Mon cher Redhi, je t’ai parlé l’autre jour de l’entêtement des Français à adopter des lois en abondance. Ils ont abandonné les lois anciennes pour des lois davantage formelles. Qui peut penser qu’un royaume, autant attaché à la liberté, puisse être gouverné par tant de formes. Ils s’assujettissent à nouveau, comme au temps du droit romain, à des règles rhétoriques : nouveau genre de formalisme rituel. Celui qui omet de demander l’infirmation d’un jugement ne sera pas entendu. Ces lois ont introduit des formalités dont l’excès est la honte de la raison1. Mais, ils avouent de bon cœur que leurs lois sont imparfaites. La sagesse est un moule qui doit donner sa forme à toutes les règles de la justice : les hauts magistrats français appellent chaque juge à s’interroger sur sa conception du formalisme afin d’en prévenir l’excès2. Tu diras peut‑être que je parle trop librement ; tu auras raison de penser que c’est le fruit de la liberté qu’offre la justice de ce pays. De Grenoble, le dernier jour de la lune de Maharram 1717.
Montesquieu écrivait que « les formalités de la justice sont nécessaires à la liberté. Mais le nombre en pourrait être si grand qu’il choquerait le but des lois mêmes qui les auraient établies3 ». Dans une version plus contemporaine, la Cour européenne des droits de l’Homme énonce que le formalisme doit servir un but de sécurité juridique et de bonne administration de la justice sans pour autant constituer une barrière à l’accès au juge4. C’est à ce numéro d’équilibriste que s’est livrée la chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble ; elle a analysé avec rigueur les règles relatives au formalisme des écritures des parties à la lumière de la notion de formalisme excessif.
Le litige est porté devant le conseil de prud’hommes de Vienne par un employé contre son employeur par requête du 23 avril 2021 ; il conteste son licenciement et réclame le paiement de plusieurs créances salariales et indemnitaires à raison de manquements de son employeur. Par jugement du 17 octobre 2023, le conseil de prud’hommes le déboute de la quasi‑totalité de ses prétentions. Le salarié décide alors de former un appel et notifie ses conclusions dans les délais. L’intimé soulève un incident au motif que le dispositif des conclusions ne contient pas de mention expresse à l’infirmation ou à l’annulation du jugement. Puis quelques jours plus tard, il présente sa défense au fond.
Deux arguments sont invoqués par l’appelant pour éviter la caducité de sa déclaration d’appel et l’irrecevabilité des conclusions sollicitées par l’intimé. D’une part, l’appelant compte sur la régularisation de ses écritures par un deuxième jeu de conclusions comprenant une demande d’infirmation. Cette défense se fonde sur l’article 4 du Code de procédure civile faisait du procès la chose des parties ; ainsi, selon l’appelant principal, la prétention d’infirmation dans les conclusions no 2, rendue possible par l’ouverture d’un nouveau délai pour conclure pour l’intimé à l’appel incident, étend l’objet du litige. D’autre part, l’appelant affirme que les articles 908 et 954 du Code de procédure civile instituent un mécanisme punitif reposant sur un formalisme excessif.
La chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble estime au contraire que l’absence de demande d’infirmation ou d’annulation dans le dispositif des conclusions d’appelant conduit à la caducité de la déclaration d’appel par application combinée des articles 542, 908 et 954 du Code de procédure civile5. Une telle sanction répond à un but légitime de célérité de la procédure et de bonne administration de la justice ; elle ne saurait alors être considérée comme instituant un formalisme excessif. La cour livre ainsi à l’étude un bel exemple d’application de la notion de formalisme excessif.
1. Confirmer ? Réformer ? Infirmer ? Annulez tout on est caduc !
Le décret no 2017‑891 du 6 mai 2017 a mis fin à l’appel général par la redéfinition de l’office du juge d’appel et le renforcement du formalisme des écritures. Depuis lors, l’article 542 du Code de procédure civile énonce que l’appel tend à la réformation ou l’annulation du jugement de première instance. La cour d’appel de Grenoble rappelle, en l’espèce, que cet article précise la définition de l’objet du litige en cause d’appel. Ainsi, la juridiction grenobloise écarte l’argument tenant à un élargissement de l’étendue du litige par les conclusions d’appelant no 2.
Le procès est la chose des parties qu’elles se trouvent en première instance ou en appel ; l’article 4 conserve ainsi une portée générale. Toutefois, en cause d’appel, les articles 542, 908 et 954 précisent la détermination de l’étendue du litige. C’est alors que la procédure d’appel prend les airs d’une partie de Tétris ; l’application combinée de ces différents articles permet d’affirmer que l’objet du litige en appel comporte deux éléments interdépendants déterminée par les conclusions d’appelant prise dans le délai de l’article 908 : la demande d’infirmation ou d’annulation et les chefs de jugement critiqués6.
Partant, la chambre sociale rappelle la jurisprudence établie7 de la Cour de cassation selon laquelle, en l’absence de mention expresse d’infirmation ou d’annulation du jugement, le juge ne peut que confirmer le jugement ou relever d’office la caducité de la déclaration d’appel. L’omission par l’appelant de la demande d’infirmation dans ses premières écritures entraîne la caducité de sa déclaration d’appel et ne saurait être régularisée au‑delà du délai de trois mois de l’article 908. L’argument de la régularisation était donc vain.
2. Un homme averti en vaut deux
Le couperet est tombé ; la déclaration d’appel est caduque : pas de grâce pour formalisme excessif. Les deux critères d’évaluation de la notion de formalisme excessif présentés par la cour d’appel sont intéressants : la prévisibilité de la sanction et le but poursuivi.
S’agissant de la prévisibilité de la sanction, la cour rappelle que l’interprétation de la Cour de cassation relative à la caducité de l’appel est largement connue à la date de l’appel, 22 novembre 2023. En effet, la jurisprudence est établie depuis 2020 et a fait l’objet de plusieurs confirmations et précisions et a d’ailleurs été largement commentée par la doctrine8. De plus, la Cour de cassation avait modulé l’application dans le temps de sa jurisprudence afin qu’elle puisse être diffusée. Dès lors, selon la cour grenobloise, la prévisibilité d’une charge procédurale suffit à écarter l’excès quelle que soit la sévérité de la sanction ou la complexité du système. Il s’agit d’une position que la cour a déjà eu l’occasion d’affirmer9.
3. « Le formalisme ne doit pas devenir un but en soi »10
S’agissant du but poursuivi, la cour juge que la caducité résultant de la combinaison des articles précités « poursuit un but légitime de célérité de la procédure et de bonne administration de la justice ». La justification semble logique au regard de la fonction de la procédure civile ; elle est une marche à suivre pour permettre l’avancement du procès. Par nature ou par « essence11 », les règles de procédure civile poursuivent nécessairement un objectif de célérité et de bonne administration de la justice. À cet égard, le Conseil d’État a considéré que les dispositions du décret de 2017, par elles‑mêmes, ne constituent pas une atteinte au droit à un procès équitable12 (s’agit‑il d’une invitation au contrôle in concreto ?).
Les critères de prévisibilité et de but poursuivi utilisés par la cour sont transposables à toutes les affaires en matière civile. Cette position in abstracto présente une certaine sécurité juridique par sa possible généralisation à d’autres instances et par la constance de la cour sur ce point13. Ces critères permettent en l’espèce à la cour de juger que la caducité permet « de ne pas mener à son terme un appel irrémédiablement dépourvu de toute portée pour son auteur » ; mais l’était‑il in concreto ?
4. Le choix cornélien
Annuler ou infirmer ? L’absence de demande expresse d’infirmation ou d’annulation fait peser un doute sur l’étendue du litige et ainsi entrave la célérité de la justice. L’appel ordinaire tend à réformer un jugement « mal jugé » tandis que l’appel‑annulation permet de prononcer la nullité d’un jugement dont l’élaboration est irrégulière14. L’appel‑annulation emporte dévolution sur le tout et le juge saisi de l’annulation ne peut ni réformer, ni confirmer le jugement15. Toutefois, pour que l’effet dévolutif opère il faut que la déclaration d’appel présente une demande d’annulation et que les premières écritures de l’appelant contiennent des prétentions au fond16.
En l’espèce, ni la déclaration d’appel, ni les conclusions d’appelant n’exposent de demande d’annulation du jugement. La lecture comparée du dispositif du jugement et des conclusions permet de deviner que l’appel tend à la réformation du jugement concernant le rejet de certaines demandes et la confirmation des demandes accueillies. Aussi, est‑il possible de déduire la demande d’infirmation de la déclaration d’appel qui en fait la mention expresse. Enfin, l’intimé semble avoir pu conclure au fond sans trop de difficultés. Un faisceau d’indices permettait alors, in concreto, de déterminer l’étendue de l’appel.
Exiger la mention expresse d’infirmation peut, parfois, relever d’un formalisme excessif. La sanction assortie à cette exigence révélée par la Cour de cassation (exigence désormais inscrite à l’article 95417) mériterait d’être prononcée de manière moins automatique. À cet égard, ne serait‑il pas opportun de reconnaître la complémentarité réciproque18 de la déclaration d’appel et des premières conclusions d’appelant pour déterminer la dévolution de l’appel s’agissant de la demande d’infirmation ou d’annulation notamment ? Dans cette lignée, la chambre commerciale de la cour d’appel de Grenoble a pu traduire la prétention contenue dans les conclusions d’une partie à la lumière de la déclaration d’appel19. La cour d’appel de Paris a quant à elle estimé que la conjonction « sauf » dans le dispositif permet de distinguer les chefs de jugement qui doivent être confirmés de ceux qu’il faut infirmer20. En ce sens, la Cour de cassation a rappelé l’effet dévolutif de la déclaration et juge que les chefs de jugement critiqués se déduisent nécessairement de la demande d’infirmation pour le « surplus » lorsque seuls les chefs de jugement visés pour une confirmation ont été listés21.
Le choix de la nature du contrôle exercé par le juge est cornélien : le contrôle in concreto dispose de la souplesse que le contrôle in abstracto n’a pas mais ce dernier dispose d’une plus grande sécurité juridique. En tout état de cause, les règles de la procédure civile ne doivent pas choquer le but qui les a établies : le maintien d’une justice respectueuse du juge, des parties et de leurs avocats.