De l’usage inconstitutionnel d’une autre langue que la langue française dans les débats d’une assemblée locale

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Décision de justice

CAA Marseille, 4e chambre – N° 23MA01110 – 19 novembre 2024

Juridiction : CAA Marseille

Numéro de la décision : 23MA01110

Numéro Légifrance : CETATEXT000050653966

Date de la décision : 19 novembre 2024

Index

Mots-clés

langue française, assemblée locale

Rubriques

Collectivités territoriales

Résumé

CAA, Marseille, 19 novembre 2024, Collectivité de Corse, no 23MA01110 (pourvoi et question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil d’État)

Des dispositions de délibérations de l’Assemblée de Corse, d’une part, et du conseil exécutif de Corse d’autre part, ont eu pour objet et pour effet de conférer, respectivement aux membres de l’Assemblée de Corse, le droit de s’exprimer, en séance de cette assemblée, dans une langue autre que la langue française, et aux membres du conseil exécutif ainsi qu’aux agents du secrétariat général de ce conseil, le droit de s’exprimer dans cette même langue en séance de cet organe et de rédiger suivant celle‑ci des actes résultant de leurs travaux. Selon la cour, de telles dispositions, quoiqu’elles n’imposent pas l’usage exclusif d’une langue autre que la langue française, sont contraires aux exigences de l’article 2 de la Constitution, au respect desquelles ne peut faire obstacle l’article 75‑1 de la Constitution, qui d’ailleurs n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit.

Par ce même arrêt, la cour a refusé de moduler dans le temps les effets de l’annulation de ces délibérations prononcée par le tribunal administratif.

Conclusions de la rapporteure publique

Claire Balaresque

Rapporteure publique

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  • IDREF

Par une délibération du 16 décembre 2021, l’Assemblée de Corse a approuvé la révision de son règlement intérieur adopté le 22 juillet 2021, dont l’article 1er prévoit en son dernier alinéa que « les langues des débats de l’assemblée sont le corse et le français ».

Par un arrêté du 8 février 2022, le président du conseil exécutif de Corse a approuvé le règlement intérieur de ce conseil, qui prévoit en son article 16 que « les membres du conseil et les agents du secrétariat général du conseil exécutif utilisent les langues corse et française dans leurs échanges oraux et électroniques et dans les actes résultant de leurs travaux ».

Le préfet de Corse a formé un recours gracieux contre ces deux décisions, qui ont été rejetés par décisions du 15 avril 2022.

Par un jugement du 9 mars 2023, rendu sur déférés du préfet de Corse qu’il a joints, le tribunal administratif de Bastia a, d’une part, annulé cette délibération en tant qu’elle approuve le dernier alinéa de l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse et cet arrêté en tant qu’il approuve l’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse et d’autre part rejeté les conclusions de la collectivité de Corse tendant à la modulation des effets dans le temps de cette annulation.

La collectivité de Corse relève appel de ce jugement.

Elle soutient que c’est à tort que pour annuler les décisions en litige, le tribunal a retenu le motif de la méconnaissance des dispositions de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958, alors en premier lieu que ces décisions ne prévoient pas l’usage exclusif de la langue corse lors des débats de l’assemblée de Corse et du conseil exécutif, ni ne renoncent à l’emploi de la langue française, en deuxième lieu que ces dispositions ne sont donc pas contraignantes à cet égard, en troisième lieu que l’usage de la langue corse est autorisé par l’article 21 de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française et en dernier lieu que le jugement a négligé l’application de l’article 75‑1 de la Constitution.

Rappelons d’abord le cadre – constitutionnel - du litige.

Le Conseil constitutionnel a jugé qu’en vertu du premier alinéa de l'article 2 de la Constitution, qui dispose que « La langue de la République est le français », « l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public, ainsi qu'aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics » (Décision no 96-373 DC du 9 avril 1996 Loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française), tout en précisant que « l'article 2 de la Constitution n'interdit pas l'utilisation de traductions » (Décision no 99‑412 DC du 15 juin 1999 Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ; Décision no 2001‑452 DC du 6 décembre 2001.

Loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier.

Indiquons d’abord que si la Collectivité de Corse tente de se prévaloir des dispositions de l’article 75‑1 de la Constitution qui dispose que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », toutefois, ces dispositions, qui au demeurant n'instituent pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit (2011‑130 QPC, 20 mai 2011, cons. 1 et 3), n’ont ni pour objet ni pour effet de permettre une dérogation au principe qui découle de l’article 2 de la Constitution et qui impose l’usage du français aux personnes morales de droit public, en application de la jurisprudence constitutionnelle précitée.

Le Conseil d’État s’est inscrit dans cette ligne jurisprudentielle : après avoir rappelé qu’ « il résulte du premier alinéa de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 en vertu duquel « La langue de la République est le français » que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public », le Conseil d’État en a tiré que « Les documents administratifs doivent par suite être rédigés en langue française » (CE, 31 octobre 2022, Association Collectif pour la défense des loisirs verts et autre et M. A, no 444948, aux T.et aux conclusions contraires de N. Agnoux).

Par cette même décision, le Conseil d’État a toutefois considéré (aux conclusions contraires de son rapporteur public) que l’utilisation – partielle – de traductions, en langue provençale, au sein d’une charte d’un parc naturel régional approuvé par décret n’entachait pas cette charte ni partant ce décret d’illégalité, dès lors que « l’ensemble des orientations et des mesures [définies par la charte] sont rédigées entièrement et exclusivement en français ».

De la même façon, toujours aux conclusions contraires de son rapporteur public, le Conseil d’État a jugé que « la seule circonstance qu’une décision juridictionnelle comporte la citation d’un texte en langue étrangère ne l’entache pas d’irrégularité, dès lors que cette citation est assortie soit de sa traduction en langue française, soit d’une explicitation de sa teneur en français » (CE 1er avril 2022, Sté Amaya Service Ldt, no 450613, aux T. et aux conclusions contraires de N. Agnoux).

Si l’usage - limité - de la traduction est donc admis tant par la jurisprudence du Conseil constitutionnel que par celle du Conseil d’État, le principe selon lequel « l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public » demeure d’application stricte ; il ne saurait permettre que des actes émanant d’une personne publique soient rédigés dans une autre langue que le français, seules des traductions ponctuelles dans une autre langue pouvant être tolérées.

L’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse en ce qu’il prévoit l’usage du corse dans les actes résultant des travaux de ses membres et agents est ainsi manifestement contraire à l’article 2 de la Constitution tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel et à sa suite le Conseil d’État.

Si la collectivité de Corse fait valoir que « les actes résultant des travaux des membres du Conseil exécutif ne comportent que des traductions en langue corse très subsidiaires, telles que leur intitulé, par exemple », cette application « neutralisante » de cet article du règlement intérieur, qui ne s’impose nullement à la lecture de ce dernier, ne saurait suffire à le rendre conforme à l'article 2 de la Constitution.

S’agissant des autres dispositions de cet article 16 qui prévoient l’utilisation du corse dans les échanges oraux et électroniques des membres et des agents du secrétariat général du conseil exécutif de Corse et des dispositions du dernier alinéa de l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse qui

Par une décision CE prévoient que « les langues des débats de l’assemblée sont le corse et le français », la Collectivité de Corse tente de se prévaloir de décisions du Conseil d’État relatives à la procédure d’adoption de loi du pays de la Polynésie française en vous en proposant une lecture a contrario., 22 février 2007, B et autres, no 299649, au Recueil, le Conseil d’État a jugé que

« L'usage de la seule langue tahitienne pour présenter devant l'assemblée de la Polynésie française un projet du loi du pays et répondre aux questions des représentants sur ce projet, accompagné du refus par le ministre rapporteur de s'exprimer en français contrairement à la demande de plusieurs représentants qui alléguaient leur incompréhension du tahitien entache la procédure d'adoption de la loi du pays d'une irrégularité substantielle au regard des dispositions de l'article 57 de la loi organique no 2004‑192 du 27 février 2004, qui dispose que "le français est la langue officielle de la Polynésie française" et que "son usage s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d'une mission de service public ainsi qu’aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics […] ».

Certes, par une décision CE, 16 octobre 2013, Fédération Générale du Commerce et autre, no 365141, inédite, le Conseil d’État a considéré que le fait qu’une autre langue que le français ait été utilisée, de manière ponctuelle, au cours des débats, « n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, entaché la procédure d’adoption de la « loi de pays » attaquée d’une irrégularité de nature à en affecter la légalité » mais c’est après avoir rappelé qu’il s’agissait bien d’une méconnaissance de l’article 57 de la loi organique du 27 février 2004, qui reprend les dispositions de l’article 2 de la Constitution tels qu’interprétées par le Conseil constitutionnel.

Cette décision ne remet donc nullement en cause la solution retenue par la décision CE, 29 mars 2006, Haut‑commissaire de la République en Polynésie française et M. A, no 282335, au Recueil qui juge que

« Les dispositions de l'article 15 du règlement intérieur de l'assemblée de la Polynésie française qui ont pour objet et pour effet de conférer aux membres de l'assemblée de la Polynésie française le droit de s'exprimer, en séance plénière de cette assemblée, dans des langues autres que la langue française sont contraires à l'article 57 de la loi organique du 27 février 2004 qui prévoit que le français est la langue officielle de la Polynésie française et que son usage s'impose notamment aux personnes morales de droit public ».

Vous ne pourrez que constater que les dispositions litigieuses de l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse et de l’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse ont pour objet et pour effet de conférer, d’une part aux membres de l’Assemblée de Corse, le droit de s’exprimer, en séance de cette assemblée, dans une langue autre que la langue française, et d’autre part aux membres du conseil exécutif ainsi qu’aux agents du secrétariat général de ce conseil, le droit de s’exprimer en séance de cet organe et de rédiger des actes résultant de leurs travaux, dans cette même langue.

Ces dispositions sont donc contraires à l’article 2 de la Constitution et vous devrez donc confirmer leur annulation.

Par ailleurs, en l’absence de tout élément de nature à établir que les effets de l’annulation de ces décisions seraient de nature à emporter des conséquences manifestement excessives, il n’y a pas lieu d’en moduler les effets, alors au demeurant qu’ainsi que l’a jugé le Conseil d’État dans la décision CE, 16 octobre 2013, Fédération Générale du Commerce et autre, no 365141, inédite, précitée, l’usage ponctuel d’une langue autre que le français, au cours des débats préalables à l’adoption d’un acte d’une assemblée délibérante, n’entache pas nécessairement d’illégalité les actes ainsi adoptés.

Par ces motifs, je conclus au rejet de la requête.

Droits d'auteur

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