Le délai raisonnable pour former un recours en contestation de validité d’un contrat administratif

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Décision de justice

CAA Marseille, 6e chambre – N° 19MA05387 – Société Seateam Aviation – 25 avril 2022

Juridiction : CAA Marseille

Numéro de la décision : 19MA05387

Numéro Légifrance : CETATEXT000045724349

Date de la décision : 25 avril 2022

Index

Rubriques

Marchés et contrats

Résumé

Le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l'effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contesté indéfiniment un contrat administratif. Dans le cas où l'administration a omis de mettre en œuvre les mesures de publicité appropriées permettant de faire courir le délai de recours de deux mois, un recours formé par un concurrent évincé contestant la validité du contrat doit néanmoins, pour être recevable, être présenté dans un délai raisonnable à compter de la publication de l'avis d'attribution du contrat. En règle générale, et sauf circonstance particulière dont se prévaudrait le requérant, un délai excédant un an ne peut être regardé comme raisonnable.

Conclusions du rapporteur public

Renaud Thiélé

Rapporteur public

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DOI : 10.35562/amarsada.176

Par avis d’appel public à la concurrence publié le 3 décembre 2009 au Bulletin officiel des annonces des marchés publics, le ministre de la Défense a lancé une procédure d’appel d’offres en vue de la passation, suivant la procédure négociée prévue par le décret no 2004‑16 du 7 janvier 2004 relatif à certains marchés de la défense, d’un marché dit « AERO 09003 », divisé en cinq lots, et ayant pour objet la fourniture d’heures de vol d’aéronef destinées à assurer des essais de matériel et l’entraînement des forces de la Marine nationale. La société Seateam a présenté une offre pour les lots no 1 et 2. Ses offres ont été rejetées par décision en date du 19 août 2010. Les contrats ont été attribués à la société Apache Aviation. La société a alors saisi le tribunal administratif de Toulon d’une action en contestation de validité de ces contrats assortie d’une demande indemnitaire d’un montant de 17 158 000 euros. Par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté cette action, en estimant que la procédure de passation était régulière. La société Seateam fait régulièrement appel de ce jugement.

Contrairement à ce que soutient le ministre en défense, il y a toujours lieu de statuer sur l’action en contestation de validité du contrat, qui tend à l’annulation, avec un caractère rétroactif, du contrat.

En revanche, cette action en contestation de validité sera jugée tardive si, comme nous vous le proposons, vous décidez de transposer la jurisprudence « Czabaj » (CE, Ass., 13 juillet 2016, M. Czabaj, no 387763, Lebon) aux actions en contestation de validité d’un contrat. Nous ne voyons aucune raison de ne pas l’y appliquer. La situation des cocontractants de l’administration a tout spécialement besoin d’être sécurisée dans le temps. En outre, le Conseil d’Etat a déjà admis l’application du délai « Czabaj » à des contestations par des tiers d’actes créateurs de droits : en effet, il a admis qu’en cas d’affichage irrégulier d’une autorisation d’urbanisme, les tiers ne pouvaient, en règle générale, présenter de recours une fois passé un délai d’un an à compter du premier jour de l’affichage sur le terrain du permis de construire (CE, 5 / 6 CHR, 9 nov. 2018, M. Valière et autres, no 409872, Lebon T). Le tribunal administratif de Lille a déjà jugé en ce sens (TA Lille, 15 oct. 2019, Société Berobe, no 1706673, C+1 ; v. également, le jugement assez baroque du TA de La Réunion instaurant un délai « Czabaj » spécial de 3 mois en matière de référé précontractuel : TA La Réunion, 19 oct. 2016, Société réunionnaise de bureautique, no 1601022, C+2). La doctrine est unanimement favorable à cette extension de « Czabaj » (par ex. François Llorens et Pierre Soler-Couteaux, « Sur la réforme du Code de justice administrative et quelques évolutions récentes du contentieux administratif des contrats » Contrats et Marchés publics no 1, janv. 2017, repère 1). Nous vous invitons donc à transposer au plus près la logique de la jurisprudence « Valière » en matière d’autorisation d’urbanisme : en cas de publication, même incomplète, de l’avis d’attribution, le délai de recours contentieux court à compter du premier jour de la publication (CE, 7 / 2 CHR, 3 juin 2020, Centre hospitalier d’Avignon, Société hospitalière d’assurances mutuelles, nos 428845 et 428847, Lebon T3). La circonstance que le candidat évincé s’est trouvé dans l’impossibilité d’obtenir communication du contrat finalement signé n’est pas de nature à suspendre ou interrompre le délai de recours contentieux. En l’espèce, l’avis d’attribution du contrat a été publié au Bulletin officiel des annonces de marchés publics le 9 octobre 2010. Alors même que cet avis ne mentionne pas les modalités de consultation du contrat, le délai de recours contre le contrat expirait le 10 octobre 2010. L’action en contestation de validité du contrat, enregistrée le 15 octobre 2015 au tribunal administratif de Marseille, était donc tardive.

Vous devez néanmoins statuer sur l’action indemnitaire, à laquelle le délai « Czabaj » est inopposable (CE, 5 / 6 CHR, 17 juin 2019, Centre hospitalier de Vichy, no 413097, Lebon).

Toutefois, Seateam n’établit pas que les irrégularités fautives invoquées auraient été susceptibles de lui faire perdre une chance sérieuse de remporter le lot n° 1, relatif à l’avion-plastron lent de type bimoteur à hélice, pour lequel elle a été classée seulement en 5e position, et 6e sur le critère du prix. Son argumentaire est en effet dirigé contre l’attributaire, la société Apache, et non contre les autres candidats mieux classés qu’elle.

S’agissant en revanche du lot no 2, portant sur l’avion-plastron à réacteur lent de type avion d’affaires, la société Seateam a été classée en 2e position.

Or l’offre de la société Apache, attributaire, était irrégulière au regard du CCTP initial, qui prévoyait une vitesse de 0,75 Mach. Ce n’est que grâce à la modification du CCTP et à l’abaissement de la vitesse minimale à 0,6 Mach que l’avion proposé par la société Apache, un L. 39 (dit « Albatros »), qui présente une vitesse de 0,65 Mach a pu être retenu. Or cette modification substantielle des conditions de la consultation ne pouvait être effectuée sans que soit lancée une nouvelle procédure d’appel d’offres (CE, 7 / 2 SSR, 16 nov. 2005, Ville de Paris, no 278646, Lebon T4).

Ajoutons qu’une seconde irrégularité favorisant la société Apache a été commise. En effet, la note attribuée à l’offre de cette société au titre du critère prix l’a été au terme d’un calcul qui n’est pas conforme aux prescriptions du marché. En effet, l’article 7.3.1 du CCAP du marché prévoyait que « l’heure de vol de transit est indemnisée sur la base de celle d’une mission de plastron ». Or, le courrier adressé à Seateam indique que le critère du prix a été évalué sur la base d’une formule intégrant non seulement le temps de vol lors des missions de plastron, mais également le prix de l’heure de vol de transit. Compte tenu de la localisation de l’aéronef de la société Apache, ce mode de calcul a conduit à l’avantager.

Le détail des calculs suivant le positionnement des aéronefs est le suivant :

(Prix de l’heure de vol*nombre de mission) + (Prix de l’heure de vol de transit*temps de transit entre la base de départ des aéronefs et la base de déploiement).

Si les conséquences de la seconde irrégularité sont difficilement mesurables, la première irrégularité a, à notre sens, clairement fait perdre à la société Seateam une chance sérieuse de remporter le marché. En effet, si la modification irrégulière du CCTP n’avait pas été effectuée, la société appelante aurait dû être déclarée attributaire.

Au titre du préjudice subi, la société est particulièrement allusive.

Elle invoque plusieurs chefs de préjudice qui sont détaillés dans un document annexe.

Elle invoque d’abord les frais de création de la société (25 000 euros), le coût des six mois de préparation (60 000 euros) et les frais de déplacement et de communication (5 000 euros). Elle invoque, ensuite, à hauteur de 69 400 euros, des frais liés à l’élaboration de l’offre, correspondant là encore à six mois de préparation (60 000 euros), des frais de reprographie (400 euros) et des frais de déplacement (9 000 euros). Elle invoque, enfin, des frais de « recherche et développement » afférents à des études « externes » (4 000 euros), une location de matériel (5 000 euros), des essais (24 000 euros) et des frais de déplacement et de communication (9 000 euros).

Ces éléments ne sont, toutefois, pas justifiés. D’ailleurs, les frais engagés dans le cadre du soumissionnement étaient perdus en tout état de cause, et sont réputés couverts par le gain manqué (CE, 7 / 5 SSR, 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, no 2496305). En outre, rien n’indique que les frais de recherche et développement, à les regarder comme supportés, n’ont pas permis la réalisation d’autres prestations.

La société demande ensuite l’indemnisation du préjudice tenant à la « perte de financements ». Toutefois, les financements, qui sont remboursables ou rémunérables, ne constituent pas des éléments d’un manque à gagner de la société.

Par ailleurs, le préjudice subi par la « perte d’effet prescripteur et international » n’est pas justifié dans sa réalité.

La société demande, enfin, l’indemnisation de son manque à gagner, qu’elle évalue à 7,5 millions d’euros, correspondant à 33 % du montant total du marché qu’elle chiffre à 22,8 millions d’euros, ce pourcentage de 33 % correspondant selon elle à son taux de marge opérationnelle nette. Pour justifier ce taux, elle produit une attestation de son expert-comptable qui indique son taux de marge en 2011.

Ce préjudice nous paraît certain dans son principe. Toutefois, le taux de marge opérationnelle moyen constaté en 2011 ne correspond pas nécessairement au taux de marge sur le marché perdu. En outre, la rémunération attendue sur ce marché ne s’élève pas à 22,8 millions d’euros. Elle doit être calculée en appliquant le tarif unitaire proposé par la société (2 500 euros de 0 à 100 heures de vol annuelles, avec une remise de 15 % au-delà) au nombre d’heures de vol qu’elle aurait effectuées si elle avait remporté le marché. La seule manière de connaître ce nombre d’heures est de vérifier le nombre d’heures qui a été commandé et effectué par la société Apache au titre du lot no 2, à partir de la date du 1er septembre 2010 qui est la date de début des prestations indiquée dans l’offre de la société Seateam.

Se pose ici la question du caractère certain du préjudice.

La ministre vous invite à appliquer la jurisprudence prévoyant que, dans le cas où le marché est prévu pour une période reconductible, ou prévoit un montant minimum de commandes, le manque à gagner ne revêt un caractère certain que s’agissant de la période d’exécution initiale (CE, 7 / 2 CHR, 2 déc. 2019, Groupement de coopération sanitaire du Nord-Ouest Touraine, no 423936, Lebon T6 ; CE, 7e CH, 2 déc. 2019, Société Valeurs Culinaires, no 423936, NP7) et de la valeur minimale du marché (CE, 7 / 2 CHR, 10 oct. 2018, Société du docteur Jacques Franc, no 410501, tables 7738). Cela correspond d’ailleurs à votre pratique antérieure (par ex. CAA Marseille, 4 juillet 2016, Société AGL Services, no 15MA042789).

Toutefois, nous hésitons à transposer cette jurisprudence au cas où, comme ici, il est possible de déterminer, le cas échéant après expertise, les prestations qui ont été effectivement commandées à l’attributaire du contrat. N’est-il pas plus réaliste de considérer que l’administration aurait reconduit le marché de la même manière, et que, sujette aux mêmes besoins, elle aurait procédé aux mêmes commandes ?

L’argument du réalisme nous paraît particulièrement difficile à surmonter s’agissant de la question du montant minimal. En effet, les attributaires d’un contrat bénéficient d’un droit exclusif à la satisfaction des besoins auquel le contrat vise à répondre. Ce principe d’exclusivité résultait de l’article 77, III du code des marchés publics, alors en vigueur10. Cela signifie que le pouvoir adjudicateur ne peut normalement s’adresser à une autre entreprise pour répondre au besoin que le marché tend à satisfaire. Nous nous demandons donc si la jurisprudence « Société du docteur Jacques Franc » que nous avons citée, et qui concerne un cas de résiliation, peut, sans rompre avec le réalisme qui doit normalement présider à la détermination du préjudice, être étendue au cas de l’indemnisation d’un concurrent évincé où la nature des prestations effectivement commandée à l’attributaire est connue quand nous statuons. En pareil cas en effet, il est difficile d’imaginer que le besoin de la collectivité se serait exprimé différemment.

Ce même principe de réalisme s’étend à la reconduction : dès lors que l’offre du concurrent évincé est non moins avantageuse que celle de l’attributaire, peut-on, de manière réaliste, écarter comme incertain le préjudice correspondant à des reconductions dont on sait qu’elles ont été décidées ?

Non sans une certaine hésitation, nous vous invitons à prescrire une expertise pour déterminer le montant du bénéfice net supplémentaire que la société aurait enregistré si elle avait remporté le lot no 2 du marché, en tenant compte, d’une part, de la rémunération qu’elle aurait perçue si elle avait réalisé et facturé, aux tarifs mentionnés dans son offre, l’ensemble des prestations qui ont été effectivement commandées à la société Apache, attributaire, dans le cadre de l’exécution de ce marché et à compter du 1er septembre 2010 et, d’autre part, des charges supplémentaires qu’elle aurait été amenée à supporter dans le cadre de ce marché.

Par ces motifs, nous concluons à l’annulation du jugement en tant qu’il rejette la demande indemnitaire de la société Seateam et à ce que, tous droits et moyens réservés, une expertise soit prescrite à fin de calculer, dans les conditions que nous avons indiquées, le manque à gagner résultant pour la société Seateam de son éviction du lot no 2.

Notes

1 TA Lille, 15 oct. 2019, Société Berobe, no 1706673, C+ : « Toutefois, le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contesté indéfiniment un contrat administratif dans le cas où l’administration a omis de mettre en œuvre des mesures de publicité appropriées. En cette hypothèse, les tiers ne peuvent exercer de recours juridictionnel contre le contrat au-delà d’un délai raisonnable, qui ne saurait, sous réserve de circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, excéder un an à compter de la date à laquelle celui-ci en a eu connaissance. » Retour au texte

2 TA La Réunion, 19 oct. 2016, Société réunionnaise de bureautique, no 1601022, C+ : « Considérant que le principe énoncé ci-dessus, applicable au contentieux général, ne saurait être regardé comme incompatible avec les procédures de référé ; qu’à leur égard, la notion de délai raisonnable doit cependant donner lieu à une définition particulière, de nature à répondre aux considérations d’urgence inhérentes à l’office du juge des référés ; qu’en ce qui concerne le référé précontractuel régi par les articles L. 551-1 et suivants du code de justice administrative, il y a lieu de constater qu’en règle générale et sous réserve de circonstances particulières dont se prévaudrait le concurrent évincé, le délai raisonnable de saisine du juge ne saurait excéder trois mois à compter de la date à laquelle il a eu pleinement connaissance de la décision d’éviction ; » Retour au texte

3 CE, 7 / 2 CHR, 3 juin 2020, Centre hospitalier d’Avignon, Société hospitalière d’assurances mutuelles, nos 428845 et 428847, Lebon T : « La publication d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi permet de faire courir le délai de recours contre le contrat, la circonstance que l’avis ne mentionnerait pas la date de la conclusion du contrat étant sans incidence sur le point de départ du délai qui court à compter de cette publication. Ainsi, les "avis d’attribution" d’un marché, publiés au Journal officiel de l’Union européenne et au Bulletin officiel des annonces de marchés publics, conformément aux dispositions de l’article 85 du code des marchés publics alors applicable, figurant aujourd’hui à l’article R. 2183‑1 du code de la commande publique, constituent une mesure de publicité appropriée susceptible de faire courir le délai de recours contentieux, alors même que ces publications ne font état que de l’attribution du marché, et non de sa conclusion. » Retour au texte

4 CE, 7 / 2 SSR, 16 nov. 2005, Ville de Paris, no 278646, Lebon T : « La rectification par l’administration des conditions de la consultation pendant le délai de remise des offres n’entraîne l’obligation de reprendre à son commencement la procédure que si cette rectification apporte une modification substantielle. La modification substantielle peut résulter d’une rectification purement matérielle, qui porterait par exemple sur le champ d’application du marché. » Retour au texte

5 CE, 7 / 5 SSR, 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, no 249630, aux tables du recueil Lebon, p. 865 : « Considérant que lorsqu’une entreprise candidate à l’attribution d’un marché public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce dernier, il appartient au juge de vérifier d’abord si l’entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le marché ; que, dans l’affirmative, l’entreprise n’a droit à aucune indemnité ; que, dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu’elle a engagés pour présenter son offre ; qu’il convient ensuite de rechercher si l’entreprise avait des chances sérieuses d’emporter le marché ; que, dans un tel cas, l’entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre qui n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique ; / Considérant qu’il résulte de l’instruction que le GROUPEMENT D’ENTREPRISES SOLIDAIRES ETPO GUADELOUPE, SOCIETE BIWATER, SOCIETE AQUA TP a été désigné comme attributaire du marché de travaux pour l’extension de la station d’épuration du Blachon dans la commune du Lamentin, lors de la réunion de la commission d’appel d’offres du 9 mars 2001 ; que si une commune peut, pour un motif d’intérêt général, renoncer à un marché déjà attribué, elle ne peut, sans commettre une illégalité, demander à la commission de procéder à un nouvel examen des offres ; que dès lors la décision par laquelle la commission d’appel d’offres est revenue sur sa première décision dans une réunion du 6 juin 2001 et a décidé de confier les travaux au groupement SOGEA-DODIN est entachée d’illégalité ; que dans ces conditions il n’est pas sérieusement contestable que le groupement requérant, qui avait une chance sérieuse de conserver le marché, a droit à être indemnisé de la perte des bénéfices qu’il escomptait ; que par suite l’obligation de la commune du Lamentin à l’égard du GROUPEMENT D’ENTREPRISES SOLIDAIRES ETPO GUADELOUPE, SOCIETE BIWATER, SOCIETE AQUA TP doit être regardée comme n’étant pas sérieusement contestable pour une somme de 47 000 euros, correspondant à la marge bénéficiaire de ce type d’entreprises pour des travaux de cette nature ; / Considérant en revanche, que les frais exposés par le groupement pour l’établissement de son offre, en l’absence de stipulations contractuelles prévoyant leur prise en charge par le maître d’ouvrage, sont au nombre de ceux qui lui incombaient normalement d’engager pour obtenir l’attribution du marché et qui devaient trouver leur contrepartie dans la rémunération afférente à la réalisation de ce dernier ; qu’ainsi le GROUPEMENT D’ENTREPRISES SOLIDAIRES ETPO GUADELOUPE, SOCIETE BIWATER, SOCIETE AQUA TP n’est pas fondé à en demander l’indemnisation » Retour au texte

6 CE, 7 / 2 CHR, 2 déc. 2019, Groupement de coopération sanitaire du Nord-Ouest Touraine, no 423936, Lebon T : « Lorsqu’il est saisi par une entreprise qui a droit à l’indemnisation de son manque à gagner du fait de son éviction irrégulière à l’attribution d’un marché, il appartient au juge d’apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain. Dans le cas où le marché est susceptible de faire l’objet d’une ou de plusieurs reconductions si le pouvoir adjudicateur ne s’y oppose pas, le manque à gagner ne revêt un caractère certain qu’en tant qu’il porte sur la période d’exécution initiale du contrat, et non sur les périodes ultérieures qui ne peuvent résulter que d’éventuelles reconductions. » Retour au texte

7 CE, 7e CH, 2 déc. 2019, Société Valeurs Culinaires, no 423936, NP : « 6. Le groupement de coopération sanitaire du Nord-Ouest Touraine demandait au Conseil d’État l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes qui a estimé que l’indemnisation du manque à gagner de la société Valeurs Culinaires devait être calculée sur une période totale de trois ans correspondant à la période d’exécution initiale ainsi qu’aux deux années supplémentaires susceptibles de faire l’objet de reconductions. D’une part, ainsi que l’a relevé le Conseil d’État, dans sa décision du 2 décembre 2019, en statuant ainsi, alors que le marché faisant l’objet de la procédure de passation litigieuse était conclu pour une période d’exécution initiale de douze mois, renouvelable deux fois, et que par suite le manque à gagner susceptible de donner lieu à l’indemnisation de la société Valeurs Culinaires ne pouvait revêtir de caractère certain que pour la période initiale de douze mois, la Cour a commis une erreur de droit. D’autre part, contrairement à ce qui est soutenu à titre subsidiaire par la société requérante, il ne ressort nullement des pièces du dossier que la reconduction du marché dans les périodes pouvant faire l’objet d’une reconduction tacite revêtait un caractère certain. Il s’ensuit que la société Valeurs Culinaires n’est pas fondée à soutenir qu’elle devait être indemnisée au titre de la perte de chance de poursuivre l’exécution du marché pendant la période issue de sa reconduction. » Retour au texte

8 CE, 7 / 2 CHR, 10 oct. 2018, Société du docteur Jacques Franc, no 410501, tables : « Si le titulaire d’un marché résilié irrégulièrement peut prétendre à être indemnisé de la perte du bénéfice net dont il a été privé, il lui appartient d’établir la réalité ce préjudice. Dans le cas d’un marché à bons de commande dont les documents contractuels prévoient un minimum en valeur ou en quantité, le manque à gagner ne revêt un caractère certain qu’en ce qu’il porte sur ce minimum garanti. » Retour au texte

9 CAA Marseille, 4 juillet 2016, Société AGL Services, no 15MA04278 : « 18. Considérant, d’une part, que le manque à gagner de la société AGL Services ne revêt un caractère certain qu’en ce qu’il porte sur la valeur minimale du marché ; que, dès lors, le manque à gagner doit être calculé sur la base de ce montant, soit, en l’espèce, 3 200 000 euros et non sur le montant de 3 718 000 euros correspondant au total général du détail quantitatif estimatif fourni par la société en réponse à l’appel d’offres et ne revêtant qu’un caractère estimatif ; » Retour au texte

10 Sur la question du maintien de ce principe sous l’empire du décret du 25 mars 2016, v. question écrite, no 3543, réponse à Jean-Luc Fugit, JOAN du 20 février 2018 Retour au texte

Droits d'auteur

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Commentaire

Marie Micaelli

Doctorante en droit public, Centre de recherches administratives (CRA), faculté de droit d’Aix en Provence

Autres ressources du même auteur

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DOI : 10.35562/amarsada.197

Par l’affaire commentée, la cour administrative de Marseille avait à se prononcer sur la validité d’un marché public conclu entre le ministère de la Défense et une société en 2010, lequel avait pour objet la fourniture d’heures de vol d’aéronef destinées à assurer des essais de matériel de l’entraînement des forces de la Marine nationale. En 2015, un candidat évincé à l’attribution de deux des cinq lots du marché a demandé au tribunal administratif de Toulon de procéder à l’annulation du marché et de condamner l’État à réparer les préjudices subis du fait de son éviction.

Après avoir rappelé la règle selon laquelle l’exécution intégrale du marché ne fait nullement obstacle à l’annulation du marché a posteriori, la cour a, de manière inédite, transposé la jurisprudence « Czabaj » au recours en contestation de validité du contrat, s’inscrivant en cela dans le mouvement d’extension encouragé par les juges du Palais-Royal.

Depuis la décision Czabaj (CE, ass., no 387763, Dalloz actualité, 19 juill. 2016, obs. M.-C de Montecler ; Lebon avec les concl ; AJDA 2016, 1479 ; ibid. 1629 ; chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; AJFP 2016, 356 et les obs ; AJCT 2016. 572, obs. M-C. Rouault ; RDT 2016, 718, obs. L. Crusoé ; RFDA 2016, 927, concl. O. Henrard : RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard) un requérant dispose d’un délai d’un an pour contester une décision administrative par la voie du recours pour excès de pouvoir lorsque celle-ci – à défaut d’indiquer les voies de recours susceptibles d’être engagées– ne lui a pas permis d’exercer un tel recours. Ce « délai raisonnable », fixé dans le but d’assurer l’effectivité du principe de sécurité juridique, a pour effet de limiter le délai de contestation tout en permettant au requérant d’exercer son droit au recours de manière effective.

Motivée, à l’époque, par le souci d’assurer la stabilité de l’ordre juridique dans l’intérêt du justiciable (que l’on se souvienne des mots du rapporteur public Olivier Henrard sur l’affaire Czabaj : « la possibilité de contester indéfiniment une décision individuelle que le destinataire n’a pu ignorer et dont il s’est accommodé pendant un important laps de temps, est une sanction tout à fait disproportionnée au regard de l’exigence de stabilité des situations juridiques »), la décision Czabaj a depuis fait couler beaucoup d’encre. D’une part, en raison de l’irrésistible mouvement d’extension placé au cœur de la politique jurisprudentielle du Conseil d’État ; d’autre part, en raison de l’objectif poursuivi par cette dernière, lequel semble désormais se situer du côté de la protection des intérêts de l’administration.

Cette évolution est au cœur de la décision Société Seateam Aviation. En effet, l’apport majeur de l’arrêt réside dans la transposition de la jurisprudence Czabaj aux actions en contestation de validité d’un contrat (I). Plus subsidiairement, la présente décision est l’occasion pour la cour de rappeler que le droit à indemnisation d’un candidat malheureux à l’attribution d’un contrat est subordonné à l’existence d’un lien de causalité directe entre l’irrégularité de la procédure de passation constitutive d’une faute de l’Administration et les préjudices invoqués (II).

La transposition de la jurisprudence Czabaj aux recours en contestation de validité du contrat

Tel est ici le premier aspect de l’arrêt qui retiendra notre attention, sans surprise toutefois, tant la solution retenue par la cour administrative d’appel de Marseille semblait inévitable. Et pour cause, ce qui frappe depuis presque une décennie d’application de la jurisprudence Czabaj est l’ampleur du mouvement d’extension de celle-ci à des domaines toujours plus divers1. Initialement destinée à s’appliquer aux seules décisions administratives individuelles, il est aujourd’hui possible de dire que la solution est susceptible de jouer à l’égard de tout acte – unilatéral ou contractuel – nécessitant une notification indispensable à l’exercice du droit au recours, celle-ci étant, pour rappel, le critère d’application de la jurisprudence Czabaj.

Néanmoins, si la jurisprudence antérieure avait ainsi déjà montré à quel point la portée de l’arrêt Czabaj était large (Voir notamment : CE, 25 septembre 2020, no 430945, SCI La Chaumière et Mme G.), les juges n’avaient jamais franchi le pas de l’extension au recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat (recours dit « Tropic » CE, ass., 16 juill. 2007, no 291545, Sté Tropic Travaux Signalisation, prolongé par le recours « Tarn‑et‑Garonne », CE, 4 avril 2014, no 358994, Tarn‑et‑Garonne) et ce, bien qu’elle soit de longue date préconisée par la doctrine2. Pourtant, elle s’imposait, dans la présente affaire, comme une solution cohérente, solution à laquelle peu d’objections pouvaient d’ailleurs être opposées.

En effet, le fait que le recours en contestation de validité du contrat soit enfermé dans le délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées – au moyen, rappelle la cour, « d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation » (Considérant no 3.), n’empêchait pas l’application de la jurisprudence Czabaj. Ne jouait pas plus la nature contractuelle de l’acte qui, à notre sens, n’a aucune incidence sur la portée de l’extension. La raison de ce choix est ailleurs. C’est ici le souci d’assurer la stabilité de situations contractuelles bien ancrées et plus largement de permettre l’effectivité du principe de sécurité juridique qui est à la base du raisonnement proposé par la cour, principe dont on sait également qu’il est au cœur des préoccupations des juges du Palais-Royal en fait de contrats administratifs (CE, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, dit « Béziers I » et plus encore dans la décision Tarn-et-Garonne précitée). Cela, dans l’intérêt du requérant mais surtout de l’administration, celle-ci n’ayant pas intérêt que des situations cristallisées puissent être indéfiniment remises en cause. En l’espèce, la cour relève que les modalités de consultation du contrat litigieux n’avaient pas pu être portées à la connaissance de la société requérante, faute d’être mentionnées dans le contrat ou d’avoir été adressées par le ministre de la Défense. Le requérant disposait donc ici d’un délai d’un an pour introduire un recours. Néanmoins, l’action en contestation de validité du contrat, enregistrée le 15 octobre 2015, ne pouvait qu’être jugée tardive et irrecevable, l’avis d’attribution du contrat ayant été publié au Bulletin officiel des annonces des marchés publics le 9 octobre 2010. La prévalence du principe de sécurité juridique « qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, (et) fait obstacle à ce que puisse être contesté indéfiniment un contrat administratif » (Considérant no 5) sonnait ici comme une évidence et c’est sans surprise que la cour a suivi les conclusions du rapporteur public Renaud Thiélé. Sans surprise, aussi, que le Conseil d’État a ultérieurement validé le présent arrêt dans toutes ses dispositions (CE, 19 juillet 2023, Société Seateam aviation, no 465308).

La subordination du droit à indemnisation du candidat évincé à l’existence d’un lien de causalité direct entre la faute et le préjudice invoqué

Néanmoins, il restait une chance d’obtenir gain de cause sur le terrain indemnitaire, le délai Czabaj demeurant inopposable dans ce cadre (CE, 5 / 6 CHR, 17 juin 2019, Centre hospitalier de Vichy, no 413097). Et les fautes imputables à l’Administration lors de la mise en concurrence étaient en l’espèce nombreuses : outre la modification importante et tardive du CCTP sur un point déterminant – un critère relatif à la performance de vitesse des avions, passé de 0,75 mach à 0,6 mach, il était reproché au ministère de la défense d’avoir changé les conditions d’appréciation du critère prix. L’on ne s’étonnera pas d’apprendre l’existence d’une action pénale en parallèle menée sur le fondement de l’article 432‑14 du Code pénal, support du délit de favoritisme…

Malgré l’ampleur des fautes commises par l’administration, le requérant devait prouver l’existence d’un lien de causalité direct entre les manquements allégués et le préjudice subi (CE, 19 juillet 2020, Sté Comptoir Négoce Équipements) pour être indemnisé. S’agissant du montant de l’indemnisation, la règle est simple : en plus des préjudices subis, le requérant a droit aux gains manqués, ce qui comprend les sommes qu’il a pu engager pour l’exécution du contrat et le bénéfice qu’il aurait pu en tirer (CE, 26 mars 2008, Société Spie Batignolles no 270772). En l’espèce, le classement de la société malheureuse en deuxième position sur le lot no 2 portant sur l’avion-plastron était due à la modification fautive du cahier des charges. La cour conclut logiquement qu’en dépit de chances sérieuses de se voir attribuer le marché, il lui était impossible de décrocher le contrat, l’attributaire ayant été choisi préférentiellement sur la base du critère modifié illégalement. La société avait donc droit à l’indemnisation du manque à gagner pour ce lot. La cour précise ici l’étendue du manque à gagner, lequel inclut « les frais de présentation de l’offre qui n’ont […] pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique » (Considérant no 15).

Restait, en l’espèce, à évaluer le montant de l’indemnisation à verser au requérant. La nature du marché – marché à bons de commande d’une durée maximale de quatre ans – invitait à interroger le caractère certain du manque à gagner. En la matière, le principe est bien connu : le candidat irrégulièrement évincé de l’attribution d’un marché peut prétendre à l’indemnisation de son manque à gagner, uniquement pour la période d’exécution initiale de ce dernier, à l’exclusion des périodes de reconduction tacite (CE, 2 décembre 2019, no 423936 Groupement de coopération sanitaire du Nord-Ouest Touraine). En l’espèce, le lot n°2 était, pour rappel, un marché reconductible annuellement, fractionné à bons de commande d’une durée minimale de quatre ans. En vertu du CCAP, la période indemnisable était ainsi comprise entre le 1er septembre 2010 et le 31 décembre 2011. De plus, l’article 2.3 du CCAP prévoyait, pour le lot 2, des quantités comprises entre un minimum annuel de soixante heures de vol et un maximum annuel de deux-cents heures de vol, ce qui, en l’absence de minimum garanti, empêchait l’estimation précise du manque à gagner (CE, 10 octobre 2018, no 410501). Au vu de ces incertitudes, la cour a donc logiquement ordonné une expertise avant-dire droit pour évaluer le bénéfice net qu’aurait engendré la SAS Seateam Aviation si elle avait été attributaire du marché litigieux.

Notes

1 PAULIAT Hélène, « Czabaj, 5 ans déjà », JCP Collectivités territoriales, no 29, 19 juillet 2021, 2240 Retour au texte

2 LLORENS François et SOLER-COUTEAUX Pierre, « Sur la réforme du Code de justice administrative et quelques évolutions récentes du contentieux administratif des contrats », Contrats et Marchés publics, no 1, janv. 2017, repère 1. Retour au texte

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