La société Ineo Provence et Côte d’Azur (Ineo) relève appel d’un jugement du 28 juin 2022 par lequel le tribunal administratif de Marseille a statué sur différentes demandes relatives à l’exécution d’un marché de travaux publics du Grand port maritime de Marseille. Ce marché avait pour objet la construction d’une bouchure mobile de type bateau-porte. Il s’agit d’une spectaculaire cale‑sèche de 465 mètres de long sur 85 mètres de large, servant à la réparation et à la maintenance des navires de grande taille. Le marché a été conclu le 5 août 2013 pour un montant de plus de 13 millions d’euros.
La configuration du litige est assez complexe. Le tribunal administratif de Marseille a joint plusieurs instances introduites d’une part par la société Spie Batignolles Génie Civil (SPIE), mandataire du groupement conjoint titulaire du marché, d’autre part par la société Ineo, membre de ce même groupement.
Trois requêtes de première instance ont été présentées par la société SPIE (il s’agit des affaires nos 1809934, 1901423 et 1902845). Deux recours émanaient de la société Ineo (nos 1810024 et 1906444). Ces demandes étaient principalement dirigées contre le Grand port maritime de Marseille. Mais les deux sociétés SPIE et Ineo se sont également mises en cause réciproquement, par des conclusions présentées à titre subsidiaire.
Dans les deux affaires nos 1810024 et 1906444, la société Ineo a présenté des conclusions dirigées à titre principal contre le Grand port maritime de Marseille. Le tribunal administratif de Marseille a rejeté ces conclusions comme irrecevables dans l’affaire no 1810024 (ce sont les considérants 128 à 131 du jugement). Dans l’affaire no 1906444, le tribunal administratif de Marseille a également rejeté la demande présentée à titre principal contre le Grand port maritime de Marseille, cette fois‑ci sur un motif de fond, en faisant valoir qu’aux termes du contrat, seul le mandataire était habilité à poursuivre un litige lié à l’établissement du décompte (ce sont les considérants 128 à 131 du jugement). Le tribunal administratif de Marseille a également rejeté sur le fond les conclusions aux fins de condamnation dirigées à titre subsidiaire par Ineo contre la société SPIE dans l’instance 1810024, au motif que la faute invoquée n’était pas établie (§ 132‑133 du jugement attaqué).
Dans les affaires no 1809934 et 1901423, qui étaient des actions de la société SPIE dirigées principalement contre Grand port maritime de Marseille en vue d’obtenir le paiement du solde du décompte, la société Ineo, qui avait été mise en cause à titre subsidiaire par la société SPIE, a présenté des conclusions reconventionnelles contre cette dernière. Le tribunal administratif de Marseille a partiellement fait droit à ces conclusions en condamnant la société SPIE à verser à la société Ineo la somme de 6 756,40 euros hors taxes (8 107,69 euros TTC). C’est l’article 3 du jugement attaqué. Les premiers juges ont rejeté le surplus, c’est‑à‑dire l’essentiel de la demande indemnitaire d’Ineo, qui s’élevait à plus de 1,4 millions d’euros.
Les conclusions d’appel de la société Ineo portent sur ces trois points du jugement du 28 juin 2022 :
le rejet de ses demandes présentées à titre principal contre le Grand port maritime de Marseille dans les instances nos 1810024 et 1906444 ;
le rejet de sa demande subsidiaire dirigée contre la société SPIE dans l’instance no 1810024 ;
le rejet du surplus de ses conclusions indemnitaires présentées à titre reconventionnel contre la société SPIE dans les instances nos 1809934 et 1901423.
Il n’y a pas de conclusions d’appel incident, ni du Grand port maritime de Marseille, ni de la société SPIE.
Nous vous proposons de traiter en premier lieu l’appel portant sur le rejet des conclusions principales dirigées par Ineo contre le Grand port maritime de Marseille, puis de statuer sur les conclusions d’appel principal d’Ineo relatives au rejet de ses demandes de condamnation de la société SPIE, présentées dans le cadre des instances nos 1810024, 1809934 et 1901423.
Sur le désistement de la société SPIE et la mise hors de cause de la société Freyssinet
Au préalable, il y a lieu de prendre acte du désistement pur et simple de la société SPIE de l’ensemble des conclusions dirigées contre le Grand port maritime de Marseille, la société Setec Hydratec et la société Setec TPI, suite à son mémoire du 26 octobre 2023. La société SPIE et le Grand port maritime de Marseille ont conclu une transaction sur le règlement du décompte de liquation du marché. Il y a lieu également de mettre hors de cause la société Freyssinet France, aucune conclusion n’étant dirigée contre cette société.
Sur les conclusions d’Ineo dirigées contre le Grand port maritime de Marseille
Les conclusions dirigées par Ineo contre le Grand port maritime de Marseille dans les deux instances nos 1810024 et 1906444 nous semblent infondées, pour un même motif de fond : le motif tiré de ce que la société Ineo n’était pas habilitée contractuellement à poursuivre un tel litige contre le maître de l’ouvrage.
Vous confirmerez donc en partie le jugement du tribunal administratif de Marseille, qui a retenu ce moyen pour écarter la demande d’Ineo dans l’instance no 1906444. Et vous retiendrez ce même moyen pour rejeter la demande présentée par Ineo dans l’instance no 1810024, après avoir censuré le motif d’irrecevabilité retenu à tort par les premiers juges.
Sur les conclusions de l’instance no 1906444
Dans sa demande de première instance enregistrée sous le no 1906444, la société Ineo a demandé au tribunal administratif de condamner le Grand port maritime de Marseille à lui verser la somme de 776 465 euros TTC au titre du solde du décompte du marché. Comme l’ont estimé les premiers juges, la demande est infondée.
Il est incontestable que cette action en vue d’obtenir le règlement du solde du marché est un litige portant sur le décompte du marché, conduite par un membre du groupement conjoint contre le maître de l’ouvrage. Les conditions de règlement d’un tel litige et de saisine du juge administratif sont entièrement régies par les dispositions du CCAG Travaux 2009, qui sont des stipulations contractuelles de ce marché.
Or, aux termes de l’article 13.5.2 du cahier des clauses administratives générales Travaux 2009 :
« Le titulaire ou le mandataire est seul habilité à présenter les projets de décomptes et à accepter le décompte général ; sont seules recevables les réclamations formulées ou transmises par ses soins ».
Cette règle contractuelle est la conséquence logique ou le corollaire du principe d’unicité du décompte : elle vise à simplifier et à clarifier le règlement des désaccords puis des différends liés au décompte, en imposant le mandataire comme interlocuteur unique et exclusif du représentant du pouvoir adjudicateur.
Pour les groupements conjoints, l’article 50.6 du CCAG Travaux 2009 précise que, dans le cadre du règlement des différends et des litiges, la représentation de chacun des membres du groupement par le mandataire s’achève « à la date à laquelle prennent fin les obligations contractuelles », c’est‑à‑dire à l’expiration du délai de garantie de parfait achèvement (soit un an après la date d’effet de la réception). Ensuite, indique le texte, chaque membre du groupement est seul habilité à poursuivre les litiges pour son compte.
Le texte de l’article 50.6 réserve cependant une exception à cette règle contractuelle d’achèvement du mandat de représentation : l’établissement du décompte. C’est le sens de la référence à l’article 13.5.2 qui figure à la fin de l’article 50.6 : le mandat se prolonge par‑delà la « fin des obligations contractuelles », pour tout ce qui concerne l’établissement du décompte et les réclamations liées au décompte.
Pour les différends liés au décompte, les délais encadrant l’élaboration du décompte général, la communication du mémoire de réclamation et la décision de rejet du RPA, garantissent en principe que toute la phase précontentieuse interviendra dans la période d’un an suivant la réception. La représentation exclusive des membres du groupement conjoint par le mandataire s’étend donc en principe et par construction à toute la phase précontentieuse du différend.
Mais l’exception réservée par le texte de l’article 50.6 marque bien le fait que, quelles que soient les circonstances, la fin des obligations contractuelles résultant de l’expiration du délai de parfait achèvement ne saurait faire obstacle au principe d’unicité du décompte et à la règle de l’interlocuteur unique.
Vous noterez que le CCAG Travaux 2009 comporte sur ce point des dispositions différentes de celles de l’article 50.5 CCAG Travaux 19761, qui ne comprenait pas cette exception liée à la procédure d’établissement du décompte.
Voyez sur ce point la décision CE, 6 juillet 2005, Société Bourbonnaise de TP et de construction, no 259801. Dans le cadre du CCAG Travaux 1976, le Conseil d’État juge que le mandataire n’est habilité à poursuivre la procédure de règlement du différend, pour le compte des entrepreneurs conjoints, que jusqu’à l’expiration du délai de garantie.
La question est donc de savoir quelle est la portée de l’exception mentionnée par l’article 50.6 du CCAG 2009, qui fait perdurer le mandat de représentation par‑delà la fin des obligations contractuelles, pour le cas particulier du règlement financier du marché. Il y a selon nous deux problèmes liés à cette question :
-
la prolongation de la représentation exclusive prévue à l’article 50.6 s’applique‑t‑elle aux situations de résiliation du contrat ?
-
le mandat de représentation s’étend-il à la phase contentieuse du différend ?
Concernant les situations de résiliation du contrat, il nous semble qu’il n’y a pas lieu de faire de différence sur ce point entre les effets de la résiliation et les effets de la cessation « normale » des obligations contractuelles.
Le problème se poserait en ces termes : le Conseil d’État a jugé qu’après la résiliation du contrat, le co-contractant cesse d’être membre du groupement conjoint. La représentation exclusive des membres du groupement par le mandataire s’arrête donc à la date de la résiliation du contrat. Voyez la décision CE, 3 octobre 2008, Société Établissements Paul Mathis, no 291919, pour un contrat faisant application des dispositions du CCAG Travaux 1976. Ainsi, on pourrait penser que, dès lors que la résiliation a mis fin au contrat, les clauses de représentation exclusive par le mandataire du groupement ne s’appliquent plus.
Toutefois, du point de vue de l’exécution financière du contrat, la résiliation demeure une situation de cessation des obligations contractuelles analogue à la fin des relations contractuelles résultant de l’article 44.1 (expiration de la garantie de parfait achèvement). Et selon nous, l’exception mentionnée à l’article 50.6 s’y applique.
L’écart de situation entre la fin des relations contractuelles résultant d’une résiliation et la fin de contrat « normale » résultant de l’expiration du délai de garantie de parfait achèvement est la date d’intervention du décompte : dans le premier cas, le décompte intervient après la cessation des obligations contractuelles, dans le second cas il intervient avant.
Il n’en demeure pas moins qu’en cas de résiliation, alors que le décompte de liquidation intervient après la cessation du contrat, l’élaboration du décompte se poursuit selon la procédure fixée à l’article 13 du CCAG Travaux. L’ensemble des stipulations contractuelles issues du CCAG Travaux et qui régissent la procédure d’établissement du décompte ou le règlement des différends restent applicables.
La résiliation du contrat n’entraîne donc pas la fin des relations contractuelles pour ce qui concerne l’exécution financière du contrat. De ce point de vue, le fait que le décompte soit un décompte général établi à l’issue de la réception des travaux ou un décompte de liquidation prévu à l’article 47.1 du CCAG Travaux 2009 est indifférent : en tout état de cause, la procédure d’établissement du décompte de liquidation suit la procédure d’établissement du décompte prévue à l’article 13 et la procédure de règlement des litiges doit être conduite selon les dispositions de l’article 50. Voyez sur ce point la décision CE, Centre hospitalier Louis‑Daniel Beauparthuy, 27 janvier 2023, no 464149.
La résiliation ne saurait donc avoir pour effet de mettre en cause le principe d’unicité du décompte, ni d’obliger le RPA à conduire la procédure de règlement financier du marché avec chacun des membres du groupement conjoint. Ainsi, la procédure d’élaboration du décompte de liquidation est nécessairement conduite par le mandataire, seul interlocuteur du représentant du pouvoir adjudicateur et du maître d’œuvre. Dans ce cadre, le mandataire a la possibilité d’accepter au nom de tous les membres du groupement le décompte de liquidation, qui fait office de décompte général. Il est également seul à pouvoir présenter une réclamation pour le compte des autres membres du groupement et à en assurer le suivi dans le cadre de l’article 50 du CCAG Travaux 2009. Le mandat n’a donc pas cessé du fait de la résiliation.
Ainsi, l’exception prévue à l’article 50.6 couvre les différends et litiges liés à l’établissement du décompte de liquidation. Et il nous semble résulter explicitement de l’article 50.6 du CCAG Travaux 2009 que, contrairement à ce qui se passait sous l’empire du CCAG Travaux 1976, la représentation exclusive par le mandataire du groupement conjoint se poursuit pour l’exécution financière du contrat, c’est‑à‑dire pour l’établissement du décompte de liquidation puis pour la phase de règlement des litiges.
Deuxième problème : la représentation exclusive des membres du groupement conjoint par le mandataire se poursuit‑elle pour la phase contentieuse ?
La difficulté d’interprétation de l’article 50.6 vient de l’ambiguïté du renvoi à l’article 13.5.2 : la procédure d’établissement du décompte n’est pas un litige mais une phase précontentieuse du règlement financier du marché. La procédure d’établissement du décompte doit permettre aux parties d’identifier les points d’accord et de désaccord sur le paiement des prestations. L’établissement du décompte général n’est donc pas à proprement parler un litige : c’est une phase d’échange et de concertation.
Toutefois, le différend qui est susceptible de surgir entre le titulaire et le RPA est appelé à naître au cours de cette procédure d’établissement du décompte, c’est-à-dire au moment où est établi le décompte général. C’est par la notification du décompte général que le RPA exprime formellement et par écrit son désaccord sur une proposition de paiement figurant dans le projet de décompte final du titulaire. Le différend précède donc le mémoire de réclamation et, en cas de groupement conjoint, le règlement du différend commence toujours avec le mandataire.
Il n’est toutefois pas évident que le mandat se prolonge nécessairement pour la phase contentieuse, une fois le différend exprimé par le décompte général et cristallisé par le rejet du mémoire de réclamation. On pourrait faire l’hypothèse que le mandat s’arrête à l’issue de la phase préalable de règlement du différend. La décision de rejet du mémoire de réclamation par le RPA marquerait, pour les membres du groupement conjoint, le retour au chacun pour soi.
À contrario, d’un point de vue pratique, la prolongation du mandat de représentation lors de la phase contentieuse peut sembler logique : le mandataire, seul recevable à présenter une réclamation (13.5.2), assure seul et de façon exclusive le suivi de la réclamation adressée au RPA, selon les modalités de règlement des différends prévues à l’article 50.1 du CCAG Travaux2. Et il est le seul à recevoir notification du rejet du mémoire de réclamation faisant courir les délais de saisine du juge. La phase contentieuse étant le prolongement devant le tribunal du différend qui s’est noué au cours du dialogue entre le mandataire et le représentant du pouvoir adjudicateur, le bon sens voudrait que le mandataire représente également le groupement conjoint lors de la phase contentieuse.
Il y a selon nous, dans le texte du CCAG Travaux 2009, des éléments qui indiquent qu’il y a effectivement continuité entre la phase de règlement du différend régie par l’article 50.1 du CCAG et la procédure contentieuse prévue à l’article 50.3, et même plus généralement une forme d’unité de l’ensemble des opérations de règlement financier du marché, initiée par l’établissement du décompte, poursuivie éventuellement par un mémoire de réclamation et la saisine du juge administratif.
L’unité du différend entre la phase précontentieuse et la phase contentieuse est indiquée par les dispositions de l’article 50.2 du CCAG, en vertu desquelles « le règlement définitif du différend relève des procédures fixées aux articles 50.3 à 50.6. ». L’article 50.3.1 du CCAG Travaux 2009 énonce lui aussi assez clairement la continuité entre la phase de réclamation et la phase contentieuse, puisque le contenu de la demande juridictionnelle ne peut porter que sur des chefs et motifs énoncés dans la réclamation.
Mais cela ne suffit pas : cette continuité « de contenu » n’induit pas une continuité de représentation, et il n’en résulte pas directement et formellement que le mandataire, explicitement habilité pour le porter la réclamation et pour en assurer le suivi, serait seul habilité à engager la phase contentieuse.
Il y a toutefois des raisons de penser que la phase d’établissement du décompte qui fait apparaitre le différend, la phase de réclamation qui empêche le décompte général de devenir définitif et fixe le différend, et la phase contentieuse qui poursuit le règlement du différend, sont trois procédures qui constituent les déploiements successifs d’une même opération de règlement financier du marché. Et il nous semble que le texte du 50.6 du CCAG Travaux 2009 impose que l’ensemble de ces opérations soit conduit par le mandataire du groupement conjoint.
En effet, l’article 50.6 précise explicitement que la représentation par le mandataire du groupement vaut « pour l’application des dispositions du présent article », ce qui vise l’ensemble des procédures de l’article 50, y compris la phase contentieuse. Or, l’exception à la règle de la cessation du mandat, par référence à l’article 13.5.2, couvre les différends portant sur le décompte. Cette exception est donc applicable, pour ce qui concerne le règlement des différends sur le décompte, aussi bien à la procédure de réclamation régie par le 13.5.2 et le 50.1 qu’à la procédure contentieuse de l’article 50.3.
Par conséquent, la lecture de l’article 50.6 du CCAG Travaux 2009 doit selon nous conduire à retenir l’interprétation selon laquelle l’habilitation du mandataire pour représenter les membres du groupement conjoint, qui couvre en toutes circonstances l’établissement du décompte et le traitement des différends liés au décompte, s’étend jusqu’à la saisine du tribunal.
La société SPIE était donc contractuellement chargée de représenter l’ensemble des membres du groupement pour l’ensemble des opérations de règlement financier du contrat. Dans ces conditions, le Grand port maritime de Marseille nous semble fondé à opposer à la société Ineos le caractère exclusif de la représentation du groupement pour tout litige lié à l’exécution financière du contrat, au nombre desquels figurent les différends liés au décompte de liquidation.
Vous rejetez donc l’appel principal formé par la société Ineos à l’encontre du jugement attaqué, en tant qu’il rejet de ses conclusions dirigées contre le Grand port maritime de Marseille dans l’instance no 1906444.
Sur les conclusions de l’instance no 1800124
Pour les conclusions indemnitaires présentées dans l’affaire no 1800124, la situation est similaire, et à vrai dire encore plus nette.
Dans cette instance, la société Ineo avait demandé au tribunal administratif, à titre principal, de condamner le Grand port maritime de Marseille à lui verser la somme de 455 385,50 euros HT en réparation des préjudices qu’elle estimait avoir subis en conséquence de la décision de résiliation du 4 octobre 2018.
Bien que la société Ineo ait soulevé dans cette affaire des moyens relatifs à la validité de la mesure de résiliation, ses conclusions étaient exclusivement des conclusions aux fins d’indemnisation. Les écritures ne comportaient aucune demande aux fins d’annulation de la décision de résiliation ou de reprise des relations contractuelles. C’était donc un litige relatif au décompte de liquidation.
Sur la régularité du jugement
Les premiers juges ont opposé à la société Ineo l’absence de demande indemnitaire préalable prévue par les dispositions de l’article R. 421‑1 du code de justice administrative. Toutefois, le règlement du litige se rattachant à une mesure prise pour l’exécution du contrat (le décompte), ces dispositions n’étaient pas applicables et le moyen retenu par les premiers juges pour déclarer la demande irrecevable était inopérant. En effet, les règles de procédure contentieuse spéciales prévues au contrat régissent entièrement les conditions de saisine du juge du contrat. Voyez sur ce point la décision CE, 29 décembre 2008, M. Jean‑Jacques Bondroit, no 296948.
En tout état de cause, l’irrecevabilité opposée par le tribunal administratif de Marseille a été prononcée à l’issue d’une procédure irrégulière : la lettre invitant la société Ineo à régulariser sa demande ne mentionnait pas qu’à défaut de régularisation, les conclusions pouvaient être rejetées comme irrecevables, en méconnaissance des dispositions de l’article R. 621‑1 du code de justice administrative.
Le jugement est donc irrégulier en tant qu’il a opposé cette irrecevabilité aux conclusions indemnitaires présentées par la société Ineo. Vous annulerez le jugement sur ce point et vous pourrez statuer par la voie de l’évocation.
Sur le bienfondé de la demande
Pour les raisons que nous avons exposées précédemment concernant l’instance no 1906444, vous rejetterez les conclusions sur le fond.
Le Grand port maritime de Marseille oppose la même méconnaissance par la société Ineo de l’obligation contractuelle de représentation exclusive par le mandataire. Seule la société SPIE était fondée à introduire un recours contentieux relatif au décompte de liquidation. Aux termes de l’article 47.2.2 du CCAG Travaux 2009, les indemnités de résiliation prévues aux article 46‑2 et 46‑4 sont inscrites au décompte de liquidation, au crédit du titulaire. Le litige indemnitaire est donc un litige du décompte, qui ne pouvait être porté devant le juge que par le mandataire du groupement, pour les raisons mentionnées précédemment.
Vous devrez donc faire droit à l’irrecevabilité contractuelle opposée par le Grand port maritime de Marseille dans l’instance no 1800124.
Sur les conclusions d’appel dirigées par Ineo contre la société SPIE
En première instance, dans les affaires no 1809934 et 1901423, la société Ineo avait été mise en cause directement par la société SPIE, dans ses conclusions présentées à titre subsidiaire. Les conclusions reconventionnelles présentées par la société Ineo contre la société SPIE étaient donc recevables. Dans l’instance no 1800124, la société Ineo a recherché la responsabilité quasi-délictuelle de la société SPIE pour les dommages que lui ont causé l’exécution des travaux du marché.
La société Ineo est recevable à faire appel du rejet de ses conclusions par les premiers juges dans l’instance 1800124 et du rejet du surplus de ses conclusions dans les affaires 1809934 et 1901423. Les trois instances avaient un fondement commun, la responsabilité quasi-délictuelle de la société SPIE. Toutefois, l’étendue de la réparation demandée n’était pas identique. Dans l’affaire no 1800124, la société Ineos avait limité sa demande à la somme de 555 000 euros. Dans les instances 1809934 et 1901423, elle a demandé la réparation des mêmes dommages, mais elle a présenté également d’autres chefs de préjudices, pour une demande d’un montant global de 1,4 millions d’euros.
Sur la compétence et le terrain de responsabilité
Avant d’examiner la faute et les chefs de préjudice, précisons que vous êtes compétents pour statuer sur un litige opposant deux cotraitants sur le terrain de la responsabilité quasi‑délictuelle, et non sur le terrain de la responsabilité contractuelle (c’est‑à‑dire sur le fondement du contrat de groupement).
Vous le savez, le litige né de l’exécution d’un marché de travaux publics et opposant des participants à l’exécution de ces travaux relève de la compétence de la juridiction administrative, sauf si les parties sont unies par un contrat de droit privé.
Toutefois, exception dans l’exception, le juge administratif reste compétent pour connaître des actions en garantie entre les constructeurs, quand bien même la répartition des prestations résulterait d’un contrat de droit privé conclu entre eux, hormis le cas où la validité ou l’interprétation de ce contrat soulèverait une difficulté sérieuse. Voyez sur ce point la décision TC, 9 février 2015, Société Ace European Group Limited c/ M. Targe et autres, no 3983.
Le juge administratif reste également compétent si la demande implique que soit appréciée les conditions dans lesquelles ont été exécutées les prestations du marché public de travaux. Ainsi, hors situation d’appel en garantie, comme c’est le cas en l’espèce, c’est‑à‑dire en cas de litige direct entre deux co‑traitants relatifs aux dommages causés par une personne privée à l’occasion d’un marché de travaux publics, le litige reste de la compétence du juge administratif, s’il a pour cadre l’exécution des travaux et que le litige ne porte pas sur l’exécution du contrat de droit privé qui lie les membres du groupement. Voyez sur ce point la décision du TC, Société Fayat Bâtiment c/ Société Pro‑fond et autres, 8 février 2021, no 42033. Il en résulte que le recours en responsabilité a pour fondement la responsabilité quasi-délictuelle des participants au marché public de travaux.
Voir, a contrario, la compétence du juge judiciaire dès lors que le litige est indépendant de tout problème d’exécution du marché public de travaux : TC, 10 décembre 2018, SARL Egis Bâtiments Centre Ouest, no 41444.
En l’espèce, les dommages invoqués par la société Ineos sont bien rattachables à des fautes commises par la société SPIE au cours de l’exécution du contrat conclu avec le maître de l’ouvrage, et sont sans lien avec l’exécution de la convention de groupement. Vous êtes donc compétents pour statuer sur la demande tendant à engager la responsabilité quasi‑délictuelle de la société SPIE.
Sur les fins de non-recevoir opposées par la société SPIE
Les fins de non-recevoir opposées par la société SPIE aux conclusions dirigées contre elle par la société Ineo devront être écartées :
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En premier lieu, la société Ineo ne présente pas de conclusions nouvelles en cause d’appel. Elle conteste seulement le rejet partiel de ses demandes reconventionnelles, présentées dans les instances nos 1809934 et 1901423. Elle n’a pas majoré le quantum global de ses demandes de première instance.
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En deuxième lieu, la circonstance que le décompte de liquidation du marché est devenu définitif est sans influence sur la recevabilité de l’action quasi‑délictuelle de la société Ineo contre la société SPIE, son cotraitant.
Sur la faute
La société Ineo soutient que le « sinistre » survenu le 11 mars 2015, qui a abouti à la résiliation du marché, ainsi que la décision de résiliation elle-même, sont imputables à des fautes de la société SPIE. La résiliation pur faute du marché a entrainé l’absence de paiement des prestations réalisées par la société Ineo.
Le « sinistre » de mars 2015 est en réalité une erreur d’exécution des prestations, survenue ou révélée au moment de la phase de mise en tension des câbles verticaux de précontrainte du bateau‑porte. Il s’agit donc de malfaçons qui ont affecté les bétons du bateau‑porte. Ces malfaçons ont eu des conséquences importantes sur la poursuite des travaux et sur l’issue du contrat.
En effet, la mise en tension des câbles a provoqué des fissures importantes dans le béton. Ce problème, qui trouvait son origine dans un manque de ferraillage au niveau des courbures, faisait obstacle à la poursuite des travaux en l’état et nécessitait une réparation des parties d’ouvrage endommagées. Les travaux de réparation proposés par SPIE ont été achevés en juin 2016. Mais en 2017, sont apparues de nouvelles malfaçons sur le bateau‑porte, mettant en valeur l’insuffisance de la solution de réparation et la persistance des problèmes de solidité et d’étanchéité affectant les bétons. Ces désordres ont été reconnus par la société SPIE. En mai 2018, le Grand port maritime de Marseille a demandé à la société SPIE de fournir une nouvelle solution de réparation, par trois ordres de service successifs. La société SPIE ayant refusé d’exécuter ces ordres de service, le Grand port maritime de Marseille a refusé de réceptionner les ouvrages et a prononcé la résiliation du marché le 4 octobre 2018.
Ainsi, il n’est pas utilement contesté que la société SPIE est à l’origine des problèmes d’exécution ayant entraîné les malfaçons survenues sur le béton du bateau‑porte, à la fois pour la survenance initiale du problème et au regard de l’absence de solution pour y remédier. Ces difficultés ont été la cause directe de la résiliation prononcée par le Grand port maritime de Marseille et de son refus de payer des prestations non conformes. Rien, en revanche, ne permet d’établir que la société Ineo serait fautive dans la survenance des malfaçons qui ont entrainé le refus de réception et la résiliation.
La société Ineo nous semble donc fondée à soutenir que la société SPIE a commis une faute et à engager sa responsabilité à raison des dommages qui ont résulté pour elle des retards ou des surcoûts de chantier, de l’absence de réception des travaux et de la résiliation du contrat.
Sur les chefs de préjudices
Examinons à présent un à un les chefs de préjudice.
Dans l’instance no 1810024, la société Ineo a sollicité le versement de la somme de 455 385,50 euros HT en réparation des préjudices qu’elle estime avoir subis du fait des fautes de la société SPIE.
La société Ineo sollicite en premier lieu la condamnation de la société SPIE à lui verser une somme de 270 664,94 euros HT au titre de situations de travaux de la société Ineo validées par le Grand port maritime de Marseille et restées impayées.
Si l’on met de côté la question des pénalités, dont l’application a été définitivement écartée par le jugement du tribunal administratif de Marseille, la raison pour laquelle cette somme n’a pas été payée à la société Ineo est la suivante : les travaux réalisés n’étaient pas conformes aux exigences contractuelles et n’ont pu être réceptionnés en l’état, ni rémunérés. Ce refus de réception et de paiement résulte directement des malfaçons affectant les bétons, dont la société SPIE est responsable. La faute d’exécution de la société SPIE est donc directement à l’origine du défaut de paiement des travaux effectués sur l’ouvrage par la société Ineos, travaux qui avaient été validés par le Grand port maritime de Marseille et dont personne ne conteste la conformité.
Vous ferez donc droit à cette demande.
La société Ineo sollicite ensuite le versement de trois sommes de 20 276 euros HT, 19 648,85 euros HT et 5 715 euros HT, correspondant à des travaux qu’elle a effectués et qui ont été validés par le maître d’œuvre, certaines sommes ayant d’ailleurs été payées entre les mains de la société SPIE sans lui être rétrocédées. L’absence de paiement de ces sommes à la société Ineo résulte également de la faute commise par la société SPIE, et pour les mêmes raisons, vous ferez droit à ces demandes.
La société Ineo sollicite ensuite le versement deux sommes de 7 653 et 21 145 euros (28 798 euros HT), liées aux frais de repli de chantier et de réinstallation, surcoûts résultant de la constatation de malfaçons sur les bétons en mars 2015. La société SPIE étant responsable des malfaçons, vous ferez droit à ces deux demandes.
En revanche, vous rejetterez la demande de 26 096,40 euros liée à la récupération de la taxe sur la valeur ajoutée, en l’absence de toute précision sur le fondement de cette demande. Vous rejetterez également la demande de 6 812,28 euros HT correspondant aux frais de remise en état d’une tuyauterie endommagée à la suite d’une tempête survenue en 2017, ce dommage ne résultant pas d’une faute de la société SPIE. Vous rejetterez enfin la demande relative aux surcoûts liés à des changements des conditions d’exécution, vérifications visuelles sur site et acheminement du matériel, chiffrée à 77 374 euros, la réalité de ce préjudice n’étant pas précisément établie.
Pour l’instance 1810024, vous ferez donc droit aux demandes indemnitaires de la société Ineo à hauteur de 345 102,82 euros HT.
Dans le cadre de l’appel sur les instances nos 1809934 et 1901423, les demandes reconventionnelles de la société Ineo recouvraient en partie les demandes qui viennent d’être examinées. Il y a lieu d’y apporter la même réponse.
Les autres demandes sont les suivantes :
La société Ineo sollicite le versement d’une indemnité de 4 875 euros HT en réparation de surcoûts engendrés par la faute d’exécution de la société SPIE, qui n’a pas aligné certains passe‑cloisons dans les voiles en béton verticaux. Cette erreur a engendré pour Ineo des frais de modification et d’adaptation des tuyauteries de refoulement en stratifié verre résine (SVR) sur le site. La société SPIE ne conteste pas sérieusement avoir méconnu ses obligations contractuelles en n’alignant pas certaines passe-cloisons dans les voiles en béton. Elle ne conteste pas non plus l’évaluation du surcoût par la société Ineo, justifié par des pièces versées au dossier. La demande est donc fondée à hauteur de 4 875 euros.
La société Ineo demande ensuite la condamnation de la société SPIE une indemnité au titre des frais de coactivité, résultant de la réalisation tardive par la société Spie de ses prestations de coulage du béton, avec trois mois de retard. La société SPIE ne conteste pas sérieusement sa responsabilité dans les retards pris pour le coulage du béton ni le montant des surcoûts exposés par la société Ineo. Vous ferez donc droit à la demande pour 28 554 euros.
La société Ineo demande ensuite la condamnation de la société SPIE à lui payer un reliquat de 26 477,54 euros HT (31 773,05 euros TTC) qu’elle lui doit au titre de la situation de janvier 2015. Le droit au reversement de ce solde n’est pas sérieusement contesté par la société SPIE, et vous pourrez faire droit à cette demande.
La société Ineo sollicite également une indemnité de 112 479,17 euros HT (134 975 euros TTC), au titre des surcoûts liés au redémarrage des travaux décidé le 12 décembre 2015. Cette demande correspond au même chef de préjudice que celui présenté dans la demande no 1810024 au titre des frais de réinstallation après l’interruption du chantier en mars 2015, pour 21 145 euros HT. Nous vous proposons de faire droit à cette demande dans cette mesure. Le surplus de la demande n’est pas justifié et il y a lieu de maintenir le montant de la condamnation pour ce chef de préjudice à hauteur de 21 145 euros HT.
La société Ineo avait demandé en première instance la condamnation de la société SPIE à l’indemniser, à hauteur de 129 246,80 euros TTC, du coût des extensions de garantie du matériel utilisé. Le tribunal administratif de Marseille a fait droit à cette demande à hauteur de 1 090 euros HT et la société SPIE n’a pas fait d’appel incident sur cette condamnation. Vous rejetterez toutefois les conclusions de la société Ineo tendant à la majoration de ce chef de préjudice : il s’agit de charges engagées pour la réalisation des travaux pendant la prolongation du chantier. La société ayant droit à la rémunération de ces prestations, elle n’est pas fondée à solliciter l’indemnisation de ces frais. Il en va de même des frais de mobilisation de son personnel sur le chantier pendant cette période de prolongation.
Concernant l’indemnisation du montant des redevances d’occupation du domaine public supplémentaires qu’elle a dû acquitter du fait des malfaçons sur le béton, la société Ineo ne justifie pas avoir dû acquitter cette redevance en conséquence de l’allongement de la durée du chantier. Vous écarterez donc sa demande tendant à obtenir la majoration de la condamnation prononcée en première instance pour ce chef de préjudice.
La société Ineo demande ensuite le paiement d’une somme de 205 827,50 euros HT correspondant à des frais supplémentaires résultant de l’allongement des délais d’exécution, au titre du « taux horaire d’intervention du personnel et du prix des fournisseurs ». Mais là encore ce sont des charges correspondant à des prestations pour lesquelles elle a droit à rémunération. La demande doit donc être rejetée. Il en va de même des frais de prolongation de la garantie bancaire.
Concernant enfin la perte d’industrie, le préjudice allégué par la société Ineo à hauteur de 449 680 euros TTC n’est pas établi. Elle a mobilisé son personnel et ses moyens pour la réalisation des prestations pendant la période de prolongation du chantier, prestations pour lesquelles elle a été rémunérée.
Il résulte de tout ce qui précède que la société Ineo est fondée à demander la condamnation de la société SPIE à lui verser une indemnité d’un montant de 345 107,82 euros HT (414 123,38 euros TTC), au titre des demandes présentées dans l’instance no 1810024.
Pour les conclusions présentées dans les instances nos 1809934 et 190143, au titre de ses demandes reconventionnelles, il y a lieu de prendre en compte la somme 345 107,82 euros HT pour ces mêmes chefs de préjudices, plus la somme de 66 662,93 euros HT (79 995,53 euros TTC) pour les autres chefs de préjudices que nous venons de mentionner.
Il en résulte qu’il y a lieu de porter le montant des condamnations mises à la charge de la société SPIE de la somme de 8 107,69 euros TTC à 494 118,91 euros TTC.
Par ces motifs, nous concluons :
À la mise hors de cause de la société Freyssinet France.
À ce qu’il soit est donné acte à la société SPIE du désistement de ses conclusions dirigées contre le Grand port maritime de Marseille et contre les sociétés Setec TPI et Setec Hydratec.
À l’annulation du jugement en tant qu’il rejette pour irrecevabilité la demande présentée par la société Ineo contre le Grand port maritime de Marseille dans l’instance no 1810024 et au rejet de cette même demande.
À ce que le jugement attaqué soit annulé en tant qu’il rejette les demandes présentées par la société Ineo dans l’instance no 1810024 et le surplus des demandes présentées à titre reconventionnel par la société Ineo dans les instances no 1809934 et no 1901423.
À ce que le montant de la condamnation de la société SPIE au bénéfice de la société Ineo, prononcée par l’article 3 du jugement attaqué, soit porté de 8 107,69 euros toutes taxes comprises à 494 118,91 euros toutes taxes comprises.
Et au rejet du surplus des conclusions des parties.