Les patrimonialistes savent qu’en droit des régimes matrimoniaux, la qualification des biens détermine les règles de droit applicables pendant la durée du mariage et lors de sa dissolution. Sous le régime légal de la communauté réduite aux acquêts, les critères de répartition de l’actif propre et de l’actif commun sont énoncés aux articles 1401 et suivants du Code civil. Principalement fondés sur l’origine, la date et le mode d’acquisition des biens, ces critères permettent en général de classer les différents biens du couple dans la catégorie des biens propres ou dans celle des biens communs. Pourtant, certains biens professionnels se prêtent mal à une qualification unique, en raison du lien étroit les unissant à la personne. Ces biens professionnels sont alors tout autant susceptibles de tomber dans l’actif commun – étant acquis ou créés à titre onéreux au cours du mariage1 – que de basculer dans l’actif propre – étant exclusivement rattachés à la personne2. Pour tenter de concilier ces deux facettes des biens, la jurisprudence a conçu, dès le milieu du XIXe siècle, une qualification duale sui generis, fondée sur la distinction du titre et de la finance.
Dans l’affaire soumise à la cour d’appel de Grenoble le 11 avril 2023, les juges en ont fait une application remarquée à des offices notariaux3. En l’espèce, des époux mariés sous le régime légal de la communauté réduite aux acquêts rencontrent des difficultés liquidatives à la suite de leur divorce. Le contentieux se concentre autour de deux offices notariaux acquis par l’épouse au cours du mariage, pour un montant total de 540 000 euros environ. Les deux études notariales ont été financées pour partie par un apport personnel de l’épouse – à hauteur de 65 000 euros environ, dont une donation de ses parents de 33 000 euros environ4 –, mais surtout au moyen de deux prêts remboursés par les revenus générés par les offices, soit des biens communs5 – à hauteur de 475 000 euros environ. Les deux études ont par la suite été cédées par l’épouse pour un prix global de 650 000 euros. Si les juges grenoblois font une application classique de la distinction du titre et de la finance (1), ils en tirent des conséquences liquidatives plus discutables (2).
1. Une application classique de la distinction du titre et de la finance
Historiquement, la distinction du titre et de la finance a d’abord été appliquée par les juges aux offices ministériels6, avant d’être étendue aux clientèles civiles des professions libérales7 et aux droits sociaux non négociables8. C’est donc de manière tout à fait classique que la cour d’appel retient que si le titre de notaire est propre à l’épouse, dans la mesure où il découle d’une investiture par l’autorité publique, la finance – c’est‑à-dire la valeur patrimoniale de l’office, constituée par le droit de présentation de la clientèle – est quant à elle commune.
Cette double qualification permet de protéger à la fois la communauté, en intégrant la valeur du bien dans la masse commune, et l’indépendance professionnelle de l’épouse, indispensable à l’exercice de ses fonctions. Elle emporte des conséquences sur la liquidation du régime matrimonial.
2. Des conséquences liquidatives discutables
Au jour du partage – notamment en cas de divorce –, le titre propre autorise une reprise en nature par le conjoint officier ministériel. La valeur de l’office est quant à elle partagée entre les conjoints, ce qui permet à la communauté de bénéficier de l’enrichissement résultant de l’exercice de la profession. Pour dire les choses autrement, l’époux professionnel se voit attribuer le bien dans son lot, mais il doit en partager la valeur avec son conjoint.
Sur ces aspects liquidatifs, le raisonnement des juges grenoblois soulève certaines interrogations. En effet, après avoir qualifié de commune la valeur patrimoniale des offices, la cour d’appel retient l’existence d’une récompense à la charge de l’épouse, sur le fondement de l’article 1437 du Code civil. L’arrêt affirme en effet que « parce que les études ont été acquises non seulement grâce à un apport personnel, mais surtout au moyen de la souscription de prêts remboursés par les revenus générés par les offices, qui sont des revenus communs, Mme (…) est redevable d’une récompense envers la communauté d’un montant égal à la valeur des offices dont elle est titulaire ». On peine à comprendre la logique de la cour d’appel, tant sur le principe du droit à récompense que sur son montant.
Le droit à récompense – D’une part, on peut s’interroger sur le principe d’un droit à récompense au profit de la communauté. En effet, dans la mesure où la valeur patrimoniale des offices notariaux est commune, en application de la distinction du titre et de la finance, comment une récompense pourrait‑elle être accordée à la communauté ? Ne faudrait‑il pas, à l’inverse, retenir une récompense au profit du patrimoine propre de l’épouse qui a financé une partie de l’acquisition des études notariales communes en valeur, sur le fondement de l’article 1433 du Code civil ?
Pour qu’une récompense soit octroyée à la communauté, comme le propose la cour d’appel, il faudrait en amont qualifier les offices notariaux de biens propres par nature. Une telle qualification avait été suggérée par une partie de la doctrine à la suite de l’adoption de la loi du 13 juillet 19659. En effet, depuis cette date, l’article 1404 du Code civil pose le principe selon lequel « les droits exclusivement attachés à la personne » sont des biens propres par nature. Ce faisant, on aurait pu penser que les offices ministériels acquis pendant le mariage prendraient désormais la qualification de biens propres par nature et non plus de biens mixtes, à charge le cas échéant de récompense due à la communauté, lorsque des deniers communs ont permis, comme dans l’affaire commentée, de s’acquitter de tout ou partie du prix. Ce n’est néanmoins pas la solution retenue par la Cour de cassation10, sans doute parce que la qualification de bien propre à charge de récompense est moins protectrice de la communauté au jour de la dissolution11.
L’évaluation de la récompense – D’autre part, on peut s’interroger sur l’évaluation de la récompense. La cour d’appel affirme en effet que l’épouse est redevable d’une récompense au profit de la communauté « d’un montant égal à la valeur des offices dont elle est titulaire ». Or, quel que soit le fondement de la récompense – à la charge de l’épouse ou à la charge de la communauté –, il s’agit manifestement d’une dépense d’acquisition avec un financement seulement partiel du patrimoine prêteur. En effet, les études notariales, acquises pour un montant total de 540 000 euros, ont été financées à hauteur de 65 000 euros par des fonds propres et à hauteur de 475 000 euros par des deniers communs. Dans cette hypothèse, l’article 1469, alinéa 3 du Code civil commande d’évaluer la récompense en se référant au profit subsistant, ce dernier supposant de déterminer la proportion dans laquelle le patrimoine prêteur est intervenu. Dans ce contexte, la récompense ne semble pas devoir être du montant de la valeur des offices comme le soutient la cour d’appel, ce qui aurait été le cas en présence d’un investissement total du patrimoine prêteur. Le profit subsistant nous paraît davantage devoir être évalué en application de la classique règle de trois : (contribution du patrimoine prêteur / coût global d’acquisition) x valeur du bien au jour de la liquidation (ou de son aliénation).
La convention de divorce – Les règles du Code civil relatives aux récompenses ne sont néanmoins pas impératives. Les parties conservent ainsi la liberté d’aménager, après la dissolution du régime, tant le droit à récompense que le mode d’évaluation. En l’espèce, la convention de divorce précise deux points. Elle stipule, d’une part, qu’« au moment de la vente des études, le prix des deux études sera partagé par moitié entre les époux ». L’épouse ayant vendu les deux études pour un montant de 650 000 euros, la cour d’appel approuve le premier juge d’avoir condamné l’épouse à verser à son conjoint la somme de 325 000 euros. La solution est logique au regard de la distinction du titre et de la finance.
La convention de divorce prévoit, d’autre part, que l’épouse renonce à « réclamer à [son conjoint] le montant de la récompense qui lui aurait été due du fait de la donation de ses parents, cette renonciation se faisant à titre de prestation compensatoire ». On soulignera que la convention de divorce évoque bien une récompense due à l’épouse, et non à la communauté. S’agissant du droit à récompense, la cour d’appel rappelle à juste titre que l’épouse pouvait valablement renoncer à la récompense qu’elle pouvait réclamer à la communauté du fait de la donation consentie par ses parents. Il faut toutefois relever que la convention ne semble pas faire mention de l’autre récompense due à l’épouse, pour le reliquat de fonds propres employés dans l’acquisition des offices notariaux, à hauteur de 32 000 euros. Dans la mesure où l’épouse ne paraît pas y avoir renoncé, une récompense ne devait‑elle pas être évaluée, en application des règles ci‑dessus rappelées ?
En somme, la qualification duale du titre et de la finance actuellement retenue en jurisprudence permet certes de ménager les intérêts de l’époux professionnel et de la communauté, mais elle brouille parfois l’exercice liquidatif. Pour y remédier, certains auteurs proposent une qualification pure et simple de biens communs : les offices seraient des acquêts ordinaires, soumis à la règle de la gestion exclusive si l’époux exerce une profession séparée12.