M. A exerçait l’office d’aumônier musulman pour l’ensemble des établissements de la direction régionale des services pénitentiaires de Marseille depuis le 8 mai 1995, en vertu d’un agrément qui lui avait été délivré par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice.
Par un courrier du 6 juillet 2020, le directeur interrégional des services pénitentiaires de Marseille a informé M. A que par une lettre datée du 8 octobre 2020, l’aumônier national lui avait demandé de procéder au retrait de ses missions en tant qu’aumônier musulman, afin de nommer un autre aumônier régional. Par une décision du 3 novembre 2020, le directeur interrégional des services pénitentiaires de Marseille a procédé au retrait l’agrément de M. A.
M. A a présenté un recours gracieux, qui a été implicitement rejeté. M. A a alors saisi le tribunal administratif de Marseille d’une demande tendant à l’annulation de la décision du 6 juillet 2020, de la décision du 3 novembre 2020 et du rejet de son recours gracieux. Par le jugement du 30 mai 2023, le tribunal administratif a rejeté cette demande. M. A relève régulièrement appel de ce jugement.
Sur la régularité du jugement
M. A n’est pas fondé à soutenir, au titre de la régularité du jugement, que les premiers juges auraient omis de répondre aux moyens qu’il a soulevés contre les décisions attaquées, moyens que les premiers juges ont explicitement écartés comme inopérants, après avoir relevé une situation de compétence liée. Le fait que les premiers juges aient écarté à tort un moyen comme inopérant n’est pas un motif d’irrégularité du jugement.
Sur le bienfondé du jugement
Sur les conclusions dirigées contre la décision du 6 juillet 2020
La demande tendant à l’annulation de la décision du 6 juillet 2020 est irrecevable : ce courrier est un simple courrier d’information par lequel le directeur interrégional a signalé à M. A la demande qui lui avait été adressée par l’aumônier national. Un tel courrier d’information ne fait pas grief et constitue tout au plus une mesure préparatoire de la décision du 3 novembre 2020. Les conclusions aux fins d’annulation dirigées contre cette décision sont donc irrecevables et vous pourrez confirmer le jugement attaqué sur ce point.
Sur les conclusions dirigées contre la décision du 3 novembre 2020 et le rejet du recours gracieux
Concernant la légalité de la mesure du 3 novembre 2020, vous pourrez constater que cette décision a été prise au visa de la demande du 8 octobre 2020 formulée par l’aumônier national. Ainsi, comme l’ont estimé les premiers juges, le directeur interrégional des services pénitentiaires de Marseille était en situation de compétence liée pour mettre fin aux fonctions de M. A.
Les dispositions applicables à la désignation des aumôniers des prisons étaient, à la date de la décision attaquée, celles des articles R. 57‑9‑4 et D. 439 du code de procédure pénale1. En vertu de ces dispositions, les aumôniers qui assurent l’exercice du culte au sein des prisons doivent être agréés. L’agrément est délivré par le directeur interrégional des services pénitentiaires, après avis du préfet de département et sur proposition de l'aumônier national du culte concerné2.
Ainsi, l’agrément ne pouvant être délivré que sur proposition de l’aumônier national, dont l’aumônier de la prison est en quelque sorte le délégué auprès du service pénitentiaire régional, la volonté exprimée par l’aumônier national de ne plus confier la mission à M. A contraignait le directeur à retirer l’agrément. La solution retenue par le tribunal administratif de Marseille nous semble donc fondée.
Il y a lieu, pour comprendre cette situation de compétence liée, de rappeler en quelques mots la situation particulière du service de l’aumônerie et la position statuaire des aumôniers.
Le service public de l’aumônerie trouve son fondement dans l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme, qui pose le principe de liberté de conscience3. La liberté de conscience a pour corollaire la liberté de culte, qui désigne le droit de choisir et de pratiquer sa religion. Ainsi, aux termes de l’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. ».
Or la liberté de culte, à savoir la possibilité de disposer effectivement d’un soutien spirituel et de suivre les rites, est compromise par l’enfermement. C’est pourquoi la loi prévoit que l’institution pénitentiaire doit garantir aux détenus la liberté de culte, dans les limites imposées par la sécurité et le bon ordre de l’établissement. Cette obligation, pour les services pénitentiaires, résulte des dispositions de l’article L. 351‑1 du code pénitentiaire, reprenant les dispositions de l’article 26 de la loi du 24 novembre 20094.
Toutefois, au regard des contraintes induites par la vie carcérale, l’usager du service qu’est le détenu n’a pas accès aux lieux de culte ordinaires. L’obligation de l’administration de garantir la liberté de culte des détenus ne saurait donc se limiter à ne pas poser d’obstacle au culte ou à ne pas intervenir5 : l’administration, dans l’organisation du service, doit prendre les mesures nécessaires pour garantir aux détenus, à l'intérieur de l’établissement, l’effectivité du droit de pratiquer librement sa religion. Il en résulte notamment qu’une circulaire ministérielle ne peut procéder à la suppression générale des services d’aumônerie (CE, Ass. 1er avril 1949, Chaveneau). Voyez sur ce point la décision CE, 6 juin 1947, Union catholique du diocèse de Versailles ou plus récemment la décision CE, 16 octobre 2013, garde des Sceaux c. M. B et autres, no 3511156.
C’est la raison pour laquelle le deuxième alinéa de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 prévoit une exception au principe en vertu duquel la République ne salarie et ne subventionne aucun culte, et autorise le financement par les deniers publics des services d’aumônerie. Le texte est le suivant : « Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. ».
Le service de l’aumônière est donc la seule façon de garantir, au sein d’un établissement fermé, la liberté de culte des détenus. Les aumôniers, chargés d’assurer l’exercice du culte et l’effectivité de ce droit, sont ainsi des agents publics, en l’espèce des agents contractuels.
Au regard de leur fonction religieuse, les aumôniers font toutefois l’objet d’une sorte de double investiture. En effet, dans un régime de neutralité de l’État et de laïcité, il est inconcevable que l’État intervienne dans l’organisation du culte. Or, la désignation des ministres, et même la définition de ce qu’est un ministre, est une dimension essentielle de la liberté d’organisation du culte. L’article 4 de la loi de 1905 prévoit que les associations cultuelles « se conforment aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice », règles qui ne sont définies que par elles‑mêmes. Les conditions et modalités de désignation de leurs desservants font partie de ces règles. Il revient donc aux instances religieuses, organisées en associations cultuelles, de désigner les personnes qui les représenteront auprès des fidèles7. C’est le sens et la portée des dispositions précitées de l’article D. 439 du code de procédure pénale, qui conditionne la délivrance de l’agrément à une proposition de l’aumônier national : l’autorité administrative ne saurait en aucun cas désigner un aumônier sans accord de l’autorité religieuse. L’autorité administrative peut s’opposer, pour des raisons de sécurité ou d’ordre public, à l’habilitation d’un aumônier proposé par l’autorité religieuse, mais elle ne saurait, sans méconnaître les principes de laïcité et de libre organisation des cultes, habiliter un ministre du culte sans ou contre la volonté de l’autorité religieuse8.
Il en résulte, sur le plan contentieux, que le juge administratif se déclare incompétent pour connaître d’un recours en annulation de la décision d’une association cultuelle nommant un imam, au motif qu’il ne lui appartient pas « de connaître de litiges relatifs au fonctionnement des associations cultuelles créées en application de la loi du 9 décembre 1905 ». Voyez la décision CE, avril 1927, sieur C [cité par G. Pélissier].
Il en résulte également que la volonté exprimée par l’autorité religieuse de mettre fin aux fonctions d’un de ses représentants ou de modifier son affectation contraint l’administration et la place en situation de compétence liée. Voyez, pour le cas d’un aumônier affecté auprès des établissements publics hospitaliers, la décision CE, 17 octobre 1980, Pont, no 135679. Voyez également, s’agissant d’une décision de mutation, la jurisprudence CE, 27 mai 1994, M. D, no 119947.
Ainsi, au vu de la lettre de l’aumônier national sollicitant le retrait de l’agrément de M. A et proposant une autre personne pour assurer la fonction d’aumônier régional, le directeur des services pénitentiaire n’avait aucune appréciation à porter et ne pouvait maintenir l’agrément : il aurait alors contredit l’autorité religieuse et serait dès lors intervenu dans un choix relevant de la libre organisation de l’association cultuelle. Il en résulte que le directeur était en situation de compétence liée et que tous les autres moyens sont inopérants.
Pour les mêmes motifs, vous devrez écarter comme inopérants l’ensemble des moyens rattachés à l’existence d’une sanction disciplinaire déguisée et à un détournement de procédure.
En effet, M. A fait valoir que la mesure lui retirant ses fonctions d’aumônier régional serait en réalité une sanction prise à son encontre par l’aumônier national. Ce faisant, M. A conteste par voie d’exception la légalité de la décision de l’aumônier national du 8 octobre 2020.
Mais cette décision, pour les raisons que nous avons déjà mentionnées, n’est pas une décision administrative et demeure hors du champ de contrôle du juge administratif. Voyez sur ce point la décision CE, 19 décembre 2018, Bitton c\ association consistoriale israélite, no 41977310 et les conclusions du président Labetoulle sous la décision CE, 17 octobre 1980, Pont, no 13567, qui indique qu’une solution inverse mettrait jeu la règle de la séparation entre les Églises et l’État, « car elle impliquerait que l’administration [doive] apprécier le bien‑fondé de la position prise par l’Église envers son aumônier et [puisse] maintenir en place un aumônier contre le gré de son Église, ce qui à l’évidence serait une immixtion dans le fonctionnement de celle‑ci ». Voyez également la décision CE, 17 octobre 2012, D, no 35274211.
Si l’autorité administrative, de sa propre initiative, peut sanctionner un aumônier et mettre fin à ses fonctions pour des raisons disciplinaires, tel n’est pas le cas en l’espèce12. La décision du 6 juillet 2020 est prise au seul visa de la décision de l’aumônier national, et elle ne peut en aucun cas être considérée comme une mesure disciplinaire. Le directeur interrégional des services pénitentiaires, informé de la décision de l’aumônier national de remplacer M. A, n’avait pas à engager de procédure disciplinaire administrative à l’encontre de ce dernier et devait seulement prendre acte de la volonté de l’autorité religieuse. L’aumônier national ne lui a d’ailleurs pas indiqué les motifs de sa décision.
L’ensemble des moyens tendant à mettre en cause la légalité de la décision attaquée par voie d’exception, de la décision de l’aumônier national du 8 octobre 2020 doit donc être écarté.
Il résulte de ce qui précède que M. A n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que les premiers juges ont rejeté sa demande.
Par ces motifs nous concluons
Au rejet de la requête.