L’exercice du préciput soumis au droit de partage

DOI : 10.35562/bacage.1087

Décision de justice

CA Grenoble, 1re ch. – N° 2301411 – 24 septembre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 2301411

Date de la décision : 24 septembre 2024

Résumé

Dans un arrêt remarqué rendu le 24 septembre 20241, la cour d’appel de Grenoble s’est prononcée sur un contentieux fiscal récurrent depuis plusieurs années : l’exigibilité du droit de partage lors de la mise en œuvre d’une clause de préciput. Lorsqu’un conjoint survivant exerce ce droit et prélève des biens communs, l’administration fiscale procède parfois à une taxation au droit proportionnel de 2,5 %, en considérant qu’il s’agit d’une opération de partage. En validant cette analyse, les magistrats grenoblois ravivent un débat juridique complexe, à la croisée du droit civil et du droit fiscal. La décision commentée, qui va à l’encontre d’une tendance jurisprudentielle favorable aux contribuables, soulève en effet des questions fondamentales sur la nature civile du préciput, ainsi que sur ses implications fiscales.

Index

Mots-clés

clause de préciput, droit de partage

Rubriques

Couple

Les faits. En l’espèce, un couple avait procédé en 1998 à une modification de son régime matrimonial par acte notarié homologué, intégrant une clause de préciput en faveur du conjoint survivant. Cette clause lui permettait de prélever certains biens meubles et immeubles dépendant de la communauté. Le mari étant décédé en 2016, il laissait pour lui succéder son épouse, ainsi que leurs deux enfants communs. En 2017, le notaire chargé du règlement de la succession a établi la déclaration de succession, précisant les droits de mutation dus par chacun des enfants. L’acte mentionnait aussi que, à titre de préciput, l’épouse avait prélevé en toute propriété sur la communauté des biens pour une valeur totale de 6 670 032 euros. Deux ans plus tard2, à la suite de l’examen de la déclaration de succession3, l’administration fiscale a envoyé une proposition de rectification aux héritiers4. Elle estimait que l’exercice du préciput constituait une opération de partage, ouvrant droit à l’application du droit de partage au taux de 2,5 % sur les biens concernés, conformément à l’article 746 du Code général des impôts. Le montant en jeu était considérable, l’administration fiscale réclamant le paiement de 166 751 euros. Après plusieurs échanges infructueux, les héritiers ont saisi le tribunal judiciaire en 2021, qui leur a donné raison en 20235. Le tribunal a considéré que le préciput ne pouvait être qualifié d’opération de partage et, par conséquent, qu’il n’ouvrait pas droit à taxation. L’État interjeta appel de cette décision, ce qui a amené la cour d’appel de Grenoble à se pencher sur une question essentielle : la faculté de prélèvement accordée à l’épouse par la clause de préciput figurant dans l’acte notarié de 1998 doit‑elle être qualifiée de partage soumis au droit d’enregistrement ?

La clause de préciput. Pour mieux comprendre les enjeux du litige, il faut revenir sur la nature de la clause de préciput. Lors de la conclusion du mariage, ou plus fréquemment de nos jours à l’occasion d’un changement de régime matrimonial, les époux peuvent opter pour une communauté conventionnelle sur les conseils de leur notaire. Ce régime permet notamment l’insertion de stipulations destinées à favoriser un conjoint au moment de la liquidation du régime matrimonial. Parmi elles, la clause de préciput, également connue sous le nom de clause de prélèvement à titre gratuit ou sans indemnité6, est couramment employée. Cet avantage matrimonial, qui a connu un regain d’intérêt depuis la fin des années 1990 en raison de sa souplesse7, s’analyse comme un gain de survie. Il permet au survivant des époux ou à l’un d’eux de « prélever sur la communauté, avant tout partage, soit une certaine somme, soit certains biens en nature, soit une certaine quantité d’une espèce déterminée de biens8 ». Autrement dit, le conjoint survivant reçoit tout ou partie de l’actif commun, sans contrepartie et indépendamment de sa part dans la communauté pour le reste des biens communs.

Pour autant, le préciput ne constitue pas une libéralité entre époux9. En effet, le législateur a expressément qualifié ce mécanisme de « convention de mariage et entre associés10 » Cette qualification a des conséquences fiscales importantes : les biens communs attribués au conjoint survivant à titre de préciput échappent aux droits de mutation à titre gratuit. Cependant, une question se pose : le bénéficiaire du préciput doit‑il s’acquitter du droit de partage ? Cette question est longtemps restée en marge des préoccupations des notaires et de leurs clients, car le préciput était mis en œuvre sans que l’administration fiscale y trouve matière à contestation. Cependant, ces dernières années, les redressements fiscaux se sont multipliés. Certains auteurs y voient une double explication11 : la généralisation de la clause de préciput dans les contrats de mariage et la hausse du taux du droit de partage, qui est passé de 1,1 % à 2,5 % en 2011. Quoi qu’il en soit, la question est aujourd’hui fortement controversée, tant en doctrine qu’en jurisprudence. Elle soulève à la fois des interrogations d’ordre civil sur la qualification de partage, et des préoccupations fiscales concernant les conditions d’application du droit de partage.

Le partage, aspect civil. Le résultat fiscal du préciput dépend d’abord de sa qualification en droit civil, au regard de la notion de partage. Il est important de noter que le simple fait de classer le préciput parmi les avantages matrimoniaux ne suffit pas à exclure son éventuelle assimilation à une opération de partage. En effet, certains avantages matrimoniaux, comme la clause de prélèvement moyennant indemnité, constituent bien des opérations de partage12. En ce qui concerne le préciput, le législateur reste muet, ce qui invite à reconsidérer la notion même de partage.

Le partage est défini comme l’opération par laquelle les copropriétaires d’un bien ou d’une universalité mettent fin à l’indivision, en attribuant à chaque copartageant, à titre privatif, une portion concrète de biens qui composeront son lot13. Selon la doctrine classique, le préciput est une « opération de partage » au sens large14, car il permet de faire passer le bien d’une propriété collective — la communauté — à une propriété exclusive15. Cette analyse est aujourd’hui remise en question par une partie importante de la doctrine contemporaine, composée d’universitaires et de praticiens de renom16. Selon ces auteurs, le préciput ne peut pas être considéré comme un partage ou une « opération de partage », et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils s’appuient sur la lettre même du Code civil, qui qualifie expressément le préciput de prélèvement effectué « sur la communauté, avant tout partage »17. La formulation n’est pas anodine : étymologiquement, le mot « préciput » dérive du latin praecipuum, qui signifie « qui est pris avant18 ». Partant, les auteurs en déduisent que la « faculté offerte au conjoint survivant lui est faite à titre de copropriétaire de la communauté, et non d’indivisaire19 ». C’est également ce qu’avait affirmé le tribunal judiciaire dans l’affaire analysée, précisant que « les biens concernés sont prélevés sur la communauté et non sur une indivision », l’« avantage matrimonial [s’exécutant] […] avant que la communauté ne soit liquidée20 ». Cependant, la cour d’appel de Grenoble a rejeté cette analyse, jugeant que « la mention de l’article 1515 […] ne saurait être considérée, à elle seule, comme permettant d’exclure le préciput de la qualification d’acte de partage ». Un autre argument, d’ordre textuel, est aussi avancé : aucune disposition légale ne qualifie le préciput d’opération de partage. Ce silence législatif contraste avec d’autres avantages matrimoniaux que la loi qualifie expressément d’opérations de partage, comme la clause de prélèvement moyennant indemnité21. Par ailleurs, les auteurs invoquent un argument de forme : contrairement au partage, qui nécessite soit un accord de volontés, soit une décision de justice, le préciput repose sur une volonté unilatérale du conjoint survivant. Enfin, et surtout, sur le fond, le préciput n’a pas vocation à attribuer à chaque copartageant une part de biens proportionnelle à ses droits dans l’indivision. Il s’agit au contraire d’un prélèvement unilatéral, effectué en amont sur la communauté, qui a pour effet de réduire la masse à partager22.

Le droit de partage, aspect fiscal. Sur le plan fiscal, l’exigibilité du droit de partage proportionnel suppose la réunion de quatre conditions cumulatives23. En premier lieu, l’impôt n’est dû qu’en présence d’un acte — au sens d’instrumentum — constatant le partage. Le droit de partage est ce qu’on appelle un « droit d’acte » en matière de droits d’enregistrement. Dans la décision examinée, il est surprenant que les magistrats grenoblois se réfèrent à l’acte notarié modifiant le régime matrimonial comme étant l’acte support de l’opération de partage24. D’ordinaire, c’est la déclaration de succession ou l’attestation immobilière qui tient lieu d’acte de partage selon l’administration fiscale. Toutefois, cet argumentaire est contestable. En effet, la Cour de cassation considère la déclaration de succession comme un simple document fiscal, dépourvu de valeur juridique en droit civil25. L’attestation immobilière, quant à elle, ne fait que certifier la propriété d’un immeuble, sans procéder à aucun partage26. En deuxième lieu, l’acte doit mettre fin à une situation d’indivision préexistante entre les copartageants. Cette condition soulève des interrogations concernant le préciput, puisque, comme nous l’avons vu, les biens sont prélevés par le conjoint survivant avant tout partage. Toutefois, l’administration fiscale prétend que, si le préciput est effectué avant le partage de la succession, il ne l’est pas avant celui de la communauté, qu’il contribuerait à réaliser. En conséquence, une indivision existerait bel et bien, prenant fin avec l’exercice du préciput. Les magistrats grenoblois semblent quant à eux entremêler les deux indivisions, matrimoniale et successorale. En effet, ils ont décidé que le prélèvement effectué en vertu de la clause de préciput avait mis fin à l’indivision qui s’était ouverte de plein droit à la suite du décès du conjoint, entraînant la dissolution immédiate de la communauté27 et l’apparition d’une indivision successorale28. En troisième lieu, l’indivision doit être justifiée. Selon les magistrats de la cour d’appel de Grenoble, l’indivision serait justifiée par l’existence d’un préciput conventionnel et par les règles légales de dévolution successorale. En quatrième et dernier lieu, l’acte doit opérer un véritable partage, c’est‑à‑dire qu’il doit permettre la transformation du droit abstrait et général de chaque copartageant sur la masse commune en un droit de propriété exclusif sur les biens qui lui sont attribués. Selon la cour d’appel, « tel est bien l’objet du préciput qui rend le conjoint survivant seul propriétaire, dès sa mise en œuvre, des biens qu’il désigne ayant dépendu de la communauté dissoute ».

En appliquant le droit de partage dans le cadre de l’exercice du préciput, la cour d’appel de Grenoble s’écarte d’une tendance jurisprudentielle rejetant l’exigibilité du droit de partage, comme le montrent plusieurs jugements29 et arrêts d’appel30. Devant cette divergence d’interprétation entre les juges du fond, l’attention se tourne maintenant vers la Cour de cassation. Saisie par la chambre commerciale — fiscalement compétente — d’une demande d’avis31, la première chambre civile se prononcera prochainement sur une question essentielle : «  Le prélèvement préciputaire effectué par le conjoint survivant en application de l’article 1515 du Code civil constitue‑t‑il une opération de partage ?32 » La décision très attendue devrait permettre de lever les incertitudes fiscales entourant un mécanisme matrimonial fréquemment utilisé.

Dans l’attente de cette clarification, la prudence reste de mise dans la pratique notariale. Les notaires ont d’ailleurs appelé de leurs vœux une intervention législative afin d’exclure explicitement la taxation du préciput33. Si l’incertitude jurisprudentielle actuelle ne remet pas en cause l’intérêt du préciput — qui demeure un outil pertinent d’ingénierie matrimoniale grâce à son caractère optionnel34 —, le notaire, tenu d’un devoir de conseil, se doit d’alerter ses clients du risque de redressement fiscal35. Le cas échéant, il pourra recommander de provisionner le montant du droit de partage jusqu’à l’expiration du délai de reprise de l’administration fiscale36.

Notes

1 Grenoble, 24 septembre 2024, no 23/014111 : C. Vernières, « La saga du préciput », Defrénois 2024, DEF222j7 ; J. Ajroud, « Préciput et droit de partage », JCP G 2025, no 10, 304 ; R. Mortier, N. Jullian, J.‑F. Desbuquois et L. Guilmois, « Fiscalité des revenus et du patrimoine : chronique de l’année 2024 », Dr. Fiscal 2025, 170, spéc. no 19. Retour au texte

2 LPF, art. L. 180 : « Le droit de reprise de l’administration est de trois ans suivant l’enregistrement de la déclaration de succession ». Retour au texte

3 Sur la procédure de contrôle, voir LPF, art. L. 10. Retour au texte

4 Sur la procédure de rectification, voir LPF, art. L. 55. Retour au texte

5 TJ Grenoble, 6 mars 2023, RG no 21/04270 : JCP N 2023, act. 470, note B. Roman. Retour au texte

6 C. civ., art. 1515 à 1519. Retour au texte

7 G. Bonnet, « Avis de tempête sur le préciput », Bulletin de l’IEJ du CSN, 2022, no 1, p. 15. Retour au texte

8 C. civ., art. 1515. Retour au texte

9 Sous réserve de l’action en retranchement en présence d’enfant(s) non commun(s) aux époux : C. civ., art. 1527, al. 2. Retour au texte

10 C. civ., art. 1516. Retour au texte

11 G. Bonnet, « Avis de tempête sur le préciput », Bulletin de l’IEJ du CSN, 2022, no 1, p. 15. Retour au texte

12 C. civ., art. 1511 à 1514. Retour au texte

13 G. Cornu, Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 2024, voir Partage. Retour au texte

14 Sur les différents ouvrages de référence, voir F. Collard, J.Cl. Liquidations — Partages, Fasc. 800 : PARTAGE, Prélèvement moyennant indemnité, Préciput, Partage inégal, Attribution intégrale, spéc. no 73. Retour au texte

15 En ce sens, voir Q. Guiguet‑Schielé et N. Peterka, Régimes matrimoniaux, Dalloz, 2024, p. 546, no 812. Retour au texte

16 Voir en particulier C. Brenner, S. Gonsard et A. Bouquemont, « Non, le préciput n’est pas soumis aux droits de partage », JCP N 2020, no 29, 1161 ; M. Grimaldi, « Préciput n’est pas partage », Defrénois 2022, p. 1, no 46  ; G. Bonnet et C. Vernières, « Préciput et droit de partage : un couple illégitime », Defrénois 2022, DEF209e8 ; S. Meignin, « Application du droit de partage aux clauses de préciput, de nouveaux redressements fiscaux à contester », JCP N 2020, no 29, 1160  ; B. Roman, « Comment donner des options au conjoint survivant et aux descendants ? L’arithmétique d’une transmission optimisée », RFP 2020, no 1, prat. 1 ; A. Bouquemont, « Les clauses du contrat de mariage relatives au partage de la communauté », Defrénois 2019, no 149G7. Retour au texte

17 C. civ., art. 1515. Retour au texte

18 En ce sens, voir Q. Guiguet‑Schielé et N. Peterka, Régimes matrimoniaux, Dalloz, 2024, p. 546, no 812. Retour au texte

19 G. Bonnet et C. Vernières, « Préciput et droit de partage : un couple illégitime », Defrénois 2022, DEF209e8. Retour au texte

20 B. Roman, « Préciput et droit de partage : et de trois pour les contribuables ! », JCP N 2023, act. 470. Retour au texte

21 C. civ., art. 1514. Retour au texte

22 En ce sens, voir G. Bonnet et C. Vernières, « Préciput et droit de partage : un couple illégitime », Defrénois 2022, DEF209e8. Retour au texte

23 BOI‑ENR‑PTG‑10‑10, 3 septembre 2015, no 90. Sur ces conditions, voir S. Ferré‑André et S. Berre, Successions et libéralités, Dalloz, 2025, p. 708 et s., no 1196 et s. Retour au texte

24 En ce sens, voir C. Vernières, « La saga du préciput », Defrénois 2024, DEF222j7. Retour au texte

25 Cass. 1re civ., 9 juillet 2014, no 13‑10359, Defrenois flash, 15 septembre 2014, p. 6, no 125b0. En ce sens, voir G. Bonnet, « Avis de tempête sur le préciput », Bulletin de l’IEJ du CSN, 2022, no 1, p. 16. Retour au texte

26 G. Bonnet et C. Vernières, « Préciput et droit de partage : un couple illégitime », Defrénois 2022, DEF209e8. Retour au texte

27 C. civ., art. 1441. Retour au texte

28 C. civ., art. 720. Retour au texte

29 TJ Niort, 24 janvier 2022, RG no 20/01453  ; TJ Lille, 4 avril 2022, no 20/03477  ; TJ Grenoble, 6 mars 2023, no 21/04270. Retour au texte

30 Poitiers, 4 juillet 2023, no 22/01034 : Dr. Fiscal 2023, no 47, chron. 340  ; Rennes, 19 mars 2024, no 21/03418 : RFP 2024, no 9, comm. 16, note C. Assimopoulos. Retour au texte

31 CPC, art. 1015‑1. Retour au texte

32 Cass. com., 16 octobre 2024, no 23‑19780. Retour au texte

33 118e Congrès des notaires, L’ingénierie notariale, anticiper, conseiller, pacifier pour une société harmonieuse, 2022. Retour au texte

34 B. Roman, « Comment donner des options au conjoint survivant et aux descendants ? L’arithmétique d’une transmission optimisée », RFP 2020, prat. 1. Retour au texte

35 B. Roman, « Pitié pour le droit de partage !  », JCP N 2022, no 46, act. 1061 ; G. Bonnet, «  Avis de tempête sur le préciput », Bull. de l’IEJ 2022, no 1, p. 15. Retour au texte

36 A. Tani, J.-Cl. Notarial formulaire, voir Changement de régime matrimonial, fasc. 10, Opportunités et conditions, no 46. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Gaëlle Ruffieux, « L’exercice du préciput soumis au droit de partage », BACAGe [En ligne], 04 | 2025, mis en ligne le 16 juin 2025, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1087

Auteur

Gaëlle Ruffieux

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
gaelle.ruffieux[at]univ-grenoble-alpes.fr

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • HAL
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY-SA 4.0