a intérêt à faire appel de l'ordonnance par laquelle le juge des référés refuse de faire droit à une demande d'extension de l'expertise présentée par l'expert, en application de l'article R. 532‑3 du code de justice administrative.

Commentaire

Philippe Tosi

Docteur en droit public

Avocat au Barreau de Marseille

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DOI : 10.35562/amarsada.499

Le juge d’appel en charge du référé instruction est fondé à accueillir et déclarer recevable l’appel formé par la personne qui a demandé et obtenu le prononcé d’une expertise, laquelle est en cours, lorsque le juge des référés du tribunal administratif refuse de faire droit à une demande ultérieure, présentée par l’expert désigné sur le fondement des dispositions de l’article R. 532‑3 du code de justice administrative, d’extension de celle-ci.

Si la littérature concernant la qualité et l’intérêt à faire appel d’un jugement ou d’une ordonnance rendus en première instance par les tribunaux administratifs ne manque pas, celle relative à la question spécifique de ces mêmes qualité et intérêt, s’agissant des ordonnances rendues en matière de référé instruction (que nous qualifierons plutôt de référé-expertise en l’espèce), se fait plutôt rare. Et pour cause : au vu de la spécificité du contentieux porté à la connaissance des juridictions sur le fondement des dispositions de l’article R. 532‑1 du code de justice administrative, il est en principe acquis que les parties à l’instance, aux termes de laquelle seront en règle générale déterminées l’origine et les causes de désordres ou préjudices pour lesquels une responsabilité est recherchée, disposent d’un intérêt à faire appel de l’ordonnance rendue par le premier juge.

D’un point de vue strictement procédural, cette première ordonnance rendue à la suite d’une saisine sur le fondement des dispositions légales susmentionnées, lorsqu’elle a pour effet de désigner un expert nanti de quelque mission que ce soit, n’a pas pour effet d’éteindre l’instance ; elle la fait perdurer, voire l’ouvre pleinement, et ce n’est qu’à l’issue de l’ordonnance de taxation des frais d’expertise que celle-ci sera en principe véritablement éteinte. Entre ces deux ordonnances, l’ensemble des décisions pouvant être rendues par la juridiction administrative ont pour objet principal de moduler, le plus souvent à la demande de l’expert désigné – en raison de la lettre même de l’article R. 532‑3 du code de justice administrative1 –, les contours de la mission dont les diligences sont accomplies par celui‑ci.

L’espèce est la parfaite démonstration de cette mise en abyme – si l’on peut dire – contentieuse, caractérisée par le temps juridictionnel durant lequel l’expertise est en cours : le MUCEM avait obtenu, le 26 mars 2019, qu’une expertise soit mise en œuvre afin de faire toute la lumière sur des infiltrations apparues sur l’une des composantes du bâtiment abritant le musée, et l’expert désigné avait ultérieurement demandé que sa mission soit étendue à d’autres parties, ce qui lui fut refusée par le juge des référés du tribunal administratif de Marseille le 28 mars 2023 en ce qui concerne l’une d’elles. Le MUCEM, ne pouvant saisir le juge des référés du tribunal administratif de Marseille en vue de l’extension sollicitée de la mission d’expertise, n’était ainsi pas demandeur à cette nouvelle instance, pas davantage qu’il n’était défendeur ; il n’avait, au demeurant, pas produit d’écritures. Le juge d’appel, dans la décision du 20 juin 2023 ici commentée, a pu pourtant admettre la recevabilité de la requête déposée devant lui par l’établissement culturel ; et ce faisant, il a nécessairement estimé que la partie à l’initiative d’une expertise dont les diligences sont en cours, bien que n’ayant pas été à l’origine de la saisine du juge des référés en vue de l’extension de la mission d’ores et déjà ordonnée, disposait d’une qualité et d’un intérêt suffisants pour faire appel d’une ordonnance lui apparaissant, au vu de ses prétentions initiales, insatisfaisante.

A la lecture de la décision, il apparaît que l’intérêt à faire appel (II), s’il n’a pas été le seul élément déterminant dans l’appréciation par le juge de la recevabilité de l’action engagée devant lui, semble avoir eu une incidence directe sur la qualité de partie fondée à former un appel (I).

Vers une approche positive de la notion de partie à l’instance

Si l’article R. 811‑1 du code de justice administrative précise que

« toute partie présente dans une instance devant le tribunal administratif ou qui y a été régulièrement appelée, alors même qu’elle n’aurait produit aucune défense, peut interjeter appel contre toute décision juridictionnelle rendue dans cette instance »,

ce texte ne fait qu’exposer une solution retenue de longue date par le Conseil d’État. Comme le rappelait sur ce point Laurent Olléon dans ses conclusions sur l’arrêt M… du 11 février 2005 (CE, Sect., 11 février 2005, no 247673), la juridiction administrative a en effet

« très tôt adopté la règle selon laquelle seules les parties à un jugement sont susceptibles d’en relever appel. Ainsi en est-il d’un arrêt du 8 janvier 1817, Arexi et Monestier c/ Jouve, p. 163. On peut également citer un arrêt du 26 mars 1823, Prévost, p. 257, et un autre du 11 août 1824, Flamand, Humann et autres, p. 531. Ce principe a été constamment réaffirmé par votre jurisprudence (voyez 7 novembre 1924, Baumann, p. 862 ; 6 février 1930, Ville de Châteauroux, p. 140) ».

Cette règle sera codifiée à l’article R. 191 du code des tribunaux administratifs, d’abord, avant d’être reprise à l’article R. 228 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, ensuite, pour finalement être aujourd’hui contenue au sein des dispositions de l’article précité. Mais malgré cette codification que l’on pourrait qualifier d’ancienne s’agissant du droit administratif, la jurisprudence n’a eu de cesse de rappeler que cette solution n’était qu’une reprise d’un principe général de procédure, selon lequel le droit de former un appel contre n’était ouvert qu’aux seules personnes mises en cause dans l’instance ayant abouti au jugement querellé (CE, Sect., 16 décembre 1977, L… et autres, no 04895).

Quelques exceptions au principe selon lequel les seules parties à la première instance sont fondées à former un appel peuvent être identifiées, mais elles demeurent rares : relevons entre autres, outre la spécificité du contentieux électoral (dont l’appel devant le Conseil d’État est largement ouvert, à tout électeur, lorsque les premiers juges annulent des élections), qu’une personne non mise en cause en première instance, mais pour autant condamnée à supporter la charge des frais irrépétibles, est fondée à saisir le juge d’appel (CE, 18 février 1998, Université d’Auvergne c. Mlle P…, no 162347) ; d’une manière différente mais comparable, un simple appelé en cause pour observations a qualité pour agir lorsque le jugement rejette de prétendues conclusions qu’il aurait été susceptible de présenter (CE, 6 janvier 1961, Ministre de l’intérieur c. F…, Rec. T. p. 1151).

La problématique essentielle de la recevabilité de l’appel réside ainsi dans la notion de parties à l’instance – à la première serions-nous tentés d’ajouter –, car cette notion, telle que finalement appréhendée par le juge d’appel, conditionne pour le justiciable l’accès au prétoire.

En l’absence de toute définition de cette notion de partie à l’instance dans les textes, c’est au gré des décisions rendues que se sont dessinés les contours de celle-ci. Il fut rapidement acquis, tant en matière d’excès de pouvoir que dans les autres contentieux, qu’il en existait deux catégories principales : la partie en demande et la partie en défense (nous ne reviendrons pas sur l’idée selon laquelle, aux prémices du droit administratif, la doctrine considérait qu’il ne pouvait y avoir de parties dans le contentieux de l’excès de pouvoir, faute pour l’action d’être dirigée contre une personne, celle-ci étant seulement dirigée contre un acte). Une personne intervenant dans le cadre d’une instance peut être qualifiée de demanderesse lorsqu’elle dispose d’un intérêt suffisamment établi l’autorisant à critiquer la décision contestée ; à l’inverse, le défendeur, lui, est le plus souvent l’auteur de la décision querellée, ou bien les personnes au profit desquelles ladite décision a créé des droits.

Si une pareille dichotomie aurait pu apparaître restrictive, un assouplissement a de longue date été envisagé et décidé par le juge administratif afin, par exemple, de permettre à une personne d’intervenir spontanément à une instance lorsqu’elle justifie y avoir intérêt, ou d’appeler en cause une personne comme observateur. Mais l’unique qualité d’intervenant volontaire ou d’observateur en première instance ne confrère pas la qualité de partie et n’ouvre pas, par voie de conséquence, la voie de l’appel. La qualité de partie n’autorise en effet l’intervenant de première instance à faire appel du jugement rendu, contrairement aux conclusions de son intervention, sous réserve uniquement qu’il fût susceptible d’avoir eu la qualité pour introduire le recours initial sur lequel statue ledit jugement, ou pour former tierce-opposition à ce dernier (CE, Sect., 9 janvier 1959, Sieur de Harenne, no 41383, Rec. p. 23 ; en matière d’expertise, voir CE, 21 mars 2012, Garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés c. A…, no 353511). Et relevons qu’en plein contentieux, l’appelé en garantie de première instance est recevable à relever appel de ladite garantie mise à sa charge.

Tous ces cas, bien qu’embrassant de nombreuses hypothèses contentieuses, ne relevaient pas de la problématique à laquelle fut confronté le juge d’appel en l’espèce : le MUCEM, en sa qualité de requérant initial, ne pouvait être qualifié de demandeur dans le cadre de l’action engagée par l’expert pour étendre la mission d’expertise à d’autres parties, cette qualité étant clairement écartée par la lettre même de l’article R. 532‑1 du code de justice administrative ; et il n’était, évidemment, pas davantage défendeur. Quant à la faculté pour lui de revêtir l’habit de l’intervenant volontaire ou celui de l’observateur, à supposer même que l’un des deux pût autoriser un appel dans les circonstances particulières de l’espèce, elle devait nécessairement être écartée, les conditions requises n’étant nullement réunies.

Le juge d’appel a pourtant admis la requête du MUCEM. Pour ce faire, il a nécessairement considéré qu’une fois que le demandeur initial ne disposait plus de la faculté de solliciter l’extension de l’expertise précédemment ordonnée, conformément aux dispositions de l’article R. 532‑1, celui-ci conservait sa qualité de partie à l’instance, dès lors que celle‑ci, dont l’ouverture est matérialisée par l’introduction de la requête, n’est frappée d’extension qu’à l’issue du prononcé de l’ordonnance de taxation. D’où l’idée précédemment évoquée de mise en abyme contentieuse, entre ces deux évènements, laquelle justifie qu’une fois la qualité de demandeur de première instance acquise en matière de référé-expertise, celle‑ci ne peut être perdue au gré des nouvelles demandes qui peuvent le cas échéant être formulées postérieurement, comme ce fut le cas dans le présent litige.

L’intérêt à faire appel, élément essentiel dans l’appréciation de la recevabilité de l’action de l’appelant

Il ne suffit pas d’avoir été partie à une instance pour être recevable à relever appel du jugement ou de l’ordonnance rendu par les premiers juges car, outre la qualité de partie que nous venons d’évoquer, la décision rendue doit, pour résumer à gros traits l’état du droit existant, faire grief à celui qui souhaite en discuter le bien‑fondé. C’est la raison pour laquelle, eu égard à la circonstance que les conclusions d’appel ne peuvent tendre qu’à l’annulation ou à la réformation du dispositif de la décision de première instance, la saisine de la juridiction compétente n’est recevable qu’à la condition de ne pas avoir obtenu une pleine satisfaction des demandes formulées devant les premiers juges. Ceci concerne aussi bien le demandeur en première instance, lequel ne peut agir contre le jugement lui donnant entièrement satisfaction (CE, Sect, 28 janvier 1966, Société La Purfina française, no 60273), que le défendeur, lequel voit sa faculté de faire appel d’un jugement éteinte lorsque la requête dirigée contre lui est rejetée (à l’exception notable et constante de l’hypothèse selon laquelle le rejet de la requête était intervenu au fond, alors que le défendeur soutenait que la demande était portée devant une juridiction incompétente ; en ce sens, CE, Sect., 22 janvier 1960, Sieur G… et autres, Rec. p. 52).

La jurisprudence avait également et de façon constante affirmé l’impossibilité de faire appel pour contester les motifs d’un jugement (CE, 5 juillet 1902, Brossier, Rec. p. 506) ou bien ses visas (CE, 19 avril 1855, Cordier c. Ville de Poitiers, Rec. p. 284). S’agissant toutefois de la première de ces deux irrecevabilités, la rigueur de la solution a été tempérée par le Conseil d’État, quant au recours pour excès de pouvoir, le requérant ayant désormais la faculté de hiérarchiser ses prétentions en fonction de la cause juridique sur laquelle elles se fondent, ladite hiérarchisation s’imposant alors à la juridiction saisie (CE, Sect., 21 décembre 2018, Société Eden, no 409678). Et ce même Conseil d’État a par la suite affirmé que, dans le cas d’un jugement susceptible d’appel, le requérant était recevable à relever appel en tant que la décision n’avait pas fait droit à sa demande principale (CE, 4 octobre 2019, M. C…, no 417617).

Aux termes de ce bref rappel jurisprudentiel, l’intérêt pour le MUCEM à contester l’ordonnance rendue par le juge de première instance apparaissait évident : celui‑ci pouvait se prévaloir d’un intérêt lésé de façon suffisamment directe au vu du mobile de la procédure initialement engagée - elle repose sur la détermination des responsabilités susceptibles d’être ultérieurement mises en jeu. Mais cet intérêt aurait pu être sujet à discussion, étant donné qu’en matière de référé‑expertise, le fait d’être avisé ou représenté aux opérations ne suffit normalement pas à donner de façon immédiate un intérêt pour faire appel de l’ordonnance rendue (CE, 23 novembre 1977, Société française du tunnel routier de Fréjus et Société d’Etudes techniques et économiques, nos 06504 06581). Les circonstances de l’espèce empêchaient toutefois clairement, à notre sens, le juge d’appel d’ainsi raisonner et d’écarter la demande comme irrecevable, dès lors que le rejet par le premier juge des conclusions de l’expert tendant à l’extension de la mission ne pouvait qu’insatisfaire le requérant à l’origine de l’instance de référé. Celui‑ci, partie demanderesse originelle, quand bien même il n’était pas intervenu, disposait d’un intérêt à ce que le litige ayant motivé l’expertise judiciaire puisse être étendue à de nouveaux acteurs.

En définitive, l’éclairage apporté par l’ordonnance rendue est particulièrement intéressant : lorsque le juge d’appel est saisi postérieurement à la lecture de l’ordonnance marquant le point de départ de l’expertise, mais antérieurement à celle en matérialisant la fin, l’intérêt à contester les autres décisions rendues par le juge des référés de première instance, lesquelles ont pour seule incidence la détermination de la consistance de la mission pendante, ne peut s’apprécier qu’à la lumière de l’intérêt de chaque partie s’attachant, non à l’ordonnance elle‑même, mais à l’objet même de l’expertise en cours, appréhendée dans toutes ses composantes.

Notes

1 Article R. 532-3 du code de justice administrative : « Le juge des référés peut, à la demande de l’une des parties formée dans le délai de deux mois qui suit la première réunion d’expertise, ou à la demande de l’expert formée à tout moment, étendre l’expertise à des personnes autres que les parties initialement désignées par l’ordonnance, ou mettre hors de cause une ou plusieurs des parties ainsi désignées. » Retour au texte

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