Il était une fois, aux confins des procédures civiles d’exécution, entre les terres du droit des sociétés et du droit des biens, un conflit sur une saisie d’usufruit de parts sociales. L’histoire en apparence banale laisse finalement à voir quelques mystères du droit.
Un couple marié a profité d’un programme immobilier de défiscalisation financé au moyen d’un prêt bancaire reçu le 26 février 2007. Trois ans plus tard, la déchéance du terme est prononcée et des mesures de saisie sont engagées par la banque, puis contestées par les époux et validées entre 2018 et 2020 parfois après intervention de la Cour de cassation. L’affaire est à nouveau présentée à la cour d’appel de Grenoble en 2024 en raison de nouvelles saisies réalisées dont une saisie de l’usufruit de droits d’associés détenus par les époux débiteurs réalisée entre les mains de la SCI (les époux avaient transféré la nue‑propriété des parts sociales à leurs enfants et conservé l’usufruit). Les débiteurs ont alors sollicité la mainlevée de la saisie auprès du juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Gap. Le juge de l’exécution a rejeté les demandes de nullité et de mainlevée des époux et cantonné la saisie à la valeur de l’usufruit et au montant du solde débiteur actualisé.
Ayant relevé appel de la décision, les époux débiteurs font valoir devant la cour d’appel de Grenoble la nullité de la saisie des droits d’associés du fait de leur qualité d’usufruitiers et non de propriétaires des parts sociales. Ils sollicitent également la mainlevée de la mesure du fait de l’indivision dans laquelle ils se trouvent, étant tous deux titulaires d’un usufruit sur les parts sociales. Enfin, ils contestent la validité du décompte1. Ces arguments étaient vains ; la cour d’appel a confirmé le jugement sauf en ce qu’il a cantonné la saisie à la valeur de l’usufruit. Selon les juges d’appel, la mesure de saisie doit porter sur le droit réel d’usufruit.
1. Erreur sur la personne du débiteur : ceci n’est pas un associé
Selon les appelants, la saisie des parts sociales dans leur entièreté doit être déclarée nulle pour erreur sur la personne du débiteur puisqu’une telle saisie suppose que le ou les débiteurs saisis disposent de la pleine propriété. Or, les époux rappellent qu’ils ne sont qu’usufruitiers : la nue‑propriété ayant été transférée à leurs enfants en 2010. Mais l’argument est rejeté par les juges du fond.
La cour estime que les parts de SCI sont saisissables par la voie de la procédure de saisie des droits d’associés sur le fondement de l’article L. 231‑1 du Code des procédures civiles d’exécution qui pose le principe de saisie‑vente des biens incorporels. Or, selon la cour toujours, l’usufruit de parts sociales est un droit réel immobilier saisissable. Mais le champ d’application de la saisie des droits d’associés ne se cantonne‑t‑il pas uniquement aux associés2 ? Les juges d’appel concluent à l’absence de qualité d’associé des usufruitiers en se fondant sur un avis de la Cour de cassation3, mais estiment que cela est sans incidence sur la saisie.
Il faut alors revenir aux principes généraux des procédures civiles d’exécution selon lesquels les biens saisissables sont ceux « appartenant au débiteur4 » ; mais comment définir cette appartenance ? Faut‑il que le débiteur soit propriétaire au sens du droit des biens (a priori oui mais rien n’est moins sûr !) ? L’usufruit suppose le droit de jouir d’une chose dont la propriété est à un autre5. Il s’agit d’un droit de jouissance ; ainsi l’usufruit ne confère pas la qualité de propriétaire6. Dès lors, au cas particulier l’exercice des droits sociaux n’engendre pas, en principe, la propriété des parts sociales et des droits qui en découlent ; ces droits de jouissance reviendront à l’extinction de l’usufruit au nu‑propriétaire. Par ailleurs, la qualité originelle d’associé de celui qui s’est réservé l’usufruit se perd au moment du transfert de la nue‑propriété7. La saisie sur le fondement de la saisie des droits d’associés des biens d’un débiteur dépourvu de cette qualité ne relève pas de l’évidence.
Ce qui semblait être un argument en désespoir de cause ne l’est finalement pas totalement. En effet, cette qualité de débiteur, ou plutôt cette absence de qualité d’associé, fait peser un doute sur la nature et l’étendue de la procédure de saisie appropriée. Le commissaire de justice chargé de saisir un usufruit de parts sociales passera certainement en revue les procédures de saisie pour choisir la plus adéquate.
2. Procédure applicable : ceci n’est pas une saisie‑attribution
La procédure de saisie‑attribution a l’avantage de permettre au créancier de saisir des sommes d’argent8 pour recouvrer sa créance. C’est ainsi que la Cour de cassation a jugé que le créancier d’un usufruitier peut, dans le cas d’une vente simultanée de l’usufruit et de la nue‑propriété, procéder à une saisie‑attribution sur la proportion du prix correspondant à l’usufruit9 ; l’usufruit sert alors de valeur de référence pour la saisie du prix. Cette procédure est également utile pour la saisie des bénéfices qui découlent de l’usufruit, et qui du fait de leur nature, peuvent faire l’objet d’une saisie‑attribution10 à compter de la décision de distribution, laquelle leur confère la qualité de fruits11. Toutefois, en l’espèce, il n’y avait pas de vente et a priori pas de bénéfices à saisir : la saisie‑attribution n’était alors pas une option.
Pour saisir l’usufruit de parts sociales, la procédure adéquate serait alors la procédure de saisie‑vente puisqu’elle permet la saisie de biens incorporels autres que les sommes d’argent12. L’usufruit en tant que droit réel autonome13 intègre, temporairement, le patrimoine de l’usufruitier ; à ce titre il est une valeur qui peut intéresser les créanciers (cela justifie également l’absence d’erreur sur la personne). L’usufruit peut être cédé, même à titre gratuit14 ; dès lors la saisie ne semble pas poser de difficulté puisque le Code n’empêche pas le transfert d’un patrimoine à l’autre. Ensuite la saisie‑vente suppose, comme son nom l’indique, une procédure de vente de la chose afin de recouvrer la dette avec le prix de cette vente.
Finalement, la procédure de saisie des droits d’associés entreprise par le commissaire chargé de la saisie et validée par la cour semble être le choix le plus raisonnable en ce qu’il tient compte de la particularité de l’objet de la saisie et de la spécificité de la matière. La saisie des droits d’associés étant une forme de saisie‑vente15 « hybride16 », elle tient compte de la particularité des droits d’associé. En effet, la vente forcée après saisie n’est possible que s’il n’y a pas eu de contestation et si le débiteur n’a pas été autorisé à procéder à la vente amiable17. L’usufruit de droits d’associé bénéficie d’une protection renforcée sous le régime de la procédure de saisie des droits d’associés. Une saisie d’usufruit de droits d’associé n’est pas un acte dépourvu de conséquences pour le nu‑propriétaire18. Il faut alors veiller à respecter les droits du nu‑propriétaire.
3. Droit réel immobilier : ceci n’est pas une saisie immobilière (?)
Toutefois, un doute pourrait persister : l’usufruit de parts sociales de SCI est‑il un droit réel immobilier comme l’affirme la cour ? Cette position suppose de transposer le caractère immobilier de la SCI à ses parts sociales. À cet égard, le Conseil d’État a jugé, en matière fiscale, que les parts sociales de société civile à prépondérance immobilière sont assimilées à des immeubles19. Mais cette qualification divise. La Cour de cassation avait adopté la même position en 2012 pour finalement revenir à la qualification mobilière en 201520. Si l’usufruit d’un bien immeuble constitue un droit réel immobilier21, la Cour de cassation jugeait en 1970 du caractère mobilier des parts sociales d’une SCI22 conformément aux dispositions relatives aux meubles par détermination de la loi23. Le démembrement d’une part sociale devrait en principe prendre son caractère mobilier. Ainsi, l’usufruit de parts sociales pourrait être qualifié de droit réel mobilier.
Outre la discussion de la qualification choisie par la cour, il pourrait être tentant de critiquer la cohérence du raisonnement qui n’a pas conduit les juges à se tourner vers la saisie immobilière pour un droit réel immobilier. Mais la critique ne nous semble pas épouser l’esprit du Code de procédure civile d’exécution. En effet, le Code distingue les saisies par une classification tripartite : les biens meubles, les biens immeubles et les droits incorporels. Il nous semble que c’est la caractéristique principale du bien saisi qu’il faut analyser. En l’espèce, l’usufruit est intrinsèquement un droit incorporel, peu importe la nature mobilière ou immobilière du bien duquel il découle. La saisie des droits d’associés était donc tout à fait justifiée. Enfin, une fois la question de la nature de la procédure réglée, les juges ont eu à se prononcer sur l’assiette de la saisie.
4. Cantonnement de la saisie : ceci n’est pas la valeur de l’usufruit
Les juges de première instance avaient cantonné la saisie‑attribution à la valeur de l’usufruit dans la limite de la dette tandis que les juges d’appel ont cantonné la saisie des droits d’associés à l’usufruit. Le cantonnement à l’usufruit tient à l’assimilation de l’usufruit de parts sociales à un droit d’associé ou du moins à une portion de ce droit. Cela permet de justifier également le choix de la procédure malgré l’absence de qualité d’associé des usufruitiers. Le cantonnement à la valeur de l’usufruit conserve son intérêt dans le cadre d’une saisie‑attribution du prix de la vente d’un bien. Toutefois, s’agissant d’une SCI, la Cour de cassation a jugé que la distribution sous forme de dividendes du prix de la vente de l’ensemble des biens immobiliers entre les associés et les usufruitiers relève d’un quasi‑usufruit pour ces derniers24. La propriété du prix revient donc in fine aux associés, les quasi‑usufruitiers ayant la charge de restituer les sommes utilisées.
La saisie d’usufruit de droits d’associé soulève finalement bien des interrogations ; pour les résoudre il est indispensable de veiller à se garder de toute atteinte à la substance du droit de propriété. Aussi, est‑il possible d’affirmer que le choix de la nature de la procédure ne relève pas de l’évidence, ce qui complexifie nécessairement la saisie de ce type de droit. L’intelligibilité et l’accessibilité du droit s’en trouvent entravées. La difficulté de la situation a pu conduire les débiteurs à soulever un argument, cette fois en désespoir de cause, sur l’indivision qui les lie. La cour d’appel rejette l’argument en rappelant que les époux ont conservé chacun l’usufruit qui correspondait à leurs parts sociales respectives identifiables par numérotation. À défaut de droits concurrents sur un même bien, la cour affirme que ceci n’est pas une indivision.