Appel en annulation d’une décision arbitrale du bâtonnier : variations sur un même thème

DOI : 10.35562/bacage.1189

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. civile – N° 23/01842 – 22 octobre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/01842

Date de la décision : 22 octobre 2024

Résumé

L’appel en annulation contre une sentence du bâtonnier formé par voie électronique dans une procédure sans représentation obligatoire est recevable. Par suite, l’annulation de la sentence doit être prononcée pour non‑respect du principe du contradictoire lorsque le bâtonnier‑arbitre n’a pas respecté la procédure de l’article 144 du décret n91‑1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat. Statuant à nouveau, la cour d’appel peut prononcer une expertise des parts sociales d’un avocat dérogeant à l’article 1843‑4 du Code civil au profit des dispositions de la loi d’ordre public n71‑1130 du 31 décembre 1971.

Plan

Derrière un avocat se cache parfois un juge. C’est le cas lorsque le bâtonnier connaît, en qualité d’arbitre, des différends professionnels nés entre les membres du barreau qu’il représente1. L’arbitrage est alors qualifié d’arbitrage professionnel et est soumis aux règles de la procédure civile2. La coexistence des dispositions du code de procédure civile et de textes spéciaux relatifs à la profession d’avocat suscite des questions dont la richesse réjouit le juriste en quête de stimulation intellectuelle. La première chambre civile de la cour d’appel de Grenoble, dans un arrêt du 22 octobre 2024, donne à voir un large échantillon des questions qui pourraient se poser à l’occasion d’un recours en annulation contre une décision arbitrale du bâtonnier.

En l’espèce, quelques années après être devenu associé d’un cabinet, un avocat fait part de sa décision de quitter la société à ses associations et au gérant. Cette décision a engendré des désaccords — notamment sur l’évaluation des parts sociales — qui ont été présentés au bâtonnier en qualité de conciliateur dans un premier temps par la société d’avocats et ses associés. À défaut d’accord, le bâtonnier a été saisi en qualité d’arbitre cette fois (le bâtonnier de Marseille initialement saisi a décliné sa compétence au profit du bâtonnier des Hautes‑Alpes). Par une décision du 19 avril 2023, le bâtonnier ordonne, avant dire droit, une expertise aux fins d’évaluation des parts sociales et du compte courant d’associé. Au fond, il réserve les demandes relatives au paiement du compte courant d’associé et de rétrocession d’honoraires de l’avocat associé sortant en attente de l’expertise puis rejette les autres demandes des parties.

La société d’avocat et ses associés forment un appel en annulation de la décision devant la cour d’appel de Grenoble où aura lieu un véritable ping‑pong d’arguments procéduraux. L’annulation de la sentence est motivée par le non‑respect du principe du contradictoire. L’avocat associé sortant invoque quant à lui l’irrecevabilité de l’appel formé par voie électronique dans une procédure sans représentation obligatoire. La société et les associés sollicitent le rejet de la demande d’expertise et affirment que l’arbitre a statué ultra petita s’agissant de l’évaluation du compte courant.

Pour être mieux éclairée, la cour prononce la réouverture des débats afin d’entendre les parties, de recueillir les observations du bâtonnier sur la recevabilité de l’appel et sur le litige qui opposent les avocats. La cour, après avoir jugé l’appel recevable, affirme que l’appel en annulation d’une sentence du bâtonnier pour défaut de respect du contradictoire relève de la procédure d’appel de droit commun. Elle annule la décision pour non‑respect de la procédure de l’article 144 du décret n91‑1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat. Puis donne droit à l’expertise, en écartant les règles de droit commun au profit de la loi, d’ordre public, n71‑1130 du 31 décembre 1971.

Ces variations sur un même thème (l’arbitrage du bâtonnier) pourraient inspirer à Raymond Queneau quelques exercices de style.

1. Les observations du bâtonnier : gastronomique

« Un arbitre est chargé de couper la poire en deux au moyen du fil à couper le beurre » dit‑on. Si le partage du plat ne plaît pas aux avocats‑convives, ils pourront faire une réclamation à la cour d’appel pour annuler la commande. Pour que la mayonnaise prenne, le bâtonnier‑arbitre doit respecter scrupuleusement la recette garantissant la contradiction. Juge de l’entrée, le bâtonnier donne son avis aussi sur le plat de résistance. Et la gourmandise veut que l’on ne se refuse pas une expertise.

L’arbitre peut‑il donner ses observations sur le litige lors d’un recours contre sa sentence ? L’arbitre exerce un pouvoir juridictionnel3 et ne semble pas pouvoir intervenir à l’instance du recours en annulation contre sa décision4. Pourtant, le bâtonnier peut être invité à formuler des observations dans le cadre d’une instance contre une décision de l’ordre5 en sa qualité de représentant du barreau6 mais alors il est partie et non juge. Or, nul ne peut être juge et partie7 ; ainsi le conseil de l’ordre des avocats n’est pas recevable à intervenir dans le cadre du recours contre sa décision disciplinaire8. En l’espèce, le bâtonnier donne simplement des observations, il n’est donc pas une partie intervenante au sens des articles 325 et suivants me direz‑vous. Certes.

Alors est‑il un ami de la cour ou amicus curiae pour les amoureux du latin ? L’amicus curiae ne peut être ni une partie, ni un expert, ni un juge9. Son rôle est d’éclairer le juge du fait de ses connaissances et compétences en donnant un avis général10. En l’espèce, le bâtonnier est invité à présenter des observations sur la recevabilité de l’appel et le litige entre les parties ; ces observations ne semblent ni relever de connaissances particulières, ni d’un avis général. Le bâtonnier‑arbitre était alors un tiers au pouvoir juridictionnel.

2. Annulation de la sentence pour défaut de contradiction : ignorance

Moi, je ne sais pas quelles règles sont applicables. L’appel était‑il recevable ? Sûrement. Le bâtonnier a peut‑être été entendu sur le sujet… C’était une annulation pour défaut de contradiction ou quelque chose dans le genre. Le juge peut‑il ordonner une expertise dérogatoire des règles de droit commun ? Pourquoi pas ?

Le jugement prononcé dessaisit le juge ; l’article 481 du Code de procédure civile, qui énonce ce principe, est la traduction de la locution latine « Lata sententia judex desinit esse judex11 ». Ce principe est transposable à la sentence arbitrale puisque l’arbitre dispose d’un pouvoir juridictionnel. Elle est une décision prise par un arbitre qui tranche définitivement tout ou partie du litige qui lui est soumis12. À l’instar de la décision du juge ordinaire, la sentence peut prendre différentes formes : la sentence définitive, la sentence avant dire droit et la sentence mixte ou plutôt partielle si l’on s’aligne à la terminologie adoptée par l’article 544 depuis le décret n2023‑686 du 29 juillet 2023 à propos des décisions de justice.

En droit, la règle qui ne serait pas bordée d’exceptions est une arlésienne ; le principe du dessaisissement du juge ne fait pas exception à l’exception. Le juge peut réserver les droits d’une partie concernant une demande présentée devant lui et reste alors saisi de ce qui n’a pas été tranché bien qu’une décision ait été rendue13. L’arbitre peut en faire de même comme dans le cas étudié. Toutefois cette exception cède face à l’effet dévolutif de l’appel en annulation.

La cour d’appel de Grenoble, par cet arrêt, donne un exemple des décisions pouvant faire l’objet d’un appel en annulation de droit commun. Le recours en annulation contre une décision arbitrale du bâtonnier à raison d’un défaut de contradictoire entre dans le domaine de l’appel‑annulation de droit commun à l’instar du recours contre les décisions disciplinaires14 et les décisions relatives à la fixation des honoraires rendues par le bâtonnier15. Dès lors, la dévolution vaut pour le tout, et le bâtonnier qui s’est réservé les demandes n’est finalement plus saisi. La cour de Grenoble qui a prononcé la nullité de l’appel pour défaut de respect du principe du contradictoire est tenue de statuer sur l’entièreté du litige. C’est alors en toute logique que la cour a rappelé l’inutilité pour l’appelant principal d’énoncer que l’arbitre a statué ultra petita puisque la décision est annulée.

La déontologie de l’arbitre et le Code de procédure civile lui imposent de respecter et faire respecter la contradiction. Ainsi, lorsque les parties fournissent à l’arbitre des mémoires et pièces, l’absence de débat sur ces éléments ouvre droit à une annulation de la sentence pour défaut de contradiction16. La cour énonce que le bâtonnier s’est émancipé de la procédure de l’article 144 du décret de 1991 qui impose l’élaboration d’un calendrier, la fixation d’une audience, la communication des correspondances aux avocats des parties et la convocation des parties par LRAR. Cet article se trouve dans une section relative aux litiges nés d’un contrat de collaboration ou de travail ; pourtant l’affaire concerne des avocats associés. L’interprétation stricte du contradictoire par la cour se comprend dans la mesure où il n’y pas de section propre à la situation des avocats associés et qu’il n’y a lieu de faire de distinction sur l’application d’un principe fondamental. Par ailleurs, l’article 21 de la loi de 1971 renvoie au décret le soin de déterminer la procédure applicable aux différends entre les membres du barreau. L’application de l’article 144 du décret répond donc à une certaine logique.

3. L’expertise libérée du droit commun : alexandrin

Au palais du juge, le bâtonnier s’exprime.
Ô venez avocats, vous serez entendus !
Avec le juge la contradiction rime ;
Là où elle n’est pas, la sentence n’est plus.
Et toujours ici l’expertise libre prime.
Le bâtonnier comme le juge peuvent recourir à une expertise pour l’évaluation des parts sociales des avocats. Deux dispositions se heurtent alors : l’article 1843‑4 du Code civil qui impose à l’expert de tenir compte des statuts pour l’expertise des parts sociales et l’article 21 de la loi de 1971 qui n’impose aucune limite d’interprétation à l’expert chargé d’évaluer les parts sociales des avocats. Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation17, la cour d’appel ordonne une expertise libérée des contrainte du droit des sociétés au profit de la loi de 1971 d’ordre public. Une fois encore, le spécial déroge au général.

La richesse des débats offerte par les auteurs et les parties de cette décision permettrait de dire bien des choses encore. Mais nous laisserons le plaisir au lecteur d’imaginer quelques nouvelles variations de style.

Notes

1 Art. 21 de la loi n71‑1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. Retour au texte

2 Bertrand Moreau, Andrian Beregoi, Romy Descours‑Karmitz, Paul E. Mallet, Adrien Leleu, Arbitrage en droit interne – Voies de recours, juin 2017 (actualisation : juillet 2024), n6 et 10. Retour au texte

3 Art. 1465 du Code de procédure civile Retour au texte

4 Cass. civ. 1re, 16 décembre 1997, Gaz. Pal. 1999. 1. Pan. 60 citée par Bertrand Moreau, Andrian Beregoi, Romy Descours‑Karmitz, Paul E. Mallet, Adrien Leleu, Arbitrage en droit interne, Répertoire de procédure civile, juin 2017 (actualisation : juillet 2024) n456. Retour au texte

5 Art. 15 et 16 du décret n91‑1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat. Retour au texte

6 Mélina Douchy‑Oudot, Jean‑Jacques Taisne, Avocat – Accès aux responsabilités professionnelles, Répertoire de procédure civile avril 2018 (actualisation : juillet 2024), n256. Retour au texte

7 Cass. civ. 2e, 8 mars 1978, n78‑60.085. Retour au texte

8 Cass. civ. 1re, 16 juin 1981, n80‑13.074. Retour au texte

9 Diane Poupeau, « L’amicus curiæ n’est pas un conseil juridique pour le juge », AJDA, 2015, p. 959. Cité par Yann Le Foll, [Questions à...] Quel champ d’application pour la mission de l’amicus curiae ? - Questions à Florence Nicoud, maître de conférences à l’Université de Haute‑Alsace, Lexbase Public, juin 2015, n376. Retour au texte

10 Claire Loiseau, Grégory Maitre, « L’amicus curiae », Justice et Cassation 2021, n337. Retour au texte

11 Natalie Fricero, Procédure civile, chapitre 5 - L’issue du procès civil, Gualino Lextenso, 2023/2024, n321. Retour au texte

12 Mémento Pratique, procédure civile, 2023/2024, Éditions Francis Lefebvre, p. 1150, n56650 ; Cass. 1re civ. 12 octobre 2011, n09‑72.439 : RJDA 5/12 n546. Retour au texte

13 Cass. civ. 3e, n22‑20.489. Retour au texte

14 Cass. civ. 1re, 23 novembre 2022, n21‑19.490 P. Retour au texte

15 Cass. civ. 1re, 11 septembre 2014, n13‑21.455 P. Retour au texte

16 Douai, 7 octobre 1958, Rev. arb. 1959. n14 cité par Bertrand Moreau, Andrian Beregoi, Romy Descours-Karmitz, Paul E. Mallet, Adrien Leleu, Arbitrage en droit interne – Voies de recours, Répertoire de procédure civile, juin 2017 (actualisation : juillet 2024) § 480. Retour au texte

17 Cass. civ. 1re, 16 avril 2015, n14‑10.257. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Naomi Vigouroux, « Appel en annulation d’une décision arbitrale du bâtonnier : variations sur un même thème », BACAGe [En ligne], 04 | 2025, mis en ligne le 16 juin 2025, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1189

Auteur

Naomi Vigouroux

Doctorante contractuelle, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
naomi.vigouroux[at]univ-grenoble-alpes.fr

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