Dans ces quatorze affaires, des sociétés s’étaient vu notifier des amendes administratives pour des manquements à la législation sur les travailleurs détachés. Il était notamment soutenu que les sanctions avaient été prises en méconnaissance du délai de prescription prévu à l’article L. 1264‑3 du code du travail qui prévoit que « […] le délai de prescription de l’action de l’administration pour la sanction du manquement par une amende administrative est de deux années révolues à compter du jour où le manquement a été commis […] ». La cour a été conduite à interpréter ces dispositions (reprises également à l’article L. 8115‑5 du même code) et a jugé que la lettre par laquelle, en application des dispositions du premier alinéa de l’article L. 8115‑5 du code du travail, l’autorité administrative informe par écrit la personne mise en cause, de la sanction envisagée en portant à sa connaissance le manquement retenu à son encontre et en l’invitant à présenter ses observations, constitue, dès lors qu’elle comporte des indications suffisamment précises quant aux faits constatés, à la nature des manquements relevés, à leur imputabilité et aux sanctions encourues, le premier acte de l’action de l’administration en vue de la sanction du manquement au sens des dispositions précitées de l’article L. 1264‑3 du code du travail. En l’espèce, l’administration avait adressé des courriers aux sociétés en cause, leur précisant la date et le lieu du contrôle, le nom du salarié détaché concerné, de son employeur, le motif de sa présence sur le chantier, le manquement reproché, le montant maximal de l’amende encouru et celui de son éventuelle majoration en cas de récidive. Ces indications sont analysées comme suffisamment précises quant aux faits constatés, à la nature des manquements relevés et aux sanctions encourues. La cour juge que de tels courriers sont de nature à interrompre le délai de prescription lorsqu’ils sont notifiés moins de deux ans à compter du jour où le manquement a été commis.
L’interruption du délai de prescription biennale de prononcé d’une amende administrative pour manquement à la législation sur les travailleurs détachés
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Décision de justice
CAA Marseille, 5e chambre – N° 23MA00052 – 29 février 2024
Informations complémentairesJuridiction : CAA Marseille
Numéro de la décision : 23MA00052
Numéro Légifrance : CETATEXT000049223693
Date de la décision : 29 février 2024
Index
Rubriques
TravailTextes
Résumé
Conclusions du rapporteur public (extraits)
Olivier Guillaumont
Rapporteur public
DOI : 10.35562/amarsada.518
1.
Le détachement des travailleurs consiste pour un employeur à détacher certains de ses salariés dans un autre État, en vue d’y fournir un service pour l’exécution d’un contrat.
Afin d’éviter que ce système ne devienne un moyen de contourner les droits nationaux les plus protecteurs, la réglementation européenne a prévu, d’une part, un socle de droits applicables aux travailleurs détachés dans l’État d’accueil et, d’autre part, un cadre déclaratif. Les directives européennes en la matière ont fait l’objet de plusieurs lois de transposition dans le code du travail français dont le contenu s’applique également aux employeurs relevant de pays non membres de l’union européenne. La sensibilité du sujet a conduit le législateur à modifier à plusieurs reprises les règles applicables mais s’agissant du cadre déclaratif, il existe une certaine permanence :
-
l’employeur, ou prestataire de services doit, avant le détachement, adresser une déclaration à l’inspection du travail du lieu où débutera la prestation ; dans le secteur particulier des transports1, cette déclaration est remplacée par une attestation préalable au détachement (article R. 1331-2 et R. 1331-1 du code des transports) mais également, désigner un représentant en France, chargé d’assurer la liaison avec les agents de contrôle (cf. article L. 1262-2-1 du code du travail et R. 1331-1 du code des transports). Le respect de cette seconde obligation permet notamment que les services de l’inspection du travail appelés, le cas échéant, à connaître la situation des salariés détachés puissent interroger le représentant de l’employeur, pour obtenir tout document justificatif utile ;
-
de son côté, le donneur d’ordre en France est tenu de vérifier que l’employeur étranger s’est bien acquitté de cette déclaration et cette désignation (cf. article L. 1262-4-1 du même code). La méconnaissance de cette obligation de vigilance peut conduire à une amende administrative soumise au même plafond que celui applicable aux amendes prononcées à l’encontre de l’employeur (cf. articles L. 1264-2 et -3 de ce code).
Les 14 affaires qui viennent d’être appelées présentent à juger des questions similaires portant sur ces dispositifs. Nous ferons par conséquent des conclusions communes.
Lors de plusieurs contrôles opérés sur des chantiers de construction dans les Alpes‑Maritimes, les services de l’inspection du travail ont relevé, s’agissant de plusieurs salariés employés par la société de droit monégasque Cogemat, qu’aucune attestation de détachement relative à ces salariés n’avait été établie et que la société Cogemat n’avait pas désigné de représentant en France. En parallèle, ils ont également relevé que la société Lafarge Holcim Bétons n’avait pas respecté son obligation de vigilance pour les manquements reprochés à la société Cogemat.
Les salariés concernés sont des chauffeurs de camion « toupie » alimentant en béton les chantiers attribués au groupe Lafarge.
La direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur a sanctionné les sociétés Cogemat et Lafarge Holcim Bétons de plusieurs amendes. Vous aurez compris que ces amendes sont motivées pour la première société par les manquements à son obligation de déclaration préalable de détachement et pour les secondes par les manquements à son obligation de vigilance.
Les sociétés requérantes interjettent appel de différents jugements du 8 novembre 2022 par lesquels le tribunal administratif de Nice a rejeté leurs conclusions aux fins d’annulation de ces différentes sanctions administrative.
(…)
2.
Nous en venons à l’examen du bien-fondé des jugements.
En premier lieu, dans les dossiers Lafarge, la société requérante fait valoir que les droits de la défense ont été méconnus dès lors que la personne morale à l’égard de laquelle la procédure contradictoire a été engagée n’est pas celle qui a été finalement sanctionnée.
Dans l’ensemble des dossiers relatifs au donneur d’ordre, la procédure a débuté par un courrier de la DIRECCTE à l’adresse correspondant à l’établissement local concerné ou au siège de la société alors situé à Clamart.
Par ces courriers la DIRECCTE informait ladite société de ce qu’elle était susceptible de voir prononcer à son encontre une amende administrative pour manquement à son devoir de vigilance.
Dans l’ensemble des dossiers, la société Lafarge Holcim Bétons, dont le numéro d’immatriculation et l’adresse étaient identiques à ceux de la société Lafarge Bétons France, a répondu à ce courrier et présenté ses observations.
Les sanctions contestées ont toutes été prononcées à l’encontre de la société Lafarge Holcim Bétons.
Vous pourrez à notre sens déduire de tout cela que la société sanctionnée, à savoir la société Lafarge Holcim Bétons, a pu présenter ses observations avant que ne soit édictée à son encontre les amendes litigieuses.
Par suite, le moyen tiré de ce que le principe des droits de la défense aurait été méconnu doit être écarté.
3.
En deuxième lieu, il est soutenu que les sanctions ont été prises en méconnaissance du délai de prescription prévu à l’article L. 1264-3 du code du travail.
Le moyen est intéressant et, il faut le reconnaître, délicat.
La difficulté tient, en l’espèce, à une carence des textes applicables.
L’article L. 1264-3 du code du travail (comme son pendant plus général à savoir l’article L. 8115-5 du même code) prévoit que « […] Le délai de prescription de l’action de l’administration pour la sanction du manquement par une amende administrative est de deux années révolues à compter du jour où le manquement a été commis […] ».
Il n’existe pas de précédent jurisprudentiel sur ces dispositions et en particulier sur les causes d’interruption de ce délai.
La société requérante fait valoir qu’il n’existe pas de cause interruptive de prescription. Elle soutient que « le législateur a établi un délai préfix qui n’est pas susceptible de suspension ou d’interruption ».
Nous ne partageons pas cette analyse radicale. Mais ce n’est pas évident, vous pourriez avoir la même lecture littérale et conclure à l’obligation faite à l’administration de se mobiliser et de sanctionner s’il y a lieu dans cette fenêtre de deux années.
Tout d’abord, de manière générale, il ne nous semble pas envisageable de tirer du silence de la loi l’impossibilité d’interrompre le délai d’action de l’administration.
Ensuite, nous observons que les causes interruptives de prescription peuvent être de diverses nature. Chacun pense évidemment à la saisine d’une juridiction mais cela n’a pas de sens dans le cadre d’une action à la main de l’administration. C’est pourquoi, lorsqu’il est question d’un délai d’action administrative, il est admis qu’un acte de l’administration peut être interruptif de prescription dès lors qu’il est suffisamment précis.
De tels mécanismes interruptifs de prescription sont prévus dans différents codes dans le cadre de procédures pouvant déboucher sur des sanctions administratives.
Il est ainsi prévu à l’article L. 522-2 du code de la consommation pour les sanctions faisant suite aux contrôles de la DGCCRF (« L’action de l’administration pour la sanction d’un manquement passible d’une amende administrative excédant 3 000 euros pour une personne physique ou 15 000 euros pour une personne morale se prescrit par trois années révolues à compter du jour où le manquement a été commis si, dans ce délai, il n’a été fait aucun acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction de ce manquement »).
Vous trouverez la même chose à l’article R. 323-13-2 du code de la route s’agissant des sanctions faisant suite aux contrôles exercés sur les contrôleurs techniques agréés
« Tout manquement aux dispositions des trois premiers alinéas de l’article R. 323‑13‑1 est passible d’une amende administrative dont le montant ne peut excéder 1 500 euros. Ce montant peut être porté à 3 000 euros en cas de réitération. / Les agents de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes sont habilités à rechercher et constater ces manquements. L’autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation est compétente pour prononcer les amendes administratives sanctionnant les manquements constatés. / Le délai de prescription de l’action de l’administration pour la sanction du manquement est d’une année révolue à compter du jour où le manquement a été commis si, dans ce délai, il n’a été fait aucun acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction de ce manquement »
ou encore au dernier alinéa de l’article L. 631-25 du code rural et de la pêche maritime portant sur le contrôle de certains contrats de vente de produits agricoles
« L’action de l’administration pour la sanction des manquements mentionnés au présent article se prescrit par trois années révolues à compter du jour où le manquement a été commis si, dans ce délai, il n’a été fait aucun acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction de ce manquement. ».
De même, en droit fiscal, il résulte de l’article L. 189 du LPF que « La prescription est interrompue par la notification d’une proposition de rectification, par la déclaration ou la notification d’un procès-verbal, de même que par tout acte comportant reconnaissance de la part des contribuables et par tous les autres actes interruptifs de droit commun. ». On le voit avec ces deux exemples, un acte de l’administration peut être interruptif de prescription dès lors qu’il est suffisamment précis2.
Ces textes confirment qu’un acte de l’administration peut être interruptif de prescription dès lors qu’il est suffisamment précis. Mais l’argument peut évidemment être analysé comme confortant la position des sociétés dès lors que précisément dans notre cas l’article L. 1264‑3 du code du travail est taiseux.
Il n’est pas inintéressant de se reporter également à la lecture de l’article 9-2 du code de procédure pénale qui précise que
« Le délai de prescription de l’action publique est interrompu par : / 1° Tout acte, émanant du ministère public ou de la partie civile, tendant à la mise en mouvement de l’action publique, prévu aux articles 80,82,87,88,388,531 et 532 du présent code et à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; […] / 3° Tout acte d’instruction prévu aux articles 79 à 230 du présent code, accompli par un juge d’instruction, une chambre de l’instruction ou des magistrats et officiers de police judiciaire par eux délégués, tendant effectivement à la recherche et à la poursuite des auteurs d’une infraction ; 4° Tout jugement ou arrêt, même non définitif, s’il n’est pas entaché de nullité. […] »
mais également par
« 2° Tout acte d’enquête émanant du ministère public, tout procès-verbal dressé par un officier de police judiciaire ou un agent habilité exerçant des pouvoirs de police judiciaire tendant effectivement à la recherche et à la poursuite des auteurs d’une infraction ».
L’inspecteur du travail peut faire partie de ces agents dont l’intervention peut conduire à interrompre la prescription de l’action publique. Dans la jurisprudence antérieure à la création de cet article, la chambre criminelle de la Cour de cassation regardait déjà comme des actes interruptifs de prescription les procès-verbaux dressés par les inspecteurs du Travail, dans l’exercice de leurs attributions de police judiciaire, conformément aux dispositions des articles L. 8112-1 et suivants du Code du travail, à l’effet de constater des infractions (Cass. crim., 17 déc. 1991, no 90-84.813 : Bull. crim. no 483) ; les procès‑verbaux de constat comme de saisie de l’administration des Douanes, lorsqu’ils émanent d’agents compétents (Cass. crim., 29 janv. 1998, no 96-83.149 : Bull. crim. no 35) ; ou encore les procès-verbaux constatant des pratiques commerciales illicites dressés par les agents de la DGCCRF (Cass. crim., 9 mars 2010, no 09-84.800 : JurisData no 2010‑003899 ; Bull. crim. no 48). Ces jurisprudences faisaient une interprétation constructive des textes.
Plus généralement, même s’il n’existe pas de précédent concernant les sanctions administratives en cause, il nous semble que vous pourriez vous inspirer des principes dégagés par la CJUE et le CE. La Cour de justice de l’Union européenne juge que constituent des actes interruptifs de prescription « [la transmission de] rapports mettant en exergue une irrégularité à laquelle [la personne en cause] aurait contribué en lien avec une opération précise », de même qu’une demande « d’informations complémentaires concernant cette opération », ou encore « [l’application d’]une sanction en lien avec ladite opération » (CJUE 28 octobre 2010, SGCS Belgium, aff. C-367/09, points 69 et 70). En revanche, la Cour refuse que puisse interrompre la prescription un « acte de contrôle, d’ordre général, de l’administration nationale sans rapport avec des soupçons d’irrégularités touchant des opérations circonscrites avec suffisamment de précisions » (CJCE 24 juin 2004, Handlbauer, aff. C-278/02, points 40 à 42).
Le CE a repris à son compte cette logique dans ses décisions CE 2 avril 2015 FranceAgriMer c/Société Dawn Meats France (no 371042 en B) et CE 17 mars 2016 Établissement public national des produits de l’agriculture et de la mer (no 385935).
Il résulte de ces décisions que sont seuls de nature à interrompre valablement la prescription des poursuites tendant à l’application d’une mesure administrative ou d’une sanction au titre d’une irrégularité, les actes, portés à la connaissance de la personne en cause, pris par l’administration compétente pour adopter des mesures tendant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité.
Certes, dans ce cas, le Conseil comme la CJUE interprètent un règlement européen prévoyant l’interruption de la prescription mais il nous semble en réalité que vous pourriez identifier un principe général de la procédure administrative non contentieuse selon lequel lorsque l’action de l’administration à la disposition de l’administration est enfermée dans certain délai, notamment pour infliger une sanction, constituent des actes interruptifs de prescription de cette action le courrier par lequel cette administration informe avec suffisamment de précision la personne concernée, dans une logique de respect des droits de la défense et de contradictoire, les raisons qui la conduisent à envisager une sanction et l’invite à présenter ses observations3.
Il faut l’admettre, cette proposition ne va pas de soi.
Chacun pressent qu’il existe une problématique de fond qui touche à la question de la compétence pour définir les règles de prescription.
Précisions qu’à notre sens, la compétence du législateur en matière de prescription n’est pas absolue. L’article 34 de la Constitution précise que « La loi fixe les règles concernant : […] les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques / ; la procédure pénale […]. / les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques […] des obligations civiles […] - du droit du travail […] ». L’institution d’un délai de prescription qui éteint le droit d’un administré entre dans la compétence du législateur. En ce sens Céline Guibe conclusions sur CE 17 octobre 2023 Société Protexsur no 457983 en A et Laurent Cytermann conclusions sur CE 4 octobre 2019 Commune de Saint-Pierre no 418224 en B ou M. Louis Dutheillet de Lamothe sur CE 14 mars 2018 Société Château des vieilles caves no 415956 en B.
Mais en l’espèce :
Il n’est pas question d’instituer un délai de prescription ; celui-ci a été fixé par le législateur.
Il convient de préciser que ce délai de prescription n’éteint pas le droit d’un administré à saisir la justice. Il éteint l’action de l’administration, les droits de l’administré à saisir le juge administratif sont préservés. La perspective est donc à notre sens différente et la compétence législative ne s’étend pas jusqu’à la définition des causes interruptives de prescription dans ce cas de figure.
Le pouvoir réglementaire serait compétent pour fixer de telles causes interruptives de prescription qui n’éteignent pas la possibilité de saisir le juge compétent.
Par conséquent, il existe une porte étroite pour dégager le principe que nous avons esquissé.
Dans les affaires de ce jour, l’administration a adressé des courriers aux deux sociétés en cause, leur précisant la date et le lieu du contrôle, le nom du salarié détaché concerné, de son employeur, le motif de sa présence sur le chantier, le manquement reproché, le montant maximal de l’amende encouru et celui de son éventuelle majoration en cas de récidive. Ces indications sont suffisamment précises quant aux faits constatés, à la nature des manquements relevés et aux sanctions encourues. Il convient à notre sens de considérer que de tels courriers sont de nature à interrompre le délai de prescription lorsqu’ils sont notifiés moins de deux ans à compter du jour où le manquement a été commis. La portée d’un tel principe concerne d’autres textes qui ne prévoient pas de prescription pour des actions similaires4.
Cela vous conduira à écarter le moyen dans tous les dossiers où il est soulevé à l’exception du dossier no 2300070. En effet, dans ce dossier, les faits ont été constatés le 28 janvier 2020 sur les chantiers « Nouvel’R » et « Airport Promenade » à Nice. Or, la lettre engageant la procédure contradictoire est datée du 16 mars 2022. Elle est donc postérieure à l’expiration du délai de 2 ans. Par ailleurs, comme le fait valoir la société Cogemat dans cette affaire, c’est à tort que les premiers juges ont considéré que l’ordonnance COVID du 25 mars 2020 (relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période tel que modifié par ordonnance no 2020-666 du 3 juin 2020) avait suspendu le délai de prescription. En effet, cette ordonnance proroge uniquement les délais qui ont expiré entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus ; or, en l’espèce, le délai a expiré fin janvier 2022. Ainsi, le dispositif de prorogation exceptionnel prévu par l’ordonnance COVID ne s’applique pas. Et faute d’acte interruptif de prescription intervenu dans le délai, l’action était bel et bien prescrite. Ces différentes constatations vous conduiront à annuler le jugement dans l’affaire enregistrée sous le no 2300070 et à décharger la Cogemat de l’amende de 8 000 euros.
4.
Il convient d’examiner les autres moyens dans les autres dossiers.
Le troisième moyen déployé consiste à soutenir que le tribunal a méconnu le principe de séparation des pouvoirs en interprétant des conventions bilatérales franco-monégasques. Pour les sociétés requérantes, il conviendrait d’effectuer un renvoi préjudiciel au ministre des affaires étrangères. Mais le moyen est inopérant, vous êtes ainsi compétents pour interpréter les traités (Ass. 29 juin 1990, GISTI, no 78519, rec.) et pouvez même vérifier par vous-mêmes le respect de la condition de réciprocité (Ass. 9 juill. 2010, Mme Cheriet‑Benseghir, no 317747 rec.). Par suite, bien que les autorités françaises et monégasques aient une interprétation différente de la convention générale du 28 février 1952 entre la France et la Principauté de Monaco sur la sécurité sociale et de l’accord du 9 juillet 1968 entre la principauté de Monaco et la France relatif aux transports routiers, c’est sans méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs que les premiers juges ont procédé à l’interprétation desdites conventions.
5.
Le quatrième moyen est en lien avec le précédent. Il est soutenu que les 2 conventions en cause excluent l’obligation de déclaration de détachement des salariés monégasques en France.
Nous ne partageons pas cette analyse.
D’une part, les stipulations de la convention générale du 28 février 1952 entre la France et la principauté de Monaco ont pour seul objectif de coordonner les régimes de sécurité sociale des deux pays. Cette branche du moyen est inopérante.
D’autre part, s’il résulte de l’article 2 de l’accord précité du 9 juillet 1968 que : « Les transports franco-monégasques sont soumis à une réglementation unique qu’ils soient assurés par des entreprises ayant leur siège dans la Principauté ou en France. À cette fin, la législation et la réglementation monégasque concernant les transports routiers seront identiques à la législation et à la réglementation française en la matière », ces stipulations ne concernent que la législation et la réglementation relatives aux transports routiers et ne peuvent être regardées comme également applicables en matière de droit du travail. Cette convention ne peut dès lors être analysée comme dispensant les sociétés monégasques de leur obligations administratives s’agissant des salariés détachés en France (voir s’il ne faut pas écrire « attestation » en lieu et place de « déclaration » des salariés détachés. Cf. article R. 1331-2 code des transports5).
6.
En cinquième lieu, les sociétés requérantes soutiennent que le principe de sécurité juridique aurait été méconnu dès lors, d’une part, qu’elle avait reçu l’assurance des autorités monégasques quant à l’inapplicabilité des dispositions de droit interne français afférentes au détachement des salariés et, d’autre part, que l’administration française avait toujours jusqu’alors implicitement eu la même interprétation en n’édictant pas de sanction.
Toutefois, les prises de position des autorités monégasques n’ont pas force contraignante en France. Par ailleurs, il ne résulte nullement de l’instruction que l’administration française aurait, postérieurement à l’adoption des dispositions de la loi no 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale et son décret d’application no 2015‑364 du 30 mars 2015, donné à la société concernée l’assurance de ce qu’elle n’était pas tenue à l’obligation de déclaration fixée par le code du travail français. Il résulte au contraire de l’instruction qu’au cours de nombreux contrôles précédents, les deux sociétés requérantes ont fait l’objet de rapports de sanctions pour des faits identiques. Par suite, le moyen tiré de ce que le principe de sécurité juridique aurait été méconnu ne peut être qu’écarté.
7.
En dernier lieu, les sociétés requérantes invoquent la méconnaissance du principe de proportionnalité.
Rappelons avant d’examiner le moyen que les manquements infligés à la Cogemat et à Lafarge sont distincts.
S’agissant de la Cogemat, le manquement est constitué par le fait de ne pas avoir établi l’attestation préalable au détachement pour des salariés affectés sur des chantiers en qualité de chauffeurs pour des camions « toupie »6 alimentant en béton les chantiers en cours (article R. 1331-2 et R. 1331-1 du code des transports ; ces articles prévoient que l’attestation se substitue à la déclaration préalable de détachement prévue à l’article L. 1262-2-1 du code du travail).
S’agissant de la société Lafarge, donneur d’ordre en France, le manquement porte sur son obligation de vigilance. Elle n’a pas vérifié que la Cogemat s’était bien acquittée de ses obligations déclaratives (cf. article L. 1262-4-1 du même code).
Dans les deux cas, pour le montant de l’amende il est renvoyé à l’article L. 1264-3 du code du travail qui précise que :
« […] Le montant de l’amende est d’au plus 4 000 € par salarié détaché et d’au plus 8 000 € en cas de réitération dans un délai de deux ans à compter du jour de la notification de la première amende. Le montant total de l’amende ne peut être supérieur à 500 000 €/ Pour fixer le montant de l’amende, l’autorité administrative prend en compte les circonstances et la gravité du manquement, le comportement de son auteur, notamment sa bonne foi, ainsi que ses ressources et ses charges ».
Les amendes contestées vont de 150 à 2 000 euros par salariés. Certaines ont été doublé du fait de la réitération de faits similaires déjà sanctionnés.
Si les sociétés requérantes font valoir qu’elles n’ont pas été sanctionnées pour aucun autre manquement, qu’elles ne pratiquent pas de dumping social et qu’elles sont de bonne foi dès lors qu’elles avaient l’assurance des autorités monégasques, il résulte de ce que nous avons exposé précédemment que la position des autorités françaises était connue de ces sociétés depuis plusieurs années et le non-respect de ces règles avait déjà donné lieu à l’application de précédentes sanctions. L’argumentation déployée nous conduit à préciser que le manquement à ces obligations déclaratives et de vigilance ne doit pas être analysé comme véniel. Les détachements de salariés sont parfois constitutifs de travail illégal. Si les obligations déclaratives et l’obligation de vigilance existent c’est précisément pour permettre les contrôles et relever d’autres manquements plus graves voir des infractions pénales.
Si elles allèguent également de difficultés techniques relatives aux déclarations effectuées sur le téléservice dédié dit SIPSI (pour « système d’information sur les prestations de service internationales » cf. https://www.sipsi.travail.gouv.fr/auth/login), il résulte de l’instruction, d’une part, qu’en dépit de la circonstance que les entreprises monégasques aient un numéro de TVA précédé du suffixe FR, il était possible, en application des dispositions de l’article R. 1263-3 du code du travail, de renseigner, dans les déclarations, les références d’immatriculation à un registre professionnel ou toutes autres références équivalentes et de désigner un représentant en France.
Il résulte de tout ce qui précède et alors, du reste, que l’administration a minoré le montant total des amendes encourues pour tenir compte des difficultés économiques du secteur au regard du contexte sanitaire, que les sociétés requérantes ne sont pas fondées à soutenir que le principe de proportionnalité aurait été méconnu et à solliciter, par voie de conséquence, une minoration des amendes prononcées.
8.
Il existe toutefois une exception dans tous ces dossiers. Il s’agit de la requête no 23MA00092 présentée par la société Lafarge.
Dans cette affaire l’administration a sanctionné Lafarge d’une amende de 300 euros au titre du non-respect de son obligation s’agissant de l’absence de déclaration préalable au détachement par la Cogemat et d’une autre amende de 300 euros au titre du non-respect de son obligation s’agissant de la désignation d’un représentant en France. Ces amendes ont ensuite été multipliées par le nombre de salariés soit 1 800 euros d’amende au total.
En raisonnant ainsi, l’administration a commis une erreur de droit. Dans ce dossier, vous ferez application de la décision CE 11 février 2022 Ministre du travail c/ Société Métal Construction no 440808 en B. Le Conseil a jugé que
« Le fait de s’assurer du dépôt, par son prestataire, de la déclaration préalable au détachement et de la désignation d’un représentant en France constitue, pour le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre, alors même qu’elle porte sur la vérification de l’accomplissement de plusieurs démarches par son cocontractant, une seule et même obligation. / Dans l’hypothèse où il n’a pas satisfait à l’une ou l’autre composante de l’obligation de vigilance qui lui incombe, le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre est passible, en vertu des articles L. 1264-2 et L. 1264-3 du même code, d’une unique amende administrative fixée en fonction du nombre de salariés détachés ».
Par suite, la société Lafarge Holcim Bétons, qui ne s’était pas assurée de l’existence de la déclaration préalable au détachement par son prestataire et de la désignation par ce dernier d’un représentant en France, était passible d’une unique amende, dont le montant pouvait être multiplié par trois, chiffre correspondant au nombre de salariés ayant fait l’objet d’une procédure de détachement irrégulière. La société requérante doit, pour cette raison, être déchargée à hauteur de 900 euros du montant total de l’amende qui lui a été infligée.
Par ces motifs, nous concluons :
Au rejet des requêtes :
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23MA00052 société Lafarge France et société Lafarge Betons
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23MA00059 société Lafarge
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23MA00060 société Lafarge
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23MA00061 société Lafarge
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23MA00062 société Lafarge France et société Lafarge Betons
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23MA00071 société Compagnie de Gestion de Matériel
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23MA00072 société Compagnie de Gestion de Matériel
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23MA00086 société Compagnie de Gestion de Matériel
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23MA00087 société Compagnie de Gestion de Matériel
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23MA00088 société Compagnie de Gestion de Matériel
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23MA00089 société Compagnie de Gestion de Matériel
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23MA00090 société Compagnie de Gestion de Matériel
Dans l’affaire no 23MA00092 société Lafarge Betons :
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à ce que le montant de l’amende infligée à la société Lafarge Holcim Bétons, actuellement dénommée Lafarge Bétons, soit ramené à la somme de 900 euros.
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à ce que le jugement no 1900324 du tribunal administratif de Nice du 8 novembre 2022 soit réformé en ce qu’il a de contraire au point précédent.
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-au rejet du surplus des conclusions de la requête.
Dans l’affaire no 23MA00070 société Compagnie de gestion du matériel :
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à l’annulation du jugement no 2203180 du 8 novembre 2022 du tribunal administratif de Nice, ensemble la décision de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de la région Provence‑Alpes‑Côte d’Azur en date du 27 avril 2022.
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à ce que la société Cogemat soit déchargée du paiement de la somme de 8 000 euros.
Notes
1 Sur notamment la notion de cabotage routier cf. conclusions de Xavier Domino sur CE 9 juin 2017 Transport I Logistyka Polska no 400530. Retour au texte
2 Un mécanisme comparable est prévu à l’article 2 de la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics qui précise que « La prescription est interrompue par : / […] Tout recours formé devant une juridiction » mais également par « Toute communication écrite d’une administration intéressée, même si cette communication n’a pas été faite directement au créancier qui s’en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance ». Retour au texte
3 Nous nous sommes interrogés sur le point de savoir si vous ne pourriez pas trouver dans le code civil le fondement de tels principes mais tel ne nous semble pas être le cas (Pour un exemple d’utilisation du code civil : CE 4 octobre 2019 Commune de Saint-Pierre no 418224 en B : « L’article 2224 du code civil s’applique non seulement à la prescription des actions en recouvrement d’une créance publique mais également à la prescription d’assiette ».). L’article 2245 du code civil prévoit que « L’interpellation faite à l’un des débiteurs solidaires par une demande en justice ou par un acte d’exécution forcée ou la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription contre tous les autres, même contre leurs héritiers » mais privilège du préalable oblige (Cf. CE 1982 Huglo), l’administration ayant le pouvoir de prendre elle-même la sanction exiger une demande en justice n’aurait pas de sens. De même la loi de 1968 ne nous semble pas constituer davantage un fondement solide dès lors que la perspective est inversée. Comme indiqué précédemment l’article 2 de la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics, précise que « La prescription est interrompue par : / […] Tout recours formé devant une juridiction » mais également « Toute communication écrite d’une administration intéressée, même si cette communication n’a pas été faite directement au créancier qui s’en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance ». La loi de 1968 concerne les créances sur l’État et pas les créances de l’État. Retour au texte
4 La portée d’un tel principe concerne d’autres textes qui ne prévoient pas de prescription pour des actions similaires. Par exemple : Article L. 8115‑5 du code du travail : « Avant toute décision, l’autorité administrative informe par écrit la personne mise en cause de la sanction envisagée en portant à sa connaissance le manquement retenu à son encontre et en l’invitant à présenter, dans un délai fixé par décret en Conseil d’État, ses observations. À l’issue de ce délai, l’autorité administrative peut, par décision motivée, prononcer l’amende et émettre le titre de perception correspondant. Elle informe de cette décision le comité social et économique. Le délai de prescription de l’action de l’autorité administrative pour la sanction du manquement par une amende administrative est de deux années révolues à compter du jour où le manquement a été commis ». Article L. 124‑17 du code de l’éducation : « La méconnaissance des articles L. 124‑8, L. 124‑14 et de la première phrase du premier alinéa de l’article L. 124‑9 est constatée par les agents de contrôle de l’inspection du travail mentionnés aux articles L. 8112‑1 et L. 8112‑5 du code du travail. / Les manquements sont passibles d’une amende administrative prononcée par l’autorité administrative. / Le montant de l’amende est d’au plus 2 000 € par stagiaire concerné par le manquement et d’au plus 4 000 € en cas de réitération dans un délai d’un an à compter du jour de la notification de la première amende. /Le délai de prescription de l’action de l’administration pour la sanction du manquement par une amende administrative est de deux années révolues à compter du jour où le manquement a été commis ». Retour au texte
5 Les travaux parlementaires montrent que le transport routier est bien concerné par ces obligations déclaratives et doit le rester même si les différentes lois ont prévu des aménagements limités. Cf par exemple, les débats Sénat première lecture (séance 6 mai 2014). Retour au texte
6 Cela implique bien évidemment, vu les chantiers en cause, de très nombreuses rotations pour alimenter les chantiers. Retour au texte
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