L’étude du contentieux des relations individuelles de travail révèle, depuis maintenant plusieurs décennies, la place singulière accordée à l’obligation de loyauté.
Mobilisée initialement par la chambre sociale de la Cour de cassation dans le célèbre arrêt Expovit rendu en 19921, l’obligation de loyauté, fondée sur l’exigence de bonne foi en matière contractuelle2, n’a cessé, depuis, de susciter l’engouement à la fois du législateur, de la doctrine et des justiciables.
Dix ans après l’arrêt Expovit, l’obligation de loyauté est consacrée par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002, à l’actuel article L. 1222‑1 du Code du travail qui énonce sobrement « le contrat de travail est exécuté de bonne foi3 ». Cette disposition reprenait, en 2002, l’ancien article 1134 du Code civil posant l’exigence de bonne foi en matière contractuelle.
La réforme du droit des contrats par l’ordonnance du 10 février 2016 a renforcé la bonne foi en matière contractuelle ; le Code civil précise désormais que « les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi4 ».
La doctrine civiliste, foisonnante sur le sujet, semble s’accorder sur l’idée que la bonne foi est aujourd’hui un principe général du droit des contrats5 et les auteurs commentent pour l’essentiel ses vertus ou ses fonctions. Il est souvent souligné que cette obligation, à spectre large, est une « une obligation féconde, une obligation tremplin6 », un guide, un rempart, un principe protecteur et modérateur, aux contours nécessairement incertains.
En droit du travail, la loyauté, obligation commune au salarié et à l’employeur7 est qualifiée parfois de formidable instrument de moralisation des relations de travail8, autorisant le juge à « se préoccuper de la manière donc les normes sont mises en œuvre9 ».
Mais ces caractéristiques, propres à une notion standard, ne permettent pas d’avoir une vision précise de ce qui est attendu, de chaque contractant, au titre de la loyauté10.
Certes, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation apporte quelques précisions. Ainsi, il est admis qu’un employeur loyal est celui qui, selon un auteur11 veille à la stabilité du lien salarial et qui respecte la personne du salarié12. Le contentieux est plus fourni s’agissant de la loyauté à la charge du salarié. En substance, il est admis qu’un salarié loyal est celui qui, pendant toute l’exécution du contrat, ne concurrence pas son employeur et qui sait se taire13. La loyauté rime ainsi avec fidélité et discrétion.
Mais le contentieux sur ce point devant la Haute juridiction reste modeste alors qu’il semble très présent devant les juridictions du fond en particulier lorsqu’il est question de déloyauté patronale.
L’étude de quelques arrêts récents, rendus par la juridiction grenobloise, apporte de nouvelles et enrichissantes illustrations de cet outil : sa proximité avec d’autres obligations et la difficulté à apporter la preuve de sa violation.
Ayant pour effet d’alourdir le contenu contractuel, l’obligation de loyauté apparaît comme une obligation autonome (1), qui ne fait pas double emploi après d’autre obligations patronales et dont les nombreuses illustrations permettent d’en préciser l’étendue (2).
1. La loyauté patronale : une obligation contractuelle autonome
Manifestement saisie de très nombreuses demandes sur le fondement de l’article L. 1222‑1 du Code du travail14, la chambre sociale grenobloise apporte des précisions construisant ainsi une ligne de conduite accessible et intelligible auprès du justiciable.
Statuant sur l’obligation de loyauté du salarié, les magistrats grenoblois précisent que : l’obligation de loyauté est « consubstantielle d’un contrat de travail en vertu de l’article L. 1222‑1 du Code du travail15 ».
Est ainsi reconnue, aux côtés des obligations principales découlant du contrat de travail, une obligation réciproque, secondaire qui nait naturellement, intrinsèquement du contrat de travail. Rattachée au socle contractuel, la chambre sociale de la cour d‘appel de Grenoble érige l’obligation de loyauté en une obligation distincte, dotée d’un régime propre et d’un champ d’application spécifique.
En effet, l’obligation de bonne foi qui permet d’exiger une honnêteté, qui permet d’interdire toute malveillance n’a pas vocation à être confondue avec d’autres obligations pesant sur les employeurs.
Pourtant, à la lecture des demandes présentées, on constate que les justiciables n’ont pas nécessairement une conception précise de la loyauté attendue de la part de l’employeur et les conseillers s’efforcent de dissiper le flou entourant la notion. Respectueux de la lettre de l’article L. 1222‑1 du Code du travail, ils veillent à préserver la spécificité de cette obligation contractuelle, tant au titre de son régime probatoire (1.1), qu’au titre de la détermination du préjudice découlant de son irrespect (1.2).
1.1. La preuve de la déloyauté patronale
À la suite de l’énoncé de l’article L. 1222‑1 du Code du travail allégué par le salarié, les magistrats rappellent systématiquement que « la bonne foi se présumant, la charge de la preuve de l’exécution déloyale du contrat de travail par l’employeur incombe au salarié16 ».
La position est conforme à celle retenue par la chambre sociale de la Cour de cassation. Statuant sur une prétendue mauvaise foi de l’employeur lors de la mise en œuvre d’une clause de mobilité, un salarié est débouté de sa demande d’indemnisation. Les hauts conseillers rappellent :
La bonne foi contractuelle étant présumée, les juges n’ont pas à rechercher si la décision de l’employeur de faire jouer une clause de mobilité stipulée dans le contrat de travail est conforme à l’intérêt de l’entreprise ; il incombe au salarié de démontrer que cette décision a en réalité été prise pour des raisons étrangères à cet intérêt ou bien qu’elle a été mise en œuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle17.
Elle est également en adéquation avec le droit commun des contrats en matière civile tel qu’il résulte de l’article 1353 du Code civil qui régit la charge de la preuve.
L’approche ne peut qu’être approuvée et l’obligation de loyauté se distingue, de ce seul point de vue, d’autres obligations mises à la charge de l’employeur, telles que l’obligation de sécurité.
Opportunément, la cour d’appel de Grenoble précise la disparité du régime probatoire opposant l’obligation de loyauté fondée sur l’article L. 1222‑1 et l’obligation de sécurité instaurée à l’article 4121‑1. Se prévalant, à l’encontre de son employeur, à la fois le non‑respect de l’obligation de prévention et de sécurité et de l’obligation de sécurité, un salarié se voit reprocher cette confusion et les conseillers grenoblois expliquent que
ces fondements juridiques répondent à des régimes juridiques différents avec des règles de preuve différentes puisqu’en principe, le salarié doit établir que son employeur n’a pas exécuté loyalement le contrat de travail alors que s’agissant de l’obligation de prévention et de sécurité, il appartient à l’employeur d’établir qu’il a pris les mesures nécessaires18.
Le rappel, nécessaire, opéré par les magistrats au titre de la charge de la preuve révèle la confusion pouvant exister entre des obligations voisines. Or, l’autonomie de l’obligation de loyauté ne tient pas seulement à l’existence d’un régime probatoire fondé sur le droit commun de la preuve, elle a aussi des conséquences sur le fond, notamment lors de l’identification et l’établissement d’un préjudice allégué par le salarié au titre, de manière générale, de mauvaises conditions de travail.
1.2. L’exigence d’un préjudice spécifique
La lecture des arrêts rendus au cours des six derniers mois montre que les demandes d’indemnisation du salarié se multiplient, à l’appui de fondements divers : discrimination salariale ou rupture d’égalité de traitement, harcèlement, violation de l’obligation de sécurité. Mais les conseillers font œuvre utile en expliquant que l’obligation de loyauté est distincte de l’obligation de sécurité et qu’elle ne doit pas être confondue ni avec les exigences de la discrimination, ni avec celles condamnant le harcèlement.
Face à des demandes chiffrées parfois confuses ou peu convaincantes, la chambre sociale a dû procéder à des clarifications.
Parfois, les magistrats sont saisis de demandes d’indemnisation chiffrées distinctes, fondées sur des règles différentes mais motivées par des mêmes faits. Les juges grenoblois s’autorisent alors à n’accorder qu’une indemnisation, n’étant pas convaincus par l’existence d’un préjudice distinct pour déloyauté de l’employeur. Ainsi, dans une affaire tranchée par la chambre sociale de la cour de Grenoble le 9 janvier 2024, la salariée réclamait en premier lieu une indemnisation pour discrimination salariale et, en second lieu, une indemnisation pour déloyauté de l’employeur. Ayant reconnu l’existence d’une discrimination et ayant indemnisé la demanderesse à ce titre, les magistrats rejettent le principe d’une indemnisation pour violation de l’article L. 1222‑1 du Code du travail et expliquent :
La cour relève que sous couvert d’un manquement à l’obligation de loyauté la salariée invoque les mêmes faits que ceux retenus au titre de la discrimination et de l’inégalité de traitement sans justifier de la réalisation d’un préjudice distinct de celui d’ores et déjà indemnisé19.
Mais le plus souvent, le demandeur opte pour une seule demande chiffrée à l’appui de fondements juridiquement différents. Les magistrats semblent regretter que le salarié ne présente qu’une seule demande chiffrée en réparation de son préjudice moral alors qu’est plaidée la violation de plusieurs obligations patronales.
1.2.1. Obligation de sécurité, non‑respect des durées maximales de travail et déloyauté de l’employeur
Tel est le cas dans une affaire ayant donné lieu à un arrêt rendu le 16 janvier 2024. Une salariée entendait obtenir une indemnisation fondée sur une triple violation par l’employeur : violation de l’obligation de sécurité, violation de l’obligation de loyauté, et non‑respect des durées maximales du travail. Les conseillers grenoblois précisent alors que
Mme [X] a formulé une seule demande en paiement de dommages et intérêts, en développant les mêmes moyens de fait et sans distinguer son préjudice, au soutien de sa demande au titre de la violation par l’employeur de son obligation de sécurité, de son obligation de loyauté, et du non‑respect par l’employeur des durées maximales du travail20.
Ayant accordé des dommages et intérêts pour réparer le préjudice subi par la salariée du fait de l’inexécution par l’employeur de ses obligations en matière de sécurité, les magistrats décident que :
Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner la demande en paiement de dommages et intérêts au titre du non‑respect par l’employeur de son obligation de loyauté et de son obligation de respecter les durées maximales du travail dès lors que la salariée invoque ces moyens de droit sans distinguer les moyens de fait s’y rapportant ni différencier de préjudice distinct21.
Dans une affaire similaire où la salariée présentait une demande indemnitaire unique fondée sur une déloyauté de l’employeur et des manquements à l’obligation de sécurité, les conseillers reconnaissent les manquements de la société employeur au titre de la sécurité et allouent, à ce titre un dédommagement de 6 000 euros pour le préjudice moral subi. En revanche, la demande fondée sur le comportement déloyal de l’employeur est rejetée, les magistrats expliquent
il n’y a pas lieu d’examiner le moyen tiré d’un manque de respect par l’employeur de son obligation de loyauté, dès lors que le salarié sollicite une seule indemnisation au titre des manquements de l’employeur à son obligation de sécurité et à son obligation de loyauté, sans prétendre à l’existence d’un préjudice distinct22.
Il est en outre expliqué que le fondement tiré de la déloyauté de l’employeur aurait pu prospérer si la demanderesse avait, à l’appui de sa demande fait état d’un préjudice indépendant23.
1.2.2. Obligation de loyauté et discrimination
Le même effort de clarification à l’intention du justiciable est effectué lorsqu’est présentée une demande indemnitaire unique pour violation à la fois de l’obligation de loyauté et pour discrimination (en raison de la santé). Utilisant la même démarche pédagogique, la chambre sociale précise :
À titre liminaire, la cour constate que M. [I] présente, au dispositif de ses conclusions qui seul lie la cour par application de l’article 954 du Code de procédure civile, une seule demande indemnitaire, fondée sur une discrimination et sur un manquement de l’employeur à son obligation d’exécution loyale du contrat, en visant les articles L. 1222‑1 et L. 1132‑1 du Code du travail. Par suite, la cour constate qu’il n’y a pas lieu d’examiner le moyen tiré d’un manque de respect par l’employeur de son obligation de loyauté, dès lors que le salarié soutient qu’il a subi un préjudice unique résultant à la fois de la discrimination et de l’exécution déloyale du contrat de travail, et sollicite une seule indemnisation à ce titre sans prétendre à l’existence d’un préjudice distinct24.
L’explication revient à l’identique dans un dossier où est présentée une seule demande en réparation du préjudice moral subi, mais fondée sur la violation de l’obligation de loyauté et sur une discrimination syndicale. Là encore, les magistrats grenoblois constatent, après examen successif de chaque manquement allégué, que sont présentés les mêmes faits au soutien de chacun des manquements. Ayant admis l’existence d’une discrimination syndicale et évaluant le préjudice moral en résultant à la somme de 5 000 euros, les conseillers poursuivent et expliquent :
Par suite, il n’y a pas lieu d’examiner le moyen tiré d’un manque de respect par l’employeur de son obligation de loyauté, dès lors que le salarié sollicite une seule indemnisation au titre de la discrimination et d’un manquement de l’employeur à son obligation de loyauté, sans prétendre à l’existence d’un préjudice distinct25.
Un arrêt du 14 mars 2024 illustre clairement les pouvoirs des juges du fond face à une demande indifférenciée d’indemnisation à l’appui des fondements juridiques distincts. Opérant un tri, à l’issue de l’examen précis des manquements allégués, les magistrats se réfèrent aux pouvoirs qu’ils détiennent de l’article 12 du Code de procédure civile qui précise que « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables. Il doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties avaient proposée26 ».
Sur ce visa, les conseillers grenoblois soulignent : « Il revient en conséquence à la juridiction de rétablir la véritable qualification juridique des moyens de faits développés27. » Ils décident alors, en substance, que le préjudice subi par la salariée, découle seulement du non‑respect par l’entreprise de son obligation de prévention et de sécurité ainsi que celle distincte d’adaptation au poste28. La demande d’indemnisation pour déloyauté de l’employeur est alors rejetée, non pas en raison de faits identiques fautifs ayant déjà donné lieu à réparation mais après avoir restitué aux faits leur véritable qualification. Ayant opéré un tri parmi les fondements allégués, les juges grenoblois accordent ainsi une réparation, conforme, selon leur pouvoir souverain d’appréciation, au préjudice découlant d’un manquement dument qualifié.
Est ainsi préservée l’autonomie de l’obligation de loyauté, dans un contexte parfois flou et ambigu présenté par les justiciables qui peuvent mêler des notions voisines29. La démarche retenue et l’effort de clarification doivent être salués.
Gardiens d’un régime propre de nature à préserver l’autonomie de l’obligation de loyauté, les magistrats s’emploient également à construire une jurisprudence relative aux manifestations de la déloyauté.
2. Les manifestations de la déloyauté patronale
Les arrêts étudiés permettent d’illustrer opportunément ce qui peut relever de la déloyauté de l’employeur. Deux séries de comportements sont caractéristiques d’une violation de l’obligation de loyauté : les comportements indélicats de l’employeur à l’égard de son subordonné (2.1), mais aussi les retards fautifs au titre de la rémunération (2.2).
2.1. Les comportements indélicats
À l’appui d’une motivation soignée et en prenant en considération certains éléments spécifiques de la relation salariale, la cour d’appel fait droit aux demandes de salariés qui s’estiment victimes d’un comportement brutal, cynique et inapproprié de la part de leur employeur.
Ce faisant, la jurisprudence grenobloise participe à l’élaboration de ce que certains nomment le « modèle comportemental acceptable30 » attendu de l’employeur.
Ainsi, il est jugé qu’un employeur est déloyal dès lors qu’il adresse une réponse dénigrante, voire choquante à son salarié qui, au cas particulier, demandait par écrit des précisions sur un poste nouvellement créé qu’il espérait obtenir. Les magistrats prennent soin de souligner :
Il résulte de l’ensemble de ces éléments de fait que le salarié démontre avoir reçu une réponse cynique et déplacée de la part de son directeur le 30 mai 2018 […]. Une telle réponse d’un président directeur général, alors que les échanges portaient sur la question d’objectiver la charge de travail des fonctions de DPO nouvellement créées par le RGPD, outre le fait qu’elle soit parfaitement inappropriée, se révèle dénigrante voire choquante pour le salarié pressenti pour assurer cette fonction31.
En l’espèce, on apprend, qu’en réponse au courrier du salarié, le directeur avait répondu : « Si tu veux faire du syndicalisme, tu peux provoquer une élection du comité d’entreprise en te présentant ! Ainsi tu auras un poste protégé pendant deux ans, elle n’est pas belle la vie32 ! »
Le détail de la motivation témoigne d’une louable recherche de détail et de la prise en considération de critères présidant à l’analyse in concreto du comportement déloyal. Ainsi, est‑il noté que les propos déplacés émanaient d’un président directeur général et portaient sur la détermination des fonctions d’un nouveau poste que le salarié manifestement souhaitait obtenir. On comprend donc que la déloyauté résulte, indépendamment de la légèreté, de la désinvolture des propos émanant du supérieur hiérarchique ou de l’humour déplacé des fonctions de direction de l’auteur (le PDG) qui échange sur un ton inapproprié avec un salarié qui attend manifestement que le poste nouvellement créé lui soit attribué.
Pour manquement à son obligation de loyauté, l’employeur est ainsi condamné à verser 500 euros à son ancien salarié pour réparer le préjudice moral subi33.
À l’indélicatesse et le ton inapproprié s’ajoute parfois une lourde désinvolture de l’employeur. Un arrêt rendu le 21 novembre 2023 en offre une illustration. Il s’agissait au cas particulier d’un salarié, qui comme dans l’affaire précédemment évoquée, espérait un nouveau poste. Il est averti par téléphone que sa candidature n’est pas retenue. Devant les magistrats il plaide la déloyauté de l’employeur. Statuant sur sa demande, les magistrats grenoblois précisent, de façon un peu énigmatique, que sur le fondement de l’article L. 1222‑1 du Code du travail, « il appartient à l’employeur de fournir un travail au salarié qui se tient à sa disposition et de payer la rémunération due et la modification des éléments du contrat de travail par l’employeur nécessite l’accord du salarié34 ».
La formule peut surprendre puisque l’obligation de fournir un travail et conséquemment l’obligation de rémunérer le travail fourni sont, ensemble, des obligations principales découlant du contrat de travail et sont distinctes de l’obligation de loyauté.
Mais, c’est à la lecture des faits, que le lien avec la déloyauté apparait clairement. Il est en effet, reproché une déloyauté à l’égard d’un salarié ayant plus de 25 ans d’ancienneté qui apprend, par simple conversation téléphonique, qu’il n’est pas retenu pour occuper le poste de directeur commercial, et qu’il « ne fera pas partie de cette nouvelle aventure35 ».
Surtout la maladresse ou la désinvolture de la part de l’employeur est, au cas particulier, aggravée par deux éléments : d’une part, par le retrait brutal des fonctions précédemment confiées au salarié et, d’autre part, par une dispense d’activité pendant 8 mois précédant son licenciement pour motif économique.
Pour l’ensemble de ces manquements, les conseillers ont accordé de substantiels dommages intérêts à hauteur de 40 000 euros36 pour violation de l’obligation patronale de loyauté et « à l’aune de la charge des responsabilités » confiées au salarié avant le retrait soudain de ses fonctions.
Est donc adoptée une appréciation au cas par cas, en tenant compte non seulement de la manière dont l’employeur s’est comporté mais aussi des caractéristiques du salarié : son ancienneté et son niveau de responsabilités qui sont autant de critères fréquemment pris en compte par les juges du fond dans les litiges individuels opposant l’employeur à un de ses salariés.
Parfois, on relève, dans certaines décisions, que les caractéristiques propres au salarié n’ont pas à être alléguées puisque c’est le comportement, en tant que tel, qui est jugé déloyal.
Ainsi il a été admis que la remise en cause réitérée et infondée, par plusieurs écrits, de l’arrêt de travail pour maladie du salarié, constituent un manquement de l’employeur à son obligation de loyauté37. Le comportement fautif de l’employeur résultait, au cas d’espèce, de remises en cause répétées, par écrit et sans argumentation précise. On pourrait donc retenir qu’un employeur déloyal est celui qui, avec insistance et sans argumentation précise, reproche à son salarié une déloyauté sans l’établir.
La richesse d’une notion non définie ni encadrée par la loi, l’obligation de loyauté permet de sanctionner un employeur à qui formellement rien n’est reproché dans son comportement mais qui révèle une forme de malhonnêteté à l’égard de son salarié. Un arrêt rendu le 25 janvier en apporte, à ce titre, une illustration intéressante38.
Au cas particulier, une salariée assumant des fonctions de direction avait une délégation de pouvoirs laquelle précisait expressément une délégation en matière de responsabilités mais, concomitamment, limitait les pouvoirs de décision de la délégataire. En effet, la salariée directrice devait obtenir l’autorisation du président de la société pour une grande majorité d’actes de dépenses. Jugeant sans doute que la délégation de pouvoirs n’avait pour effet que de mettre à la charge de la salariée sa responsabilité civile et pénale sans lui donner les moyens au quotidien d’assumer ses fonctions de directrice, les conseillers grenoblois concluent à une déloyauté de l’employeur justifiant l’octroi de 10 000 euros de dommages‑intérêts.
Conforme à la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation relative à l’effectivité de la délégation de pouvoir39, la décision ne peut être qu’approuvée. Sans doute, on pourrait objecter que l’indemnisation de la salariée aurait pu être octroyée sur le fondement de droit commun de la responsabilité civile et qu’ainsi le recours à l’obligation de loyauté est artificiel voire superfétatoire. Mais les magistrats devaient répondre au fondement allégué par la salarié demanderesse et le recours à la bonne foi permet de corriger le comportement fautif, malveillant de l’employeur.
2.2. Retard fautif et rémunération
Incontestablement l’obligation de rémunérer le salarié est une obligation principale du contrat de travail. En cas de défaillance ou de retard, le salarié peut demander en justice le paiement des salaires dans la limite de la prescription triennale prévue à l’article L. 3245‑1 du Code du travail.
Mais l’obligation de loyauté dont est débiteur l’employeur, peut être alléguée à l’appui d’une demande en réparation du préjudice subi par un salarié à la suite de la défaillance prolongée de son employeur. Ainsi, concomitamment à la condamnation à des rappels de salaires, l’employeur peut être jugé comme ayant violé son obligation de loyauté. Pour le salarié demandeur, l’enjeu est évident : la mise en cause de la loyauté de l’employeur va permettre, si la demande est acceptée, d’améliorer son indemnisation, en obtenant des dommages‑intérêts pour réparer son préjudice moral découlant de la défaillance de l’employeur.
Devant la chambre sociale de la cour de Grenoble, la déloyauté patronale est caractérisée tant en cas de retard dans le paiement qu’en cas de retard dans la remise de documents en lien avec la rémunération.
2.2.1. Déloyauté et paiement tardif
Les conseillers grenoblois semblent admettre l’existence d’un préjudice moral dès lors qu’est constaté un retard dans le paiement du salaire que ce soit un complément de salaire ou du paiement du salaire mensuel par application de l’article L. 1226‑4 du Code du travail.
Il est ainsi jugé que :
L’analyse des bulletins de paye d’avril à août 2019 ainsi que d’octobre 2019 outre du solde de tout compte en date du 30 octobre 2019 permet d’observer que la reprise du paiement du salaire n’est intervenue que sur le bulletin de paye de mai 2019 avec un règlement annoncé le 31 mai 2019, soit avec un mois de retard ; qu’ensuite, si le mois de mai a bien été réglé, le mois de juin n’a été réglé que le 31 octobre de la même année; qu’en outre l’employeur ne justifie pas avoir réglé le mois de juillet […] Il est donc établi un manquement de l’employeur à l’exécution de manière loyale du contrat de travail40.
Cette position est retenue non seulement pour le paiement du salaire mensuel mais aussi en cas de retard dans le paiement d’indemnités ayant un caractère salarial telles que l’indemnité compensatrice de congés‑payés41.
Mais plus fréquemment, la déloyauté est motivée et caractérisée par des éléments spécifiques s’ajoutant ou aggravant le retard en tant que tel. Ainsi dans un arrêt, il est relevé que :
La société a manqué à son obligation d’exécution loyale du contrat de travail en manquant de verser la prime conventionnelle due, de prendre en compte l’arrêt de travail justifiant l’absence de la salariée au moins pour le mois de juin 2022 et en lui remettant un formulaire de rupture conventionnelle antidaté42.
Dans un arrêt plus récent, la chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble a apporté une éclairante précision sur la nature du préjudice réparé pour retard dans le paiement des salaires. Saisie d’une demande de résiliation judiciaire aux torts de l’employeur, les conseillers font droit à la demande du salarié, soulignant au titre des nombreux manquements de l’employeur, celui relatif à la non application de la convention collective Syntec. Ce manquement, constatent les magistrats, est à l’origine d’un important rappel de salaire sur trois ans. Faisant droit à ses demandes en rappel de salaire, les conseillers soulignent, au surplus, que « ce manquement de l’employeur est directement à l’origine d’un préjudice moral subi par le salarié43 ». Confirmant le jugement déféré, la société est condamnée à payer au salarié la somme de 2 500 euros de dommages et intérêts au titre du manquement de l’employeur à son obligation d’exécuter loyalement le contrat de travail.
Dans le même sens, l’accumulation des retards ou comportements fautifs assortis à d’autres erreurs permettent aux juges de considérer que l’obligation de loyauté est violée. Ainsi,
en s’abstenant de réévaluer la classification et la rémunération de la salariée en fonction de l’évolution des tâches accomplies mais également en prenant une sanction prohibée […] la société a exécuté de manière déloyale le contrat de travail44 et elle est condamnée à payer à Mme [G] [C] la somme de 6 500 euros à titre de dommages et intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail.
On retient ainsi que la déloyauté patronale peut résulter non pas seulement d’un paiement tardif de sommes à caractère salarial mais aussi des négligences de l’employeur qui, par exemple, fait état d’éléments erronés relativement à des primes ou des indemnités mentionnées dans l’attestation destinée à France travail. Associé au silence de l’employeur qui n’a pas tenu à s’expliquer sur ces erreurs, les conseillers décident qu’il y a un manquement à l’obligation d’exécuter loyalement le contrat de travail45.
Finalement la déloyauté n’est pas automatiquement caractérisée du seul constat du retard dans le paiement mais semble découler soit de l’importance du retard dans le paiement du salaire, soit de négligences et de faits connexes de l’employeur partiellement défaillant.
Les décisions illustrent la volonté des magistrats grenoblois de sanctionner une « attitude volontairement taisante et une tardiveté fautive46 ».
Cette analyse est proche de celle retenue par la chambre sociale de la Cour de cassation qui n’admet l’octroi d’une réparation pour préjudice moral qu’à la condition que les juges du fond caractérisent la mauvaise foi de l’employeur47.
2.2.2. Retard dans la délivrance du bulletin de salaire
Dans un arrêt rendu le 9 novembre 202348, les magistrats grenoblois devaient répondre à la question suivante : le retard de plus de trois mois dans la délivrance du bulletin de paie caractérise‑t‑il un manquement à l’obligation de loyauté ?
Oui, estiment les conseillers qui, au cas particulier, n’accordent pas une indemnisation au seul constat de ce manquement mais soulignent en outre, un défaut d’écrit du contrat de travail à temps partiel. Dans ce contexte, est accordé 3 000 euros en réparation du préjudice moral subi. On comprend ainsi, qu’au‑delà de la violation de strictes règles de forme, la salariée a été victime, tout au long de la relation contractuelle de l’incertitude de la durée du travail et de ses horaires49.
C’est sans doute cette incertitude, peu respectueuse de la personne, qui a incité les magistrats à considérer que le manquement était établi.
L’étude des arrêts rendus au cours des six derniers mois permet de mieux appréhender le contenu, souvent méconnu, de l’obligation de loyauté à la charge de l’employeur. De façon pédagogique et accessible au justiciable, les magistrats grenoblois veillent à la préservation de l’autonomie de cette obligation qui a souvent pour effet d’alourdir, mais opportunément, les obligations mises à la charge des employeurs.