Le refus de faire droit à une demande de rupture conventionnelle est soumis au contrôle restreint du juge de l’excès de pouvoir

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Décision de justice

CAA Marseille, 4e chambre – N° 22MA02314 – Mme B. c/ Commune de Marseille – 27 juin 2023

Juridiction : CAA Marseille

Numéro de la décision : 22MA02314

Numéro Légifrance : CETATEXT000047773890

Date de la décision : 27 juin 2023

Index

Rubriques

Fonction publique

Résumé

Les dispositions du I de l'article 72 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique soumettent la rupture conventionnelle à un accord entre l'administration et son agent. Elle ne peut être imposée par l'une ou l'autre des parties. Saisie d'une demande de rupture conventionnelle présentée sur le fondement de ces dispositions, l'administration peut la rejeter dans l'intérêt du service. Il n'appartient au juge de l'excès de pouvoir de censurer l'appréciation ainsi portée par l'autorité administrative qu'en cas d'erreur manifeste.

En l’espèce, la Cour a considéré que les circonstances que la rupture conventionnelle sollicitée par l’agent n’aurait aucune incidence sur l’équilibre budgétaire de la commune qui l’emploie, voire même qu’elle permettrait à celle-ci de générer des économies, n’établissent pas par elles‑mêmes que le refus de faire droit à cette demande serait entachée d’une erreur manifeste d’appréciation.

Conclusions du rapporteur public

Patrice Angeniol

Rapporteur public

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DOI : 10.35562/amarsada.399

L’article 72 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, applicable à titre expérimental du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2025, permet désormais à un fonctionnaire et à son administration de convenir en commun, sous la forme d’une rupture conventionnelle, des conditions de la cessation définitive des fonctions, qui entraîne radiation des cadres et perte de la qualité de fonctionnaire. Cette rupture, qui ne peut être imposée par l’une ou l’autre des parties, résulte d’une convention signée par le fonctionnaire et son administration, dans laquelle est, notamment, défini le montant de l’indemnité spécifique de rupture.

Cette définition du dispositif de rupture conventionnelle, désormais applicable à la fonction publique et que nous venons d’énoncer, est celle du conseil constitutionnel dans sa décision no°2020-860 QPC du 15 octobre 2020 censurant le texte initial de l’article 72 qui prévoyait que durant la procédure de rupture conventionnelle, seul un conseiller désigné par une organisation syndicale représentative de son choix pouvait assister le fonctionnaire.

Il est donc question d’une pure rencontre de deux volontés qui contractualisent leur accord et nullement de démission ou de licenciement ; l’une relevant de la seule volonté de l’employé et l’autre de la volonté de l’employeur.

L’article 72 précité est inséré au sein d’un titre IV de la loi intitulée « Favoriser la mobilité et accompagner les transitions professionnelles des agents publics ».

La formulation de ce titre paraît créer une opportunité pour un fonctionnaire désireux de quitter la fonction publique ou un agent de droit public souhaitant mettre fin à son contrat à durée indéterminée (CDI) en échange d’une compensation financière que n’offre bien sûr pas une démission.

Le dispositif de rupture conventionnelle mis en place pour les salariés du privé par la loi du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail a, pour sa part, été inséré dans un titre III du code du travail relatif aux ruptures de CDI.

Les dispositions de ce titre ne concernent pas que le seul salarié. La rupture conventionnelle est une modalité de rupture du contrat, comme l’est le licenciement ou la démission. Elle paraît, ainsi, bien plus dirigée, aussi bien, vers le salarié que l’employeur.

C’est d’ailleurs pourquoi, l’essentiel du contentieux devant les prudhommes des ruptures conventionnelles a trait aux conditions dans lesquelles la convention de rupture a été signée. Pour résumer, ce type de rupture ne doit pas être un licenciement déguisé imposé au salarié.

Pour ce qui concerne le juge administratif, le contentieux a majoritairement trait non pas aux vices de consentement pouvant effectuer un accord mais aux refus opposés par l’administration.

Depuis l’intervention de la loi de 2019, seules soixante-sept affaires relatives à un refus de donner suite à une demande de rupture conventionnelle par l’agent ont été jugées.

Pour avoir une autre idée comparative, ce sont plus de 100 000 ruptures conventionnelles qui ont été signées dans le secteur privé par semestre au cours de l’année 2022, seulement quelques milliers toutes fonctions publiques confondues pour l’année entière.

La plupart des commentateurs s’accordent à dire que les fonds nécessaires au versement des indemnités ne sont pas budgétés et que la situation de tension de l’emploi public ces deux dernières années ne se prête plus pour l’employeur à une volonté de se séparer de ses agents.

C’est le tribunal administratif (TA) de Lyon qui le premier, par un jugement du 30 juin 2021 no°2003799 intervenu peu de temps après l’entrée en vigueur de la loi, s’est autorisé à exercer un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (EMA) sur un refus implicite d’engager une procédure de rupture conventionnelle, moyen qui n’était pourtant pas clairement soulevé au regard des visas du jugement attaqué.

Par la suite, les juridictions du premier degré ont repris ce niveau de contrôle restreint écartant à chaque fois une éventuelle EMA.

Le TA de Paris par une décision classée en C+ et dont les conclusions conformes ont été publiées à l’AJDA, a toutefois, alors qu’il ne s’était encore jamais prononcé sur un tel moyen, décidé de donner un coup d’arrêt au contrôle restreint de l’EMA pour y substituer un contrôle que l’on pensait relever de l’archéologie du droit tant le niveau de contrôle du juge s’intensifie dans tous les domaines ; le contrôle dit minimum.

Ce contrôle minimum instauré par le TA de Paris est sui generis dans la mesure où s’il reprend traditionnellement l’incompétence, le vice de procédure, l’erreur de droit ou de fait, ne fait pas mention du détournement de procédure mais invoque le motif étranger à l’intérêt du service.

Une telle invocation interroge. Le motif étranger à l’intérêt du service ne se confond certes pas avec le détournement de pouvoir. Par ailleurs, si ce contrôle du motif étranger à l’intérêt du service ne se confond pas non plus avec l’EMA, comme l’atteste la formulation de décisions du Conseil d’État (CE) qui sont toutefois peu nombreuses1, celle des cours d’appel laisse parfois entendre que le contrôle d’un tel motif est une composante du contrôle de l’EMA.

Votre cour par exemple répond à un moyen de l’EMA par le fait que la mesure attaquée n’a pas été prise pour un motif étranger au service2.

La cour de Bordeaux pour sa part3 indique que l’administration n’a pas commis d’EMA en retenant un motif qui n’était pas étranger à l’intérêt du service.

Nous n’allons pas ici faire l’exégèse de cette notion du motif étranger à l’intérêt du service, il ne nous paraît pas relever d’un contrôle minimum, mais plutôt du contrôle restreint qui ouvre la voie, vous le savez, au contrôle de la qualification juridique des faits et donc de l’EMA.

Le rapporteur public dans ses conclusions très documentées sur le jugement du TA de Paris évoqué plus avant, publiées nous l’avons dit à l’AJDA, se fondait essentiellement, et pour résumer, sur le fait que le refus de rupture était purement discrétionnaire et qu’il n’était pas question de la légalité d’un acte unilatéral, mais de la matérialisation d’un refus d’accord de volonté.

Nous l’avouons, nous avions, nous-mêmes, du mal à cerner les contours d’une EMA pour ce type de refus et la comparaison avec le contentieux judiciaire de cette question, comme le relevait fort justement le rapporteur public dans les conclusions précitées, nous paraissait bien aller dans le sens de l’exclusion de la possibilité du contrôle de l’opportunité de refuser une demande de rupture conventionnelle.

Il est vrai, comme nous l’avons indiqué dans nos propos précédents, que l’essentiel du contentieux à l’origine prudhommal a trait aux conditions dans lesquelles la convention de rupture conventionnelle a été conclue.

Il est alors question de vice du contentement, la seule existence de faits de harcèlement moral n’affectant pas en elle-même la validité de la convention de rupture intervenue en application de l’article L. 1237‑11 du code du travail, le vice du consentement devant être invoqué et établi par le salarié 4.

Par ailleurs, la méconnaissance des formalités préalables à la signature de la convention peut également entraîner l’annulation de cette dernière, ces formalités ayant vocation en premier lieu à protéger le salarié mais également l’employeur.

Nous pensions à la lecture de la jurisprudence et des encyclopédies juridiques traitant de cette question, que le contentieux du refus de contracter une convention en rupture conventionnelle n’existait pas.

Un arrêt récent nous a convaincu du contraire. En effet, la Cour de cassation a récemment jugé que le refus d’une rupture conventionnelle est une faculté et ne peut être en principe fautif, sauf abus de de droit5.

Cet abus de droit qui n’impose pas nécessairement une volonté de nuire est un motif permettant au juge judiciaire de sanctionner un refus de renouvellement de CDD6.

Or, vous savez qu’en matière de refus de renouvellement de CCD, votre office comprend le contrôle du motif étranger au service et l’EMA.

Vous pourriez nous objecter que l’abus de droit ou le refus abusif n’est pas comparable à l’EMA, mais il ne peut être assimilé au détournement de pouvoir, l’aspect intentionnel étant indifférent, et vous savez bien que, comme l’EMA qui a eu parfois tendance à vouloir franchir les limites du seul contrôle restreint, l’abus de droit connaît une application large qui ne va pas dans le sens d’un rapprochement avec le contrôle minimum du juge administratif assimilé à l’absence de qualification juridique des faits

En matière de refus de renouvellement de CDD, la grille de raisonnement est très proche de celle du refus de rupture conventionnelle ; la différence est seulement qu’il est question de mettre fin à un contrat par un accord de volonté et non d’en contracter un autre.

Il n’existe pas de droit au renouvellement de CDD ; la logique est aussi celle d’une rencontre de volontés puisque le renouvellement peut être refusé par les deux parties et a priori l’employeur et l’employé sont libres de contracter ou non.

Toutefois, le contrôle du juge s’est orienté vers un contrôle de l’EMA. Vous pourriez cependant nous objecter comme le relèvent d’ailleurs les conclusions précitées, que le refus de renouvellement emporte la fin involontaire de la relation de travail pour l’agent ce qui justifie le contrôle de l’administration.

Mais il n’est pas réellement question de fin de la relation de travail imposée, puisque la durée du contrat de travail résultait d’un accord de volontés, mais de l’absence, comme pour la rupture conventionnelle, d’accord de volontés de part et d’autre pour contracter de nouveau, le fait qu’ait préexisté un contrat nous paraît ici indifférent.

Pris sous cet angle le refus de contracter est donc bien soumis au contrôle du juge.

Pourquoi dans ces conditions retenir spécifiquement pour la rupture conventionnelle, un contrôle écartant l’EMA mais contrôlant que le motif de refus est bien lié à l’intérêt du service alors qu’en matière de contrat de droit privé le contrôle du refus de renouvellement de CDD et celui du refus de rupture conventionnelle est identique ?

Nous ne voyons pas de justification réelle à mettre en place un contrôle minimum dénué de la possibilité de censurer une EMA pour ce type de refus.

Vous le savez, en matière de décision discrétionnaire et pour ce qui relève du droit de la fonction publique, l’appréciation soumise à un contrôle minimum, ou absence de contrôle de cette appréciation pour rependre la terminologie du plan de classement de la jurisprudence fichée du CE, est désormais devenue peau de chagrin.

Il reste certes toujours l’hypothèse de la décision mettant fin aux fonctions d’un collaborateur de cabinet7, celle de la décision relative au calcul des besoins en médecins-anesthésistes8, et enfin l’exemple des décisions des jurys d’examen ou de concours pour les agents publics où le pouvoir d’appréciation des jurys souverains ne doit pas être entravé par le juge.

Mais vous savez également que même la décision du gouvernement de créer, de modifier ou de supprimer un corps de fonctionnaires, décision pourtant éminemment technique et budgétaire, a été ouverte au contrôle restreint de l’EMA9.

L’instauration d’un contrôle minimum pour une décision discrétionnaire même dans le cadre d’un accord de volontés ne pouvant être imposé ne nous paraît pas véritablement envisageable

Nous en convenons, les hypothèses d’EMA en matière de refus de rupture conventionnelle paraissent difficiles à envisager sans faire œuvre d’administrateur, mais ce qui est certain, c’est que ce contrôle ne pourra qu’être extrêmement distancié et revenir à ce qu’était initialement l’EMA en s’inspirant, à défaut de définition donnée par le CE français, de la définition donnée par le CE belge par son récent avis du 18 février 201610 : l’erreur manifeste d’appréciation est celle qui est incompréhensible et qu’aucune autre autorité administrative normalement prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances n’aurait commise.

L’un des obstacles majeurs à la rupture conventionnelle pour les agents publics tient pour l’essentiel, nous l’avons dit, au fait que les sommes afférentes ne sont pas budgétées et que le marché du travail est en tension.

S’ajoute une autre particularité, celle que l’État ou comme ici les collectivités locales, paie les indemnités chômages de leurs anciens fonctionnaires ce qui n’est pas le cas pour les employeurs privés.

Autant de freins pouvant expliquer le faible nombre de départs d’agents publics par rupture conventionnelle mais qui sont autant de justifications de refus dénuées d’EMA.

Il n’est pas question ici d’ouvrir une boîte de Pandore et de donner le signal aux recalés de la rupture conventionnelle qu’ils vont désormais beaucoup plus efficacement pouvoir contester le refus qui leur a été opposé.

Si vous nous suivez sur le niveau de contrôle restreint et donc ouvert à l’EMA qui est le vôtre, ce dossier ne vous posera guère de difficulté.

L’appelante soutient d’abord que le jugement est entaché d’une première erreur de droit dès lors que la procédure prévue par l’article 2 du décret du 31 décembre 2019 n’a pas été respectée, la commune de Marseille n’ayant pas respecté un délai raisonnable dans le traitement de sa demande puisque l’entretien sollicité le 25 février 2020 n’a été organisé que le 6 juillet 2020 par la direction des ressources humaines.

L’article 2 du décret du 31 décembre 2019 organisant la procédure de rupture conventionnelle prévoit qu’un entretien doit être organisé entre le 10e jour qui suit la réception de la demande de rupture conventionnelle et le 30e jour suivant cette demande ; cet entretien peut ensuite être suivi d’autres entretiens, sans condition particulière de délai.

Le non-respect de ce délai n’est pas prescrit à peine de nullité et nous ne voyons pas en quoi un délai plus important préserverait l’appelante d’une quelconque garantie, au contraire. Cette seule réponse nous paraît préférable à celle du TA qui a cru bon de rajouter, en tout état de cause, l’absence de contestation de la décision implicite de rejet, née deux mois après la demande alors que la période concernée était celle de l’urgence sanitaire.

Est également invoqué un vice de procédure tiré d’une méconnaissance de l’article 5 du même décret qui fixe les délais de signature de la convention et de la date de radiation.

Ce moyen nous parait ici inopérant puisque précisément il n’y a pas eu de signature de convention.

L’appelante soutient, ensuite, que la commune de Marseille a pris une décision de refus au terme d’une procédure irrégulière en mettant plus de dix mois à statuer sur sa demande dont cinq mois après le premier entretien alors qu’il lui appartenait de statuer dans un délai raisonnable et qu’elle n’invoque aucun élément de nature à justifier qu’elle ait tant tardé à se prononcer. Elle ajoute qu’une telle exigence découle de la nécessaire protection de l’agent qui doit pouvoir être fixé sur son évolution de carrière et sur les conséquences que la rupture conventionnelle attache à l’écoulement du temps en matière de détermination du montant de l’indemnité mais également de date de cessation des fonctions de l’intéressé.

Or, le décret du 31 décembre 2019 ne fixe aucun délai entre la date du dernier entretien et l’intervention de la décision de refus de la rupture conventionnelle. Par ailleurs, n’oublions pas que nous sommes ici dans une hypothèse où un refus a été opposé après un long délai, or les délais mis en place par le règlement sont là pour protéger essentiellement l’employé qui doit disposer d’un temps minimum pour prendre connaissance d’une décision engageante quant à son avenir professionnel.

Ne reste alors, si vous ne nous avez pas suivi dans notre analyse introductive, qu’à juger d’une éventuelle EMA.

Bien sûr ce type de décision n’a pas à être motivée et les motifs du refus sont avancés dans les écritures de la ville de Marseille qui évoque des contraintes budgétaires, la nécessité de conserver ses agents et le grand nombre de demandes en période de covid

Comment contredire l’argument budgétaire au regard des finances de la ville même deuxième ville de France ?

Certes, il n’y a eu que deux cent quatre‑vingt une demandes et ce nombre est relativisé au regard des effectifs de la ville mais le prisme de l’EMA ne permet en rien de voir une mesure illégale. La ville de Marseille est en droit de refuser une rupture conventionnelle et le motif qu’elle invoque pour ce faire ne nous parait entaché d’aucune EMA.

Par ces motifs nous concluons donc au rejet de la requête ainsi que, dans les circonstances de l’espèce, au rejet des conclusions de la commune liées aux frais d’instance.

Notes

1 Voir par exemple CE, 2 avril 1997, no°120237, pour un non renouvellement de mise à disposition. Retour au texte

2 CAA, Marseille, 22 février 2019, no°16MA01431. Retour au texte

3 CAA, Bordeaux, 17 décembre 2020, no°18BX01083. Retour au texte

4 Cass. soc., 3 janvier 2019, no°17‑21.550. Retour au texte

5 Cass. soc., 19 mai 2021, no°19‑20.526. Retour au texte

6 Cass. soc., 4 juin 1969, au bulletin, no°378. Retour au texte

7 CE, 28 déc. 2001, no°225189, il est ici question d’opportunité politique. Retour au texte

8 CE, Sect., 20 mai 1996, no°144384, il est question de question purement technique et budgétaire. Retour au texte

9 CE, 8 mars 2006, no°278960. Retour au texte

10 CE de Belgique, 18 février 2016, no°233.855. Retour au texte

Droits d'auteur

Ces conclusions ne sont pas libres de droits. Leur citation et leur exploitation commerciale éventuelles doivent respecter les règles fixées par le code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, toute rediffusion, commerciale ou non, est subordonnée à l’accord du rapporteur public qui en est l’auteur.

Commentaire

Astrid Le Baube

Doctorante contractuelle au centre de recherches administratives (CRA) à l’université d’Aix-Marseille.

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DOI : 10.35562/amarsada.507

L’intensification des pouvoirs du juge administratif en matière de rupture conventionnelle.

Le dispositif de rupture conventionnelle, introduit à titre expérimental par l’article 72 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique1, semble en apparence accorder une garantie nouvelle au fonctionnaire désireux de quitter la fonction publique. Il permet à un fonctionnaire et à son administration de décider en commun des modalités de départ de l’agent, offrant une alternative à la révocation ou à la démission. Cependant, au regard des décisions rendues en premier ressort2, la rupture conventionnelle ne constitue pas un droit pour les fonctionnaires. C’est ce que les juges du second degré ont affirmé en l’espèce3, en précisant que le refus par l’administration de faire droit à une demande de rupture conventionnelle est soumis au contrôle restreint du juge de l’excès de pouvoir.

Une fonctionnaire de la ville de Marseille, ayant le grade d’adjoint administratif principal de première classe, sollicite le 25 février 2020 par courrier de la direction des ressources humaines de la commune afin d’obtenir des renseignements relatifs à la rupture conventionnelle. À ce titre, elle a été reçue en entretien le 6 juillet 2020. Le maire, en tant qu’autorité territoriale, a refusé de faire droit à sa demande de rupture conventionnelle par une décision datant du 14 décembre 2020.

Afin de contester le refus qui lui a été opposé, Mme B saisit le tribunal administratif de Marseille. Elle demande l’annulation de la décision du 14 décembre 2020 par laquelle le maire de la commune a refusé de faire droit à sa demande de rupture conventionnelle présentée en application du I de l’article 72 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique. Déboutée de sa demande par le tribunal administratif, Mme B interjette alors appel devant la cour administrative d’appel de Marseille.

En premier lieu, l’appelante avance que le jugement est entaché d’une erreur de droit dès lors que la procédure prévue aux articles 2, 4 et 5 du décret du 31 décembre 20194 n’a pas été respectée. Selon elle, la durée de traitement de sa demande aurait été excessive. Elle soutient également que la décision de refus par l’administration a été prise au terme d’une procédure irrégulière en mettant plus de dix mois à statuer sur sa demande.

En second lieu, afin de contester le refus de procéder à une rupture conventionnelle dans l’intérêt du service, l’appelante invoque le moyen selon lequel la décision attaquée serait entachée d’erreur d’appréciation « dès lors que la rupture conventionnelle permettrait à la ville de Marseille de générer des économies, […] la circonstance que la commune ait reçu de nombreuses demandes […] ne permet pas de justifier le refus qui lui a été opposé ».

Les problèmes juridiques présentés à la cour administrative d’appel s’articulent donc principalement autour de deux axes. L’un est relatif au champ d’application temporel de l’examen d’une demande de rupture conventionnelle5, tandis que l’autre porte sur le degré de contrôle exercé par le juge administratif, limité à l’erreur manifeste d’appréciation, sur une décision de refus de rupture conventionnelle.

La cour administrative d’appel de Marseille, par l’arrêt du 27 juin 2023, rejette la demande de Mme. B. Elle considère que le motif de rejet de la commune de Marseille n’était pas constitutif d’une erreur manifeste d’appréciation. À rebours de la décision rendue par le tribunal administratif de Paris6, qui considère que « la décision de conclure une rupture conventionnelle dans l’intérêt du service est une question de pure opportunité insusceptible d’être discutée au contentieux », la cour vérifie que la décision de refus prise par le maire de Marseille n’est pas entachée d’une erreur manifeste d’appréciation. Elle précise que le refus de faire droit à une demande de rupture conventionnelle est soumis au contrôle restreint du juge de l’excès de pouvoir.

En se prononçant en faveur de l’exercice d’un contrôle restreint à l’erreur manifeste d’appréciation, et non en faveur d’une absence de contrôle, la décision rendue par la cour administrative d’appel de Marseille adopte la même position que certains tribunaux administratifs7. Elle intensifie ainsi les pouvoirs de contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation du juge administratif en matière de rupture conventionnelle (I). Malgré l’accroissement des pouvoirs de contrôle du juge, la cour administrative d’appel de Marseille retient une solution défavorable au requérant fonctionnaire, en estimant qu’aucune erreur manifeste d’appréciation n’est démontrée (II).

I. L’intensification des pouvoirs du juge par le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation

La cour administrative d’appel de Marseille a précisé l’étendue des pouvoirs du juge administratif sur les motifs de refus de l’administration de signer la rupture conventionnelle8. Effectivement, au sixième considérant, le juge énonce que lorsque l’administration

« est saisie d’une demande de rupture conventionnelle présentée sur le fondement de ces dispositions, l’administration peut la rejeter dans l’intérêt du service. Il n’appartient au juge de l’excès de pouvoir de censurer l’appréciation ainsi portée par l’autorité administrative qu’en cas d’erreur manifeste d’appréciation ».

Ainsi en acceptant d’examiner le moyen tiré de l’erreur manifeste d’appréciation que l’administration aurait commise, le juge administratif exerce un contrôle restreint sur l’appréciation ayant conduit l’administration à refuser de conclure une rupture conventionnelle. La cour d’appel de Marseille rappelle donc que les décisions prises par l’administration dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire n’échappent pas au droit. Le juge administratif est ici en mesure de dire si l’administration s’est trompée grossièrement dans l’appréciation des faits qui ont motivé sa décision. En d’autres termes, à travers le contrôle restreint qu’il exerce, le juge est en mesure d’apprécier que les considérations d’intérêt du service invoquées ne sont pas assez pertinentes9.

Au regard de ces éléments, la décision rendue par la cour administrative d’appel de Marseille ne résulte pas d’une application stricte des dispositions du I de l’article 72 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique qui énonce que « la rupture conventionnelle ne peut être imposée par l’une ou l’autre des parties ». Effectivement, si une erreur manifeste d’appréciation avait été soulevée par le juge administratif, la requérante aurait pu espérer du juge qu’il enjoigne à l’administration d’accepter la rupture conventionnelle. Le tribunal administratif de Paris, par le jugement du 31 octobre 2022, a estimé que le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation vicie la liberté contractuelle qui constitue l’essence même de la rupture conventionnelle. Quelques mois plus tard, les tribunaux administratifs de Toulouse10 et de Dijon11 ont également jugé que « la décision de conclure une rupture conventionnelle dans l’intérêt du service est une question de pure opportunité insusceptible d’être discutée au contentieux ».

Le contrôle du juge s’est orienté, dans le cadre de la décision ici commentée, vers un contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation. Elle s’insère dans le mouvement général de la jurisprudence rendue par les tribunaux administratifs12. À titre d’exemple, les tribunaux administratifs de Lyon13, de Nîmes14 et de Dijon15 ont opéré un contrôle restreint à l’erreur manifeste d’appréciation que l’administration aurait commise en matière de rupture conventionnelle. La cour administrative d’appel de Lyon, par l’arrêt du 11 janvier 202416, statue dans le même sens que la cour administrative venant ainsi confirmer le pouvoir de contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation du juge administratif.

L’intensification des pouvoirs de contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation du juge administratif au fil de la jurisprudence, affaiblit le pouvoir discrétionnaire de l’administration. Effectivement, on est passé d’une absence de contrôle à un contrôle restreint. Le juge opère en l’espèce un contrôle de la qualification juridique des faits. La question de l’examen des faits par le juge administratif, plus précisément le juge de l’excès de pouvoir, ouvre la voie à de nouvelles perspectives favorables au fonctionnaire.

Cependant, au regard des décisions rendues, l’erreur manifeste d’appréciation n’a jamais été décelée dans les affaires relatives à la rupture conventionnelle en droit de la fonction publique17. La décision ici commentée ne fait pas exception.

Elle considère que « les circonstances alléguées par Mme. B tirées de ce que la rupture conventionnelle n’aurait aucune incidence sur l’équilibre budgétaire de la commune, ne sauraient, par elles‑mêmes, être de nature à établir que la décision attaquée serait entachée d’une erreur manifeste d’appréciation ». La décision rendue par la cour administrative d’appel de Lyon en janvier 2024 considère elle aussi « qu’il ne ressort pas des pièces du dossier […] dans l’intérêt du service, afin d’assurer la continuité du service, l’administration aurait commis une erreur manifeste d’appréciation ».

Malgré le contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation opéré par le juge administratif, la décision commentée reste en pratique défavorable au fonctionnaire.

II. L’intensification des pouvoirs du juge encore défavorable au fonctionnaire

Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation comporte inévitablement une part de subjectivité. En tant qu’expression d’un contrôle restreint, le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation en matière de rupture conventionnelle peut s’avérer défavorable pour le fonctionnaire.

La décision rendue par la cour administrative d’appel de Marseille s’inscrit dans la ligne des tribunaux administratifs qui, en acceptant d’opérer un contrôle restreint, écartent systématiquement une éventuelle erreur d’appréciation18. Effectivement, après avoir rappelé que « l’administration peut rejeter une demande de rupture conventionnelle dans l’intérêt du service », la cour ne constate aucune erreur manifeste d’appréciation. Tel est le cas également de la décision rendue par la cour administrative d’appel de Lyon en janvier 2024 dans laquelle le juge indique que l’administration n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en retenant un motif qui n’était pas étranger à l’intérêt du service.

Au regard de ces éléments, le motif étranger à l’intérêt du service est en l’espèce une composante à part entière du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. Comme le souligne le rapporteur public, « le motif étranger à l’intérêt du service nous parait relever du contrôle restreint qui ouvre la voie au contrôle de la qualification juridique des faits et donc de l’erreur manifeste d’appréciation »19.

Cependant, la notion d’intérêt du service20 ne dispose d’aucun contenu prédéterminé et s’apprécie en fonction des besoins, des missions du service tels qu’ils ont été définis par l’autorité administrative compétente. Le caractère indéterminé de cette notion implique inévitablement une part de subjectivité dans le contrôle restreint opéré par le juge administratif. En l’espèce, alors même que la requérante soutient que la rupture conventionnelle permettrait à la collectivité de faire des économies, la cour administrative d’appel de Marseille indique, sans plus de précision, que l’administration n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en retenant un motif qui n’est pas étranger à l’intérêt du service.

Le contrôle du motif étranger à l’intérêt du service, composante du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, épuise ainsi une partie du pouvoir d’interprétation du juge. Le motif étranger à l’intérêt du service apparaît comme la condition sine qua non pour le fonctionnaire de pouvoir quitter la fonction publique à la suite d’une demande de rupture conventionnelle. L’administration bénéficie donc d’un large pouvoir d’appréciation du motif de refus de procéder à une rupture conventionnelle.

Ainsi, la rupture conventionnelle ne peut donc être décrite comme la rencontre de deux volontés qui contractualisent leur accord21. Cette dernière paraît bien plus dirigée vers l’autorité administrative que le fonctionnaire.

Notes

1 V. loi no 2019‑828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, JORF, 7 août 2019. Retour au texte

2 TA Paris, 31 octobre 2022, no 2103433 ; TA Toulouse, 9 mai 2023, no 2006678 ; TA Dijon, 9 mars 2023, no 2101490. Retour au texte

3 CAA Marseille, 27 juin 2023, Mme. B c/ Commune de Marseille, no 22MA02314 Retour au texte

4 Décr. no 2019‑1593 du 31 décembre 2019, relatif à la procédure de rupture conventionnelle dans la fonction publique, JO, 1er janvier 2020. Retour au texte

5 L. Derboulles, « Précisions sur le contrôle juridictionnel des décisions de refus de rupture conventionnelle », AJFP, 2023, p. 568. Retour au texte

6 TA Paris, 31 octobre 2022, no 2103433. Retour au texte

7 TA Nîmes, 21 avril 2023, no 2100417 ; TA Dijon, 5 janvier 2023, no 2200095 ; TA Lyon, 2 décembre 2022, no 2106754. Retour au texte

8 V. loi no 2019‑828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, JO, 7 août 2019. Retour au texte

9 V. en ce sens C. De Bernardinis « Les nouveaux pouvoirs du juge administratif dans le contrôle de légalité des décisions individuelles », La lettre juridique, no 625, 17 septembre 2015 : Procédure administrative, Lexbase. Retour au texte

10 TA Toulouse, 9 mai 2023, no 2006678. Retour au texte

11 TA Dijon, 9 mars 2023, no 2101490. Retour au texte

12 Symchowicz Weissberg & Associés, « Le juge administratif exerce un contrôle restreint sur la décision de refus d’une rupture conventionnelle », Newsletter [en ligne], 11 septembre 2023. Retour au texte

13 TA Lyon, 2 décembre 2022, no 2106754. Retour au texte

14 TA Nîmes, 21 avril 2023, no 2100417. Retour au texte

15 TA Dijon, 5 janvier 2023, no 2200095. Retour au texte

16 CAA Lyon, 11 janvier 2024, Mme. B, no 22LY02371. Retour au texte

17 V. en ce sens L. Derboulles, « Précisions sur le contrôle juridictionnel des décisions de refus de rupture conventionnelle », AJFP, 2023, p. 568. Retour au texte

18 TA Paris, 31 octobre 2022, no 2103433 ; TA Toulouse, 9 mai 2023, no 2006678 ; TA Dijon, 9 mars 2023, no 2101490. Retour au texte

19 Voir les conclusions du rapporteur public M. Angeniol sur la décision no 22MA02314. Retour au texte

20 C. Testard, « Peut‑on se passer de l’intérêt du service ? », Revue du droit public, Lextenso, 2020, p. 103. Retour au texte

21 Ibid., Retour au texte

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