Confirmation de la réparation distincte du déficit fonctionnel permanent

DOI : 10.35562/ajdc.1881

Cour de cassation, Cass. 2e Civ. – N° 21-24.898 – 15 juin 2023

Décision attaquée : CA Versailles 20 mai 2021, nº 18/08050

 : Cour de cassation

 : 21-24.898

 : 15 juin 2023

Abstract

À la suite d’un revirement inattendu de jurisprudence le 20 janvier 2023, la Cour de cassation reconnaît désormais que la rente accident du travail ou maladie professionnelle n’indemnise plus le déficit fonctionnel permanent. Cet arrêt du 15 juin 2023 vient réaffirmer cette décision, qui est pourtant aujourd’hui mise en péril par l’article 39 du projet de loi de financement de la sécurité sociale.

En l’espèce, suite à un accident de voiture dans le cadre de son emploi, la victime, son épouse ainsi que la société l’employant assignent leur assureur en indemnisation des préjudices subis lors de cet incident. La cour d’appel de Versailles jugeant en leur défaveur, les demandeurs décident de former un pourvoi en cassation. Ce dernier résulte en la cassation partielle de l’arrêt, notamment en raison d’une erreur d’interprétation de la jurisprudence. En effet, la cour d’appel aurait incorrectement établi que le déficit fonctionnel permanent (DFP) était réparé par la rente accident du travail ou maladie professionnelle (AT-MP). Par conséquent, la Cour de cassation vient corriger cette erreur en réaffirmant le revirement de jurisprudence effectué par l’assemblée plénière le 20 janvier 2023. Il est établi dans ce dernier que, dorénavant, la rente AT-MP n’indemnise plus le DFP. Et répare désormais uniquement l’aspect patrimonial du préjudice, en d’autres termes les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité (Cass. AP, 20 janvier 2023, nº 21-23.947 et nº 20-23.673 ; v. pour plus de détails : Émeline Augier-Francia, « La rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent ! », AJDC 2023, nº 25).

Ainsi, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle résultant d’une faute inexcusable de l’employeur peut recevoir, en plus des autres postes de préjudice, deux indemnisations distinctes. Une première à titre des pertes de gains professionnelles et de l’incidence professionnelle de l’incapacité. Puis, une seconde, aspirant à réparer les séquelles, les souffrances post-consolidation de la victime ainsi que sa perte de qualité de vie (obs. Amandine Cayol « Revirement : pas de réparation du déficit fonctionnel permanent par la rente accident du travail ! », Dalloz actualité 8 février 2023 ; « 235-36 – Réparation des préjudices personnels », Le Lamy santé sécurité au travail, 2023). Cela offrirait une indemnisation plus complète aux victimes, en leur permettant d’être véritablement remises dans leur état, patrimonial et extrapatrimonial, initial. En conséquence, il est aujourd’hui indispensable pour les avocats des victimes de faute inexcusable de systématiquement évaluer le DFP afin d’en assurer une juste réparation. Néanmoins, il faut tout de même reconnaître la difficulté de l’identification et de l’indemnisation d’un tel poste de préjudice au vu de son étendu et de sa subjectivité (obs. Morane Keim-Bagot, « La faute inexcusable, l’incapacité & le déficit fonctionnel », Un deux droit.).

Un tel revirement a été motivé par de nombreuses raisons. Qu’il s’agisse d’une volonté de s’aligner avec les solutions constantes du Conseil d’État depuis 2013 (CE, 8 mars 2013, nº 361273), ou bien simplement d’écouter les recommandations émises par la doctrine depuis plus de dix ans. Effectivement, elle affirme depuis 2009 (Cass. crim., 19 mai 2009, nº 08-86.050, nº 08-86.485 ; Cass. 2e civ., 11 juin 2009, nº 08-17.581, nº 07-21.768, nº 08-16.089), qu’à l’analyse des caractéristiques de la rente AT-MP, il est inopportun de considérer qu’elle est en capacité d’indemniser le déficit fonctionnel permanent. Principalement en raison de son mode de calcul se basant sur le salaire annuel perçu par la victime, multiplié par un coefficient représentant le taux d’incapacité de la victime (obs. Stéphanie Porchy-Simon, « Le recours des tiers payeurs », D. 2023, nº 38, p. 1983-1985). En effet, cette façon de calculer paraît opportune afin de mesurer la réparation d’un préjudice patrimonial, mais beaucoup moins pour pouvoir évaluer l’indemnisation de souffrances physiques et morales endurées par une victime (Morane Keim-Bagot, « Rente AT-MP : une jurisprudence contra legem », Dr. soc. 2021, p. 93-95 ; Francis Meyer, « L’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles : une jurisprudence incohérente », Dr. ouvrier 2020, nº 747, p. 509-515).

Par ailleurs, il est aussi important de noter que ce rappel de jurisprudence confirme aussi la réduction de l’assiette du recours des tiers payeurs dans ce contexte. Le DFP n’étant plus compris dans la rente AT-MP, les recours subrogatoires des tiers payeurs ne s’appliquent plus à ce poste de préjudice. Seules les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle peuvent faire l’objet de ces recours et leur permettre de récupérer la somme de ces postes (obs. Amandine Cayol, « Revirement : pas de réparation du déficit fonctionnel permanent par la rente accident du travail », op. cit. ; Stéphanie Porchy-Simon, « Le recours des tiers payeurs », op. cit.).

Suite à cet arrêt du 15 juin, la Cour de cassation vient le 6 juillet 2023 (Cass. 2e civ., 6 juillet 2023, nº 21-24283) étendre cette jurisprudence à la pension d’invalidité, emportant les mêmes conséquences que pour la rente AT-MP (obs. Xavier Aumeran, « Pension d’invalidité et réparation du DFP : (pour)suite du revirement », JCP S 2023, nº 35 ; Morane Keim-Bagot, « Après la rente accident du travail, la pension d’invalidité… », Dr. soc. 2023, p. 838-840).

Tous ces changements sont reconnus assez unanimement par la doctrine comme une véritable évolution pour la réparation des victimes, mais aussi pour la cohérence du droit du dommage corporel dans son ensemble et sa conciliation avec le droit social (obs. Morane Keim-Bagot et Jonas Knetsch, « (Ré)concilier les inconciliables Regards croisés sur la réparation des AT-MP », Dr. soc. 2023, p. 629-636). Pour autant, le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2024 semble vouloir revenir sur ce revirement avec son article 39. En effet, cet article vise à réaffirmer l’aspect dual de la rente AT-MP en imposant la réintégration de l’indemnisation du DFP dans cette rente. Ce projet serait motivé par une volonté d’écouter les partenaires sociaux particulièrement attachés à « la nature duale de la rente ». Pour parvenir à cela, le PLFSS prévoit d’intégrer deux volets à la rente AT-MP : un premier dit professionnel, puis, un second, dit fonctionnel, qui intégrerait le DFP. Cependant, cela reviendrait à opérer un retour en arrière sur les progrès durement établis par la Cour de cassation et donc, en réalité, à limiter l’indemnisation définitive des victimes, leurrées par l’espoir d’une double réparation (obs. Stéphanie Porchy-Simon, « Le recours des tiers payeurs », op. cit.). Un tel changement ne peut être que regrettable, avis qui semble être partagé par une majorité de la doctrine, mais aussi par les différentes associations de défense des victimes et par les nombreux avocats de victimes, qui se mobilisent désormais contre ce projet (analyse de maître Jorand, « Les avocats et les associations de victime contre l’article 39 du PLFSS 2024 », Un deux droit). Lutte qui semble commencer à porter ses fruits au vu des récentes déclarations du ministre du Travail exprimant son souhait de supprimer la mesure afin de « laisser place à de nouvelles discussions entre partenaires sociaux » (« Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (2) », Liaisons sociales quotidien, nº194, 2023). Pour autant, le travail doit se poursuivre afin de s’assurer que ces discussions mènent dorénavant à une solution réellement favorable aux victimes…

References

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Romain Sabalot-Jungalas, « Confirmation de la réparation distincte du déficit fonctionnel permanent », Actualité juridique du dommage corporel [Online], 26 | 2024, Online since 31 mai 2024, connection on 03 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/ajdc/index.php?id=1881

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Romain Sabalot-Jungalas

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