L’arrêt prend position sur la nature juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre. Rejoignant les analyses de la doctrine universitaire majoritaire, il est jugé que les quotas d’émission de gaz à effet de serre ne constituent pas de simples autorisations administratives mais appartiennent à la catégorie des biens meubles incorporels. Par conséquent, en cas d’erreur sur la déclaration relative à ces quotas, une compagnie aérienne peut adresser une réclamation à la direction générale de l’aviation civile, dans les limites de la prescription quinquennale posée par les dispositions de l’article 2224 du code civil.
La nature juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre
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Décision de justice
CAA Marseille, 7e chambre – N° 22MA02799 – Twin Jet – 22 décembre 2023
Informations complémentairesJuridiction : CAA Marseille
Numéro de la décision : 22MA02799
Numéro Légifrance : CETATEXT000048807341
Date de la décision : 22 décembre 2023
Index
Rubriques
EnvironnementTextes
Résumé
Conclusions du rapporteur public
Olivier Guillaumont
Rapporteur public
DOI : 10.35562/amarsada.412
1.
L’instauration de droits négociables comme moyen de contrôle de la pollution a été proposée, pour la première fois, en 1968 par l’économiste canadien John Dales. Les premiers programmes d’échange de droits d’émission ont été mis en œuvre aux États‑Unis par le Clean Air Act Amendment de 1977. Plusieurs autres programmes similaires ont été mis en application aux États‑Unis et dans d’autres pays (Pour un historique, voir notamment J-C Bancal, A. Granger et C. Laudrain « Droit du marché carbone », Fasc 3360 au JurisClasseur Environnement et Développement durable. A. Van Lang, Droit de l’environnement, PUF 5e ed. 2021, no 235 et s). L’idée d’un tel programme à l’échelle internationale a peu à peu émergée. Elle apparaît de façon sous-jacente dans la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 19921 puis clairement dans le protocole de Kyoto de 1997 qui institue des mécanismes de flexibilité fondés sur l’échange et la négociation de droits à émettre.
À la suite du protocole de Kyoto les choses ont évolué au niveau européen jusqu’à l’adoption de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté. Dans la foulée, au niveau national, l’ordonnance no 2004‑330 du 15 avril 2004, prise pour la transposition de la directive a créé un système d’attribution et d’échange de quotas d’émission de GES. Ses dispositions ont été codifiées aux articles L. 229‑5 et suivants du code de l’environnement. Le dispositif a été ensuite modifié à plusieurs reprises.
En substance, les activités qui entrent dans le champ de la réglementation – notamment nous allons y revenir les activités aériennes – sont soumises à autorisation administrative pour émettre des GES. Une fois autorisé, l’exploitant de l’activité émettrice se voit affecter par la puissance publique des quotas – c’est-à-dire un certain nombre d’unités de compte représentant chacune l’émission de l’équivalent d’une tonne de dioxyde de carbone. Cette affectation couvre une période pluriannuelle, mais c’est chaque année qu’une fraction des quotas prévus est effectivement délivrée à l’exploitant. À l’issue de chaque exercice, l’exploitant doit restituer à l’État un montant de quotas qui correspond au volume de ses émissions effectivement constaté. Si celles‑ci ont dépassé les quotas délivrés, il doit en acquérir sur un marché alimenté par les entreprises qui ont réussi à réduire leurs émissions au-delà des objectifs assignés et disposent de quotas excédentaires.
Toute la logique du dispositif consiste à internaliser les émissions de GES dans le coût d’exploitation d’une activité polluante, en attribuant un prix au carbone et en mettant en place l’infrastructure de marché dans le cadre duquel ce prix évoluera. La logique du système repose sur le postulat que la rareté des quotas, modulée par les pouvoirs publics, doit progressivement créer une préférence des exploitants pour la réduction de leurs émissions plutôt que pour l’achat de ce que certains qualifient de « droits à polluer ». Un tel qualificatif est pour d’autres réducteur dès lors que ces mécanismes, par nature régulateurs et succédant à une période où la liberté la plus totale régnait dans ce domaine ont démontré leur efficacité dans la lutte contre le réchauffement climatique… Ainsi et sans surprise, comme en toutes choses, il est possible de voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Nous ne prendrons pas partie ce matin sur cette controverse et après ces propos introductifs il est temps d’entrer dans le cœur du dossier.
2.
La SAS Twin Jet est une compagnie aérienne. Elle a signalé le 25 mars 2019 au directeur général de l’aviation civile, une erreur dans sa déclaration déposée dans le cadre du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre au titre de l’année 2018 et sollicité le reversement de quotas qu’elle estimait avoir indûment restitués au titre de cette année. Le 8 avril 2019, elle a soumis à la direction générale de l’aviation civile une prétention identique au titre de l’année 2016.
Par une décision du 19 juin 2019, le directeur général de l’aviation civile a fait droit aux demandes de la SAS Twin Jet au titre des années 2016 et 2018 et, après analyse d’office des déclarations effectuées au titre des années 2015 et 2017, accordé à l’intéressée une restitution de 2 045 quotas de gaz à effet de serre au titre de l’année 2015 et de 1 004 quotas au titre de l’année 2017.
Par courrier du 23 juillet 2019, la SAS Twin Jet a sollicité le reversement intégral des quotas restitués au titre de l’année 2017, soit 9 008.
Par une décision du 25 octobre 2019, le directeur général de l’aviation civile a refusé de faire droit à cette dernière demande au motif de sa tardiveté.
La SAS Twin Jet a demandé au tribunal administratif de Marseille d’annuler les décisions des 19 juin 2019 et 25 octobre 2019 et d’enjoindre à la direction générale de l’aviation civile de lui restituer les quotas reversés pour l’année 20172.
Elle fait appel du jugement du 15 septembre 2022 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande3.
3.
La régularité du jugement est contestée en tant notamment qu’il a rejeté comme irrecevables les conclusions dirigées contre la décision du 19 juin 2019. Pour écarter comme irrecevable ces conclusions, le tribunal a qualifié la décision du 19 juin 2019 de décision « purement gracieuse ». Rappelons sur ce point que la qualification de « mesure purement gracieuse » a pour conséquence de rendre la décision insusceptible de recours contentieux. Cette notion est limitée aux mesures individuelles, ce qui est le cas de la décision en cause4. En l’espèce, nous l’avons dit précédemment, les demandes de restitutions présentées par la SAS Twin Jet par lettres des 25 mars 2019 et 8 avril 2019 ne portaient que sur les années 2016 et 2018. Dans la décision du 19 juin 2019 prise suite à ces courriers la DGAC est allée au-delà des demandes. Elle a examiné spontanément les années 2015 et 2017 alors qu’elle n’y était pas tenue et, a accordé une restitution de quotas de gaz à effet de serre au titre de ces deux années 2015 et 2017. Il n’y a pas à notre connaissance de précédent sur ce point en jurisprudence. L’hésitation est permise mais il nous semble, à la réflexion, que la décision du 19 juin 2019, notamment en tant qu’elle a accordé une restitution qui ne lui était pas demandée au titre de l’année 2017, doit effectivement être regardée comme une mesure purement gracieuse favorable à la requérante qui n’a, dès lors et ainsi que l’ont estimé à bon droit les premiers juges pas d’intérêt à en demander l’annulation. Vous observerez que la solution n’est en vérité pas déterminante en l’espèce, ni inéquitable, dès lors que la société pouvait, comme elle l’a fait, rebondir et solliciter la restitution totale au titre de l’année 2017. Cette demande a généré la décision de refus du 25 octobre 2019 dont il va être question désormais dans le cadre de l’examen du bien-fondé du jugement.
4.
Dans la décision du 25 octobre 2019 le directeur général de l’aviation civile a opposé à la société requérante la tardiveté de sa demande adressée le 23 juillet 2019. La société conteste cette position et soutient qu’elle n’était soumise à aucun délai pour présenter une demande de restitution. Nous pourrions nous abstenir de prendre position sur ce point puisque, comme nous le verrons un peu plus loin, sur le fond la position de la requérante ne nous semble pas fondée. L’intérêt de la problématique soulevée nous conduit à renoncer à cette logique d’économie des moyens.
S’il résulte des dispositions de l’article R. 229‑37‑7 du code de l’environnement que la SAS Twin Jet ne pouvait, au-delà du 31 mars 2018, déposer une déclaration des émissions résultant de ses activités aériennes au titre de l’année 2017, il nous semble que rien ne faisait, en revanche, obstacle à ce qu’ayant constaté une erreur sur la déclaration précédemment déposée au titre de ladite année, elle adresse à la direction générale de l’aviation civile, dans les limites de la prescription quinquennale posée par les dispositions de l’article 2224 du code civil.
En effet, nous n’avons pas trouvé dans les textes applicables, ni dans la législation communautaire ni en droit interne, de dispositions venant interdire ou encadrer dans le temps une demande de restitution. Une logique de « péremption » pourrait être envisagée dès lors que les quotas sont affectés pour une période donnée (en l’occurrence 2013‑2020) on aurait pu imaginer que la faculté de rectification soit limitée dans le temps mais le système a été reconduit (même s’il l’a été avec des modifications). On aurait pu également imaginer que cette faculté de rectification ne puisse être exercée que dans la limite du délai laissé à l’administration pour effectuer les contrôles5 eu égard à l’économie du dispositif concerné. Mais les décisions non contestées de restitution au titre des années 2015 et 2016, qui établissent que l’administration est en capacité de procéder à de telles rectifications, constituent la démonstration de ce que cette piste semble conduire à une impasse6.
Il nous semble par conséquent qu’il convient de raisonner au regard du droit commun et de rechercher le délai de prescription applicable. Et le délai de prescription applicable nous semble être le délai de prescription quinquennale posée par les dispositions de l’article 2224 du code civil qui prévoit que « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Il nous semble cohérent d’appliquer ce texte aux quotas d’émission de gaz à effet de serre s’agissant de biens meubles incorporels par détermination de la loi. Dans sa version applicable au litige l’article L. 229‑15 du code de l’environnement précisait en effet que
« I.- Les quotas d’émission de gaz à effet de serre délivrés aux exploitants d’installations autorisées à émettre ces gaz ou aux exploitants d’aéronef sont des biens meubles exclusivement matérialisés par une inscription au compte de leur détenteur dans le registre national mentionné à l’article L. 229‑16. Ils sont négociables, transmissibles par virement de compte à compte et confèrent des droits identiques à leurs détenteurs. Ils peuvent être cédés dès leur délivrance sous réserve des dispositions de l’article L. 229‑18. / II.- Les quotas d’émission peuvent être acquis, détenus et cédés par tout exploitant d’une installation au titre de laquelle a été délivrée par un État membre de la Communauté européenne une autorisation d’émettre des gaz à effet de serre, par tout exploitant d’aéronef mentionné à l’article L. 229-5, par toute personne physique et par toute personne morale, conformément aux dispositions du règlement pris en application de l’article 19 de la directive du 13 octobre 2003 régissant l’ouverture de comptes dans le registre de l’Union. ».
Les quotas d’émission de gaz à effet de serre ne constituent ainsi pas de simples autorisations administratives. Si la qualification de bien meuble incorporel des quotas d’émission de gaz à effet de serre peut pour partie sembler surprenante elle est en réalité totalement cohérente avec l’économie même du dispositif imaginé au départ, comme nous l’avons rappelé en commençant ces conclusions, par des économistes. La qualification de bien meuble incorporel est dans une certaine mesure presque consubstantielle au mécanisme de marché mis en place qui implique une valeur d’échange. Comme l’indique un auteur,
« La valeur apparaît ainsi comme un élément organique du bien incorporel ; elle est tout à la fois la source de sa reconnaissance et le but de la réservation de ses utilités. Somme toute, ce n’est que d’elle dont il est question lorsqu’il s’agit de reconnaître la cessibilité des clientèles civiles, de consacrer une propriété des attributs de la personnalité ou bien d’envisager une réservation de l’information. Et c’est encore sa considération qui, en y voyant le fruit d’un investissement financier plutôt que le produit d’une activité personnelle, décide en conséquence de l’attribution du monopole sur une création. Elle est aussi, très certainement, le déterminant pour qualifier les quotas d’émission de gaz à effet de serre de biens meubles et prévoir le transfert de leur propriété avec en vue d’en organiser un marché » (G. Loiseau JurisClasseur Notarial Répertoire - Encyclopédies - V° Biens - Fasc. 70 : BIENS. – Biens meubles par détermination de la loi ou meubles incorporels ou du même auteur Jurisclasseur civil Fasc. 20 BIENS. – Biens meubles par détermination de la loi ou meubles incorporels)7.
Voyez également Mathilde Hautereau-Boutonnet qui indique que :
« Si le dispositif de la compensation autorise le débiteur de l’obligation légale de compensation à faire appel à un opérateur pour acquérir des unités de compensation, existe surtout le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (SECQUE). Les exploitants autorisés à émettre des gaz à effet de serre se voient octroyés des quotas d’émission chaque année. Au terme de l’année civile d’affectation, ils doivent rendre le nombre de quotas correspondant au total des émissions qu’ils ont émises. Ces quotas, biens meubles incorporels, peuvent être vendus sur un marché qui y est dédié. C’est le cas pour les exploitants qui réduisent les émissions de gaz à effet de serre produites par leur activité. Or, c’est grâce à la valorisation de l’échange d’un bien sur le marché que l’environnement tend à être préservé » (Mathilde Hautereau-Boutonnet, Face à la crise écologique, quel rôle pour le droit privé ? La Revue des juristes de Sciences PO no 18 du 1er janvier 2020 - Revue des juristes de Sciences Po).
La doctrine universitaire est ainsi quasi unanime pour qualifier, comme le législateur, les quotas d’émission de gaz à effet de serre de biens meubles incorporels (Voyez outre les références déjà citées le passionnant article de H. Le Bars, « La nature juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre après l’ordonnance du 15 avril 2004, réflexion sur l’adaptabilité du droit des biens », JCP G 2004, I, p. 148 ; voir également : T. Bonneau, « Quotas de CO2, biens et titres financiers », Bull. Joly Bourse, 2001, no 3, p. 107 ; A. Greybollet, « Extension de la notion de marché réglementé aux quotas d’émission de CO2 et à certains actifs », RTDF 2010/4, p. 103. ».)8.
Dans ces conclusions sur l’arrêt du CE Commune de Valence du 6 octobre 2017 no 402322, M. Henrard adhère également sans réserve à cette qualification de bien meuble des quotas d’émission de gaz à effet de serre :
« En premier lieu, le code précise également au I du même article L. 229-15 que " Les quotas […] sont des biens meubles […] ". Toujours selon cet article, les quotas sont exclusivement matérialisés par une inscription au compte de leur détenteur dans un registre national, lequel est tenu par la Caisse des dépôts en application de l’article R. 229-34. Ils " sont négociables, transmissibles par virement de compte à compte […]. Ils peuvent être cédés dès leur délivrance […] ". Enfin, " Le transfert de propriété des quotas résulte de leur inscription, par le teneur du registre national, au compte du bénéficiaire […] ". Quant au II, il précise que " Les quotas d’émission peuvent être acquis, détenus et cédés par tout exploitant […] ". Il est donc bien question, nommément, d’un droit de propriété sur les quotas – même si cette mention a disparu ultérieurement avec l’ordonnance du 28 juin 2012, pour des raisons que rien dans les travaux préparatoires ne vient expliquer. Il est question également de la composante essentielle du droit de propriété que constitue le droit de disposer de la chose. Ajoutons que le nouveau règlement du 2 mai 2013 établissant un registre de l’Union5 fait clairement état, à son considérant (8) et à son article 40, de ce que l’exploitant dispose de la " propriété " des quotas. ».
La qualification de biens meubles est également celle qui est faite par la doctrine fiscale qui rappelle cependant que la cession de ces droits constitue une prestation de services (BOI‑TVA‑CHAMP‑10‑10‑40‑30, 1er août 2018, § 290 ; BOI‑TVA‑DECLA‑10‑10‑20, 11 mars 2020, § 440). Cf. sur ce point F. Le Métayer, Encyclopédies - Lexis Pratique Fiscal – F‑6160.- Redevable de la TVA).
Nous observons que la qualité immatérielle de ces biens exige que leur existence soit matérialisée par une inscription sur un objet physique, en l’occurrence le registre européen des crédits carbone. Malgré leur inscription en compte, les crédits carbone ne constituent pas des instruments financiers au sens de l’article L. 211‑1 du Code monétaire et financier (cf. M. Dantin et C. Descoutures, Revues - Cahiers de droit de l’entreprise no 2 du 1er mars 2023 – « Crédits carbone volontaires : les bonnes intentions ne suffisent pas » - Nécessité de comprendre un marché et des pratiques en construction »). C’est en ce sens qu’il faut comprendre à notre sens les conclusions de l’avocat général HOGAN sous l’arrêt CJUE du 23 décembre 2021 affaire C‑165/209. À notre sens, ces conclusions sont compatibles avec la qualification de biens meubles incorporels. Elles permettent simplement d’insister sur les particularités de ces biens meubles incorporels qui du fait de leurs caractéristiques ne confèrent pas un droit de propriété sans limite.
Si vous nous suivez, vous jugerez que c’est à tort que, par la décision attaquée du 25 octobre 2019, le directeur général de l’aviation civile a opposé à la société requérante la tardiveté de sa demande adressée le 23 juillet 2019. Ce faisant, vous seriez semble-t-il les premiers à prendre position sur le délai de prescription applicable à l’action en restitution étant précisé que la CAA de Bordeaux dans un arrêt du 3 janvier 2017 no 16BX00955 ne s’est pas prononcée sur le délai de prescription mais a déjà admis le principe d’une possibilité de correction d’une erreur commise par l’exploitant dans sa déclaration10.
5.
Vous pourrez néanmoins vous abstenir de trancher expressément cette problématique si vous nous suivez sur ce qui suit.
Le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, fait valoir, par mémoire enregistré le 20 avril 2023, communiqué à la société requérante, que celle-ci ne peut prétendre au reversement de l’intégralité des quotas restitués au titre de l’année 2017 dès lors qu’elle ne peut être regardée comme ayant produit des émissions totales inférieures à 10 000 tonnes par an, doit être regardé comme présentant une demande de substitution de motifs. Le ministre doit être regardé comme vous demandant de procéder à une substitution de motifs. Rappelons qu’une telle substitution, dans la mesure où elle relève de l’appréciation de la seule administration et afin d’éviter que le juge se mue en administrateur, suppose une demande en ce sens de l’autorité administrative (CE décision de Section du 6 février 2004, Mme Hallal, no°240560, A). Mais cette demande n’a pas à être formulée de manière expresse. Sur ce point le CE admet que vous pouvez vous contenter de l’invocation par le défendeur de ce que l’acte litigieux est légalement justifié par un motif autre que celui initialement retenu (v. CE du 19 mai 2021, Commune de Rémire-Montjoly, no 435109, B).
6.
La réponse à ce moyen impose de mobiliser l’article L. 229‑5 du code de l’environnement, transposant en droit interne la directive 2003/87/CE du parlement européen et du Conseil du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté et modifiant la directive 96/61/CE du Conseil et la directive 2008/101/CE du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/87/CE afin d’intégrer les activités aériennes dans le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre11, l’article D. 229‑37‑2 du code de l’environnement12, la décision 2009/450/CE de la commission européenne13 et le point 24 des lignes directrices interprétatives relatives au règlement (CE) no 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil - Obligations de service public (OSP)14.
Il résulte de l’ensemble de ces dispositions que sont exemptés de participation au système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre les vols effectués dans le cadre d’obligations de service public imposées, notamment, sur une liaison dont la capacité offerte ne dépasse pas 30 000 sièges par an. Il résulte également de ces dispositions que, dans l’hypothèse de vols avec escales, l’obligation de service public doit être évaluée pour chacun des segments de vols pris séparément.
Il ressort des pièces du dossier que la SAS Twin Jet effectuait, au titre de l’année 1997, des vols dans le cadre d’obligations de service public sur les lignes Le Puy‑en‑Velay‑Paris, Périgueux‑Paris et Limoges‑Paris.
Elle fait valoir, sur la base d’un rapport effectué par la société Verifavia, vérificateur agréé par l’Union européenne, que 98 vols ont été réalisés dans le cadre de telles obligations de service public.
Toutefois l’obligation de service public imposait un vol direct sans escale. Or, ce n’était pas le cas de ces 98 vols. Ces vols ne peuvent donc être pris en compte comme le soutient la requérante.
Il n’est pas contesté ces 98 vols représentent 44 tonnes d’émission de CO2 et cela fait toute la différence.
Ainsi, à supposer même que soit pris en compte, aux lieu et place du rapport établi par Eurocontrol, le rapport rectificatif établi par la société Verifavia, laquelle conclu à des émissions dans le « champ total » de 9 995 quotas, le seuil des 10 000 tonnes posé aux dispositions du j. de l’article D. 229‑37‑2 du code de l’environnement était dépassé au titre de l’année 2017.
Par suite, la société Twin Jet n’est pas fondée à soutenir qu’elle aurait dû être exemptée du système d’échange et bénéficier d’un reversement des 9 008 quotas restitués à l’État au titre de l’année 2017.
Il résulte de tout ce qui précède que la société requérante n’est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Marseille a rejeté ses conclusions aux fins d’annulation des décisions des 19 juin 2019 et 25 octobre 2019 ainsi que, par voie de conséquence, ses conclusions aux fins d’injonction.
Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête.
Notes
1 Qui a adopté le principe selon lequel « les changements climatiques requièrent un bon rapport coût-efficacité, de manière à garantir des avantages globaux au coût le plus bas possible » (art. 6). Retour au texte
2 Le recours a été porté directement devant le TA. Nous observons que l’article R. 229‑27 du code de l’environnement sans sa version en vigueur depuis le 11 octobre 2019 précise que « Préalablement à tout recours contentieux à l’encontre d’une décision d’affectation ou de délivrance de quotas d’émission de gaz à effet de serre prise au bénéfice d’un exploitant ou d’une décision de restitution de quotas indûment délivrés en application de l’article L. 229‑8, l’intéressé saisit le ministre chargé de l’environnement ». Des dispositions similaires existaient préalablement. Mais cet article est inséré dans une sous-section 1 relative au « Système d’échanges de quotas d’émission de gaz à effet de serre appliqué aux installations classées pour la protection de l’environnement mentionnées à l’article L. 511‑1 et aux équipements et installations mentionnés à l’article L. 593‑3 (Articles R. 229‑5 à R. 229‑33) » tandis que, les aéronefs sont régis par la sous-section 3 : « Système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre appliqué aux exploitants d’aéronef (Articles R. 229‑37‑1 à R. 229‑37‑11) » Il ne s’applique donc pas en l’espèce. Retour au texte
3 Le dossier ne relevait pas de la compétence du CE en premier et dernier ressort. Le TA était effectivement compétent même si la DGAC est un service à compétence nationale. En effet, la compétence en premier ressort du tribunal nous semble acquise s’agissant de cette décision individuelle concernant une entreprise ayant son établissement à Aix-les-Milles en application de l’article R. 312‑10 du CJA. Cet article prévoit que « les litiges relatifs aux législations régissant les activités professionnelles […] relèvent, lorsque la décision attaquée n’a pas un caractère réglementaire, de la compétence du tribunal administratif dans le ressort duquel se trouve soit l’établissement ou l’exploitation dont l’activité est à l’origine du litige, soit le lieu d’exercice de la profession ». La jurisprudence retient une acception large de la catégorie des « législations régissant les activités professionnelles », dont il résulte qu’elle ne concerne pas uniquement les professions réglementées, mais s’étend à toute forme de législation qui régit une activité professionnelle. Le Conseil d’État a ainsi estimé que relevaient notamment de ces dispositions un litige relatif à la contestation d’arrêtés de répartition des quotas de pêche (CE 8 juillet 1992, FROM et autres, no 133143 ; CE 19 mai 1993, SA Cie Malouine de pêche, no 124677) ou encore, précisément, à une décision d’affectation ou de délivrance de quotas de gaz à effet de serre (CE, 30 mai 2007, Société Lesaffre Frères, no 287280, B). Retour au texte
4 Un acte réglementaire ne saurait revêtir le caractère d’une mesure purement gracieuse : CE, 30 mars 2019, M. Baron et Association Sans d’encre, no 404405, T. pp. 524-888 ; CE 24 février 2020 commune de Paimpol no 425034 en B Retour au texte
5 Dans sa version applicable, l’article L. 229-6 du code de l’environnement indique que « Un arrêté pris par le ministre chargé des transports fixe les modalités de mise en œuvre des obligations particulières de surveillance, de déclaration et de contrôle auxquelles sont soumis les exploitants d’aéronef mentionnés à l’article L. 229‑5, en ce qui concerne leurs émissions, et le cas échéant leurs activités aériennes en termes de tonnes-kilomètres. » Article R. 229‑37‑7 : »… Chaque année à partir de 2013, au plus tard le 31 mars, chaque exploitant d’aéronef ayant au préalable soumis un plan de surveillance de ses émissions soumet à l’autorité compétente une déclaration des émissions résultant de ses activités aériennes de l’année précédente, ces données d’émissions étant vérifiées selon les dispositions de l’article L. 229‑14. L’autorité compétente transmet les déclarations des exploitants à la Commission européenne ainsi qu’au teneur du registre mentionné à l’article L. 229‑16. » Retour au texte
6 Nous avons entreprise de raisonner par comparaison avec les possibilités limitées de régularisation d’une déclaration fiscale ayant pour objet de bénéficier d’un dispositif limité dans le temps mais cette logique ne nous semble à la réflexion pas transposable. Pour mémoire, voir notamment CE 14 juin 2017 no 397052 Ministre des finances et des comptes publics c/ M. et Mme Lanet en B. Comme l’explique M. Benoît BOHNERT, rapporteur public, dans ses conclusions sur l’arrêt M. et Mme Lanet : Retour au texte
« En résumé, lorsque des dispositions subordonnent le bénéfice d’un avantage fiscal à une demande formulée par voie déclarative, il nous semble qu’elles n’ont pas, en tant que telles, pour effet d’interdire au contribuable de régulariser sa situation dans le délai de réclamation prévu à l’article R. 196‑1 du LPF, sauf si la loi a expressément prévu que l’absence de demande dans le délai de déclaration entraîne la déchéance du droit à cet avantage, ou lorsqu’elle offre au contribuable une faculté d’option dont l’exercice présente nécessairement un caractère irrévocable, eu égard à l’économie du dispositif concerné… »
7 « La valeur apparaît ainsi comme un élément organique du bien incorporel ; elle est tout à la fois la source de sa reconnaissance et le but de la réservation de ses utilités. Somme toute, ce n’est que d’elle dont il est question lorsqu’il s’agit de reconnaître la cessibilité des clientèles civiles, de consacrer une propriété des attributs de la personnalité ou bien d’envisager une réservation de l’information. Et c’est encore sa considération qui, en y voyant le fruit d’un investissement financier plutôt que le produit d’une activité personnelle, décide en conséquence de l’attribution du monopole sur une création. Elle est aussi, très certainement, le déterminant pour qualifier les quotas d’émission de gaz à effet de serre de biens meubles et prévoir le transfert de leur propriété avec en vue d’en organiser un marché (C. envir., art. L. 229‑15. – V. G. Le Bars, La nature juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre après l’ ordonnance du 15 avril 2004 . Réflexions sur l’adaptabilité du droit des biens : JCP G 2004, I, 148. – R. Peylet, Un marché de nouveaux biens meubles, les quotas d’émission de gaz à effet de serre : Rev. jur. de l’école publique 2005, p. 213. – H. de Gaudemer, Les quotas d’émission de gaz à effet de serre : Rev. fr. dr. adm. 01/2009, p. 25). Ce n’est pas dire, toutefois, que le bien incorporel campe exclusivement sur la valeur car il faudrait considérer, sinon, que toute valeur patrimoniale constitue en soi un bien incorporel (V. en ce sens, R. Savatier, Essai d’une présentation nouvelle des biens incorporels : RTD civ. 1958, p. 331 , spéc. no 31), ce qui est certainement excessif et préjuge de l’intégration de cette valeur dans le droit positif. » (cf. G. Loiseau JurisClasseur Notarial Répertoire - Encyclopédies - V° Biens - Fasc. 70 : BIENS. – Biens meubles par détermination de la loi ou meubles incorporels ou du même auteur Jurisclasseur civil Fasc. 20 BIENS. – Biens meubles par détermination de la loi ou meubles incorporels). Retour au texte
8 Une partie de la doctrine juridique a tenté de qualifier les crédits carbone à la fois d’actif et d’autorisation administrative transférable. Le Code de l’environnement les inclut dans la catégorie des biens meubles, qui sont soumis aux règles de propriété du Code civil français. Comme les autres biens mobiliers relevant du Code civil, le transfert d’un crédit pouvait être réalisé par voie d’inscription au compte de son titulaire après un simple accord entre les parties. L’inscription en compte des crédits carbone matérialise leur existence. » (M. Dantin et C. Descoutures, Revues - Cahiers de droit de l’entreprise no 2 du 1er mars 2023 – « Crédits carbone volontaires : les bonnes intentions ne suffisent pas . - Nécessité de comprendre un marché et des pratiques en construction »). Retour au texte
9 « L’article 40 dudit règlement, intitulé « Nature des quotas et irrévocabilité des transactions », prévoit : « 1. Un quota ou une unité de Kyoto est un instrument fongible dématérialisé qui est négociable sur le marché. 2. Le caractère dématérialisé des quotas et des unités de Kyoto implique que leur consignation dans le registre de l’Union constitue une preuve suffisante à première vue du titre de propriété conféré, et de toute autre opération dont la consignation dans le registre est requise ou autorisée par le présent règlement. […] 4. La personne qui acquiert et détient de bonne foi un quota ou une unité de Kyoto devient propriétaire du quota ou de l’unité de Kyoto indépendamment de toute restriction dans le titre de propriété de la personne qui transfère. » […]. Le système d’échange de quotas d’émission est simplement un mécanisme conçu pour encourager un certain comportement économique (à savoir, la réduction des gaz à effet de serre). Si les quotas pouvaient faire l’objet d’échanges et l’ont été (24), cela a été autorisé dans le contexte d’entreprises exerçant une activité économique (comme l’aviation) qui était clairement susceptible de contribuer à la pollution de l’environnement. Il n’a jamais été envisagé que ces quotas puissent, en eux-mêmes, être monétisés indépendamment de cette activité économique ou qu’ils puissent être considérés comme étant équivalents à une forme de quasi-monnaie qui pourrait ensuite être traitée comme un actif liquide dans une faillite. […]. Tout cela revient à dire que les régimes d’échange de ce type – que ce soit les quotas laitiers d’une génération antérieure ou les régimes d’échanges de quotas d’émission comme le présent – tendent à faire naître un type spécial d’actifs. Bien que ces actifs aient une certaine valeur monétaire – ils peuvent après tout faire l’objet d’échanges – ils se distinguent des actifs monétisés ordinaires qui forment la base de l’interprétation traditionnelle des droits de propriété reconnus par la Charte, la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales et les constitutions des États membres, en ce qu’ils sont intrinsèquement liés à l’activité économique elle-même ainsi qu’aux dispositions législatives régissant leur allocation, délivrance et durée. Par conséquent, ceux qui soutiennent que leurs droits en ce qui concerne les actifs du régime d’échange ont été violés doivent généralement se tourner vers le principe de protection de la confiance légitime plutôt que vers les droits de propriété en tant que tels. » Retour au texte
10 « En revanche, les arrêtés annuels délivrant les quotas à l’exploitant constituent des décisions créatrices de droits. Les principes rappelés au point 3, non plus que les dispositions rappelées ci-dessus ne s’opposent à ce que le ministre tienne compte, pour modifier la décision affectant les quotas pour l’ensemble de la période du plan, et à l’occasion des arrêtés annuels de délivrance des quotas, d’une erreur commise par l’exploitant dans les éléments factuels de la déclaration préalable ayant servi de base au calcul des quotas alloués pour la durée du plan et portant sur ses émissions lors de l’année de référence. » Retour au texte
11 « Les dispositions de la présente section s’appliquent aux installations classées et aux équipements et installations nécessaires à l’exploitation d’une installation nucléaire de base mentionnés à l’article L. 593-3 qui exercent une des activités dont la liste est fixée par décret en Conseil d’État, au titre des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère résultant de ces activités. Pour l’établissement de cette liste, il est tenu compte de la capacité de production ou du rendement de l’installation ou de l’équipement. / Les dispositions de la présente section s’appliquent également aux exploitants d’aéronef dont la France est l’État membre responsable au titre des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère au cours de tout vol à l’arrivée ou au départ d’un aérodrome situé sur le territoire d’un État membre de l’Union européenne ou d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen, à l’exception des vols dont la liste est fixée par décret […] » Retour au texte
12 « La présente sous‑section s’applique aux émissions dans l’atmosphère de dioxyde de carbone des exploitants d’aéronef mentionnés à l’article L. 229‑5 dès lors qu’ils effectuent une activité aérienne, définie comme tout vol à l’arrivée ou au départ d’un aérodrome situé sur le territoire d’un Etat membre de l’Union européenne, à l’exclusion des types de vols suivants (…) i) Vol effectué dans le cadre d’obligations de service public imposées conformément au règlement (CE) no 1008/2008 sur une liaison au sein des régions ultrapériphériques spécifiées à l’article 355, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ou sur une liaison dont la capacité offerte ne dépasse pas 30 000 sièges par an ; et j) Vol qui, à l’exception de ce point, relèverait de cette activité, réalisé par un transporteur aérien commercial effectuant : – soit moins de 243 vols par quadrimestre pendant les trois quadrimestres consécutifs d’une année ; – soit des vols produisant des émissions totales inférieures à 10 000 tonnes par an […] ». Retour au texte
13 Dans laquelle il est précisé que « Il convient d’interpréter les obligations de service public conformément au règlement (CE) no 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l’exploitation de services aériens dans la Communauté ». Retour au texte
14 « Les OSP peuvent habituellement s’appliquer aux liaisons comportant une ou plusieurs escales (21). Toutefois, l’adé¬quation de l’OSP doit être évaluée pour chaque segment du vol. Les OSP ne devraient pas s’appliquer aux segments du vol qui ne peuvent pas en bénéficier. Si, par exemple, une OSP est imposée sur une liaison A–C comportant une escale au point B, l’éligibilité des liaisons A–C, A–B et B–C devrait être évaluée pour chacun des segments pris séparément. Autre supposition : le segment B–C ne remplit pas les conditions pour bénéficier d’une OSP sur la base de ses caractéristiques propres. Dans ce cas, aucune OSP ne devrait s’appliquer aux transporteurs aériens exploitant ce segment, que ce soit pour le transport de passagers ou de marchandises. L’existence d’une OSP sur le segment A–C ne devrait pas entraver la libre prestation de services aériens sur le segment B–C ». Retour au texte
Droits d'auteur
Ces conclusions ne sont pas libres de droits. Leur citation et leur exploitation commerciale éventuelles doivent respecter les règles fixées par le code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, toute rediffusion, commerciale ou non, est subordonnée à l’accord du rapporteur public qui en est l’auteur.
Commentaire
Marie Micaelli
Doctorante en droit public, Centre de Recherches Administratives (CRA), Faculté de droit d’Aix en Provence
DOI : 10.35562/amarsada.498
Afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre de certains secteurs sensibles comme l’aviation, réputé pour ses activités particulièrement polluantes, et de se conformer à ses engagements européens en matière climatique, le législateur a institué un système de droits d’émission échangeables. Chaque exploitant d’aéronef se voit ainsi attribuer par l’autorité administrative compétente (la direction générale de l’aviation civile (DGAC), rattachée au ministère de la transition écologique) et à titre gratuit un quota pour couvrir ses émissions. À l’issue d’une période d’activité donnée, les compagnies aériennes peuvent conserver les quotas économisés ou les vendre à une autre compagnie dont le solde est épuisé sur un marché dédié. Le contrôle des émissions est placé sous la supervision de la DGAC, dont les décisions peuvent être contestées devant la juridiction administrative.
La nature juridique de ces quotas est précisée par le code de l’environnement. L’article L. 229‑15 dispose en ce sens que
« les quotas d’émission de gaz à effet de serre délivrés aux exploitants d’installations autorisées à émettre ces gaz sont des biens meubles exclusivement matérialisés par une inscription au compte de leur détenteur dans le registre national mentionné à l’article L. 229‑16 ».
En dépit de ces précisions importantes, la qualification juridique du quota d’émission de gaz à effet de serre (GES) est de longue date discutée par la doctrine universitaire, qui y voit tantôt une autorisation administrative soumise à un régime de droit public1, tantôt un bien meuble qualifié de « ressource rare »2. Cette ambiguïté est alimentée par le faible nombre de décisions rendues en la matière. En pratique, les conséquences juridiques découlant de cette qualification sont importantes, notamment sur le plan contentieux. S’inscrivant dans un contexte jurisprudentiel incertain, tel est in fine ce que révèle l’arrêt commenté3.
Le litige portait sur une demande de restitution de quotas de gaz à effet de serre au titre de l’année 2018 que la société SAS Twin Jet, compagnie aérienne, avait adressée au directeur général de l’aviation civile par voie postale le 25 mars 2019 ; demande à laquelle il fit partiellement droit pour les années 2016 et 2018. Sur les 9 008 quotas requis, le directeur général ne restituât, après recalcul, que 2 045 quotas au titre de l’année 2015 et 1 004 quotas au titre de l’année 2017. En désaccord avec cette décision, la compagnie aérienne sollicita à nouveau le reversement intégral des quotas restitués au titre de l’année 2017, ce que refusa définitivement le directeur général de l’aviation civile au motif de sa tardiveté. La société contesta le refus devant la juridiction administrative. Par une décision du 19 juin 2019, le tribunal administratif de Marseille déclara les conclusions de la société requérantes irrecevables.
Les problèmes juridiques présentés à la cour administrative d’appel de Marseille étaient les suivants : se posait en tout premier lieu la question de savoir si les quotas d’émission de GES devaient être qualifiés de biens meubles incorporels ou bien à l’inverse d’autorisations administratives. Se prononcer sur ce point étaient indispensable pour apprécier la recevabilité de la requête au fond : la prescription quadriennale de droit commun prévue à l’article 2224 du Code civil était-elle applicable au litige ?
De manière prévisible, c’est en faveur de la qualification de bien meuble incorporel que la cour a tranché dans sa décision du 22 décembre 2023. Conséquence de cette qualification : la prescription quinquennale était bel et bien applicable, et la société requérante était parfaitement en droit de contester le refus de restitution opposé par le directeur général de l’aviation civile dans le cadre de la restitution des quotas attribués.
Cet arrêt est particulièrement riche d’enseignements, tant sur le fond que sur la forme. D’une part, il se positionne sur la nature juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre, nature qui, malgré un cadre normatif particulièrement fourni et un consensus relativement stable au sein de la doctrine universitaire, ne fait pas figure d’évidence (I). D’autre part, il apporte d’utiles précisions sur le délai de prescription applicable, en cohérence avec la qualification retenue (II).
I. Précisions utiles sur la nature des quotas d’émission de gaz à effet de serre
La lutte contre le réchauffement climatique est désormais reconnue comme une « priorité nationale »4 en France et dans la plupart des pays européens. En réponse à l’urgence climatique, que rappellent régulièrement les experts du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC), le droit européen et le droit interne ont été sans cesse enrichis dans le but de limiter les émissions de gaz à effet de serre des secteurs les plus polluants, à commencer par l’aviation qui grâce aux outils déployés, a connu une baisse notable depuis le début des années 2000, estimée à 38,6%5. Évoquée pour la première fois dans la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques en 1992 puis de manière plus prononcée, dans le protocole de Kyoto de 1997 et enfin dans le Pacte Vert pour l’Europe, les institutions européennes se sont rapidement accordées sur l’élaboration d’un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre6 dont le contenu a été récemment refondé7. Le principe est simple :
« les entreprises des secteurs de l’énergie et de l’industrie, et bientôt les particuliers se voient attribuer des quotas d’émissions représentant une tonne équivalent carbone afin de couvrir leurs émissions. S’ils dépassent leurs quotas, ils doivent acheter sur le marché d’échange des quotas, ou utiliser des mécanismes de compensation »8.
Ce mécanisme, particulièrement incitatif, est assorti de sanctions en cas de dépassement. L’essentiel du dispositif européen a été codifié au sein du Code de l’environnement, lequel prévoit la participation des exploitants d’aéronef au système interne d’échange de quotas9.
La qualification juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre (GES) si elle semble aujourd’hui faire l’unanimité au sein de la doctrine, n’est pas évidente en soi. En effet, prima facie, elle s’apparente davantage à une autorisation administrative au regard du contenu de l’acte, lequel consiste pour la puissance publique à accorder un nombre précis d’unités de comptes calculés en équivalent de dioxyde de carbone. De nombreux universitaires en ont ainsi déduit qu’il convenait de qualifier ces quotas d’autorisations administratives10, à rebours toutefois de la tendance majoritaire de la doctrine.11. Afin de rejeter la qualification d’acte administratif unilatéral, celle-ci se fonde sur la lettre de l’article L. 229‑15 du code de l’environnement, lequel prévoit que
« les quotas d’émission de gaz à effet de serre délivrés aux exploitants d’installations autorisées à émettre ces gaz ou aux exploitants aéronef sont des biens meubles exclusivement matérialisés par une inscription au compte de leur détenteur dans le registre national mentionné à l’article L. 229‑16 (…) ».
À la lecture de l’article, on peut affirmer aux côtés de Marianne Moliner‑Dubost, qu’« il ne fait pas de doute que le quota est regardé comme un bien faisant l’objet d’un droit de propriété »12. En outre, comme le rappelle Olivier Guillaumont, rapporteur public auprès de la cour pour l’affaire commentée, cette position avait déjà été à la base d’un arrêt du Conseil d’État13 qui avait tranché en faveur de cette qualification en 2017 en se fondant sur les mêmes dispositions. Néanmoins, le doute était encore permis, rares étant les décisions se prononçant directement sur la qualification juridique des quotas d’émission de GES.
C’est donc ici sans surprise que la cour administrative d’appel de Marseille a opté, sur proposition de son rapporteur public, pour la qualification des quotas de biens meubles incorporels (considérant no 6). En l’espère, l’intérêt n’était pas seulement théorique : se prononcer sur la qualification des quotas d’émission de GES était nécessaire pour régler le litige sur le fond, à commencer par la recevabilité de la demande de rectification que le directeur général de l’aviation civile réfutait. En effet, les quotas d’émission de GES litigieux n’étant pas des autorisations administratives mais des biens meubles incorporels, le délai de recours de droit commun fixé à deux mois pour contester un acte administratif devant la juridiction administrative n’était pas applicable à la société requérante, et l’argument du directeur général de l’aviation civile tiré de la tardiveté du dépôt de la requête n’était pas fondé.
II. L’application de la prescription quinquennale aux quotas d’émission de GES, conséquence de la qualification de bien meuble incorporel
En prenant position en faveur de la qualification de biens meubles et en la dissociant de celle de l’autorisation soumise à un régime de droit public, la cour administrative d’appel de Marseille contribue à une meilleure connaissance du régime contentieux des quotas d’émission de GES. Selon la cour, qui s’inscrit ici dans les pas de la doctrine universitaire majoritaire, les quotas d’émission de GES sont des biens meubles incorporels, catégorie du droit des biens « consubstantielle au mécanisme de marché mis en place qui implique une valeur d’échange »14. Les conséquences en sont les suivantes : en premier lieu, le détenteur de ces quotas (en l’espèce, l’exploitant d’aéronef) se voit reconnaître un véritable droit de propriété et exerce à ce titre, l’usus et l’abusus15 même si ce droit est susceptible de limitations au regard de sa nature spécifique16, comme le rappelle par ailleurs Olivier Guillaumont dans ses conclusions. Seconde conséquence : les quotas délivrés par l’État ont une valeur marchande et peuvent être librement cédés, contrairement aux autorisations administratives qui, de jurisprudence constante, « ne sauraient être assimilées à des biens objets pour leurs titulaires d’un droit de propriété et comme tels garantis par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme »17. Propriété de l’exploitant, ils ne sauraient ainsi être qualifiés de « biens de retour » dans le cadre d’une délégation de service public, bien qu’ils soient dans certains cas indispensables au fonctionnement du service public18. C’est donc dans le prolongement de la jurisprudence antérieure que s’inscrit le présent arrêt.
Néanmoins, si la jurisprudence administrative avait déjà admis par le passé la possibilité pour l’exploitant de demander la correction d’une erreur, aucune juridiction ne s’était prononcée sur le délai de prescription. Conséquence de la qualification retenue, c’est, selon la cour, l’article 2224 du Code civil qu’il convenait d’appliquer :
« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
Ainsi, en l’espèce
« s’il résulte des dispositions de l’article R. 229‑37‑7 précité du code l’environnement que la SAS Twin Jet ne pouvait, au-delà du 31 mars 2018, déposer une déclaration des émissions résultant de ses activités aériennes au titre de l’année 2017, rien ne faisait, en revanche, obstacle à ce qu’ayant constaté une erreur sur la déclaration précédemment déposée au titre de ladite année, elle adresse à la direction générale de l’aviation civile, dans les limites de la prescription quinquennale fixée par les dispositions précitées de l’article 2224 du code civil applicables aux quotas d’émission de gaz à effet de serre qui ont le caractère de biens meubles incorporels, une réclamation tendant au reversement des quotas qu’elle estimait avoir restitués à tort. Par suite, c’est à tort que, par la décision attaquée du 25 octobre 2019, le directeur général de l’aviation civile a opposé à la société requérante la tardiveté de sa demande adressée le 23 juillet 2019 ».
Nul doute que la décision Twin Jet fera date, tant les questions juridiques entourant la question des quotas d’émission de GES tendent à gagner en importance, à l’heure où l’enjeu lié à la lutte contre le réchauffement climatique n’a jamais été aussi fort.
Notes
1 PÂQUES M., et CHARNEUX S., « Du quota d’émission de gaz à effet de serre », Revue Européenne de Droit de l’Environnement, no°3, 2004, pp. 267‑268. Retour au texte
2 ROUSSEAUX S., « Les quotas d’émission de gaz à effet de serre : une nouvelle catégorie de ressources rares : Gaz. » Pal. 18 janvier 2006, no°18. Retour au texte
3 Lequel est l’objet d’un pourvoi en cassation. Retour au texte
4 C. envir., art. L. 220‑1 al. 2. Retour au texte
5 Voir les chiffres publiés par le Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires le 27 juillet 2023. Consultable en ligne : https://www.ecologie.gouv.fr/emissions-gazeuses-liees-au-trafic-aerien Retour au texte
6 Directive 2003/87/CE du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté et modifiant la directive 96/61/CE du Conseil. Retour au texte
7 Directive 2023/958/UE du 10 mai 2023 modifiant la directive 2003/87/CE établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre de l’Union. Retour au texte
8 PRIEUR M., Droit de l’environnement, 9e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2023. p. 1004. Retour au texte
9 C. envir., art. L. 229‑5 al. 2. Retour au texte
10 À l’instar du Professeur Grégory Kalflèche : « D’autres procédés contractuels sont interventionnistes en ce qu’ils permettent l’accès à certains marchés ou à certains biens essentiels. On trouve dans cette catégorie nombre d’autorisations d’activité pour lesquelles la contractualisation s’est effectivement développée. Tantôt il s’agit de phénomènes de contractualisation dans le cadre d’actes administratifs unilatéraux. Ainsi en est-il de la possibilité d’achat d’émission de gaz à effet de serre, qui revient à une obligation d’achat pour maintenir une activité polluante (…) ». Kalflèche G., « Contractualisation et interventionnisme économique », RFDA, 2018, p. 214. Retour au texte
11 Voir notamment : Le Bars H., « La nature juridique des quotas d’émission de gaz à effet de serre après l’ordonnance du 15 avril 2004, réflexion sur l’adaptabilité du droit des biens », JCP G, 2004, I, p. 148 ; Bonneau T., « Quotas de CO2, biens et titres financiers », Bull. Joly Bourse, 2001, no°3, p. 107 ; Greybollet A., « Extension de la notion de marché réglementé aux quotas d’émission de CO2 et à certains actifs », RTDF, 2010/4, p. 103. Retour au texte
12 Moliner-Dubost M., « Requiem pour le principe d’incessibilité des autorisations administratives », AJDA, 2023, p. 2141. Retour au texte
13 CE, 6 octobre 2017, Commune de Valence, no°402322. Retour au texte
14 Conclusions de M. Olivier Guillaumont pour l’affaire commentée, p. 9. Retour au texte
15 Moliner-Dubost M., « Pollution atmosphérique : analyse du droit d’émission négociable sous l’angle du droit privé. Gaz. Pal., sept-oct, 2003, p. 2790. Retour au texte
16 Terré F., et Simler P., Droit civil. Les biens, 10e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, p. 79. Retour au texte
17 Cons. const., 30 décembre 1982, no°82-150 DC, Loi d’orientation des transports intérieurs. Retour au texte
18 CE, 6 octobre 2017, Commune de Valence, précité. Retour au texte
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