La rédaction des clauses d’un bail à nourriture

DOI : 10.35562/bacage.1114

Décision de justice

CA Grenoble, ch. des affaires familiales – N° 22/03240 – 05 juin 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/03240

Date de la décision : 05 juin 2024

Résumé

Le bail à nourriture est un contrat dans lequel le bailleur à nourriture aliène un bien au profit du preneur, ce dernier s’engageant, en contrepartie, à lui fournir nourriture, logement, soins et entretien aussi longtemps que le bailleur vivra. Au décès du bailleur, ses fonds et placements ne peuvent plus être appréhendés par les preneurs, faute de prestation à accomplir en contrepartie.

Dans une décision rendue le 5 juin 2024, la cour d’appel de Grenoble se prononce sur l’interprétation d’un contrat suffisamment rare pour éveiller la curiosité du juriste : le bail à nourriture. Par le passé, cette « adoption des vieillards1 », conclue principalement en milieu rural, a pu revêtir, au mieux, le charme désuet des bizarreries juridiques oubliées. Plus récemment, les difficultés contemporaines liées à l’hébergement des personnes âgées en EHPAD, aggravées par le scandale Orpéa révélant les maltraitances subies par les personnes âgées dépendantes liées à la maximisation des profits2, pourraient bien lui donner une actualité certaine. Le notariat voit depuis plusieurs années dans le bail à nourriture l’expression d’une « figure libre d’assistance 3 » permettant le maintien à domicile des personnes âgées dans un contexte plus général d’essoufflement des solidarités familiales et collectives. Le renouveau d’un tel contrat ne va toutefois pas sans risque, de sorte que « la liberté contractuelle dont bénéficie cette figure juridique ira de pair avec une vigilance rédactionnelle particulière4 ». L’imprécision d’une clause pourrait vite donner lieu à un contentieux, comme c’était le cas dans cette affaire.

Les faits. En l’espèce, un homme avait vendu en 1990 à sa sœur et son beau‑frère, chez qui il résidait, un appartement au prix de 250 000 francs converti en charge pour les époux de le loger, l’entretenir, le soigner et lui fournir tout le nécessaire de son existence jusqu’à son décès. Cette clause était accompagnée in fine d’une disposition plus originale prévoyant qu’il « laissera au couple l’ensemble de ses revenus ou pensions pour sa participation à son entretien ». À son décès, le défunt laisse, pour lui succéder, d’un côté sa sœur et de l’autre ses neveux et nièces5. Le patrimoine est composé d’avoirs bancaires à hauteur de 44 092 euros. Les neveux et nièces du défunt demandent que les sommes prélevées après le décès sur le livret A et le compte épargne, à hauteur de 37 000 euros, par la sœur du défunt et son époux en application de la convention conclue en 1990 soient « rapportées » à la succession.

Le tribunal judiciaire fait droit à cette demande et l’époux et les enfants venus en représentation de la sœur décédée depuis lors, interjettent appel. Ils font valoir que la mise à disposition des revenus par le de cujus au profit de sa sœur et de son beau‑frère constitue une donation rémunératoire de sorte que ces revenus sont tombés dans leur patrimoine de la sœur dès l’acte de 1990 et au fur et à mesure de leur versement peu important qu’ils n’aient pas été consommés avant le décès. Par conséquent, les avoirs bancaires échappaient à l’actif net successoral et les sommes prélevées sur les comptes bancaires après le décès ne devaient pas être rapportées à la succession.

La cour d’appel ne suit pas cette argumentation. Dans un premier temps, les juges qualifient la convention de bail à nourriture dans lequel chaque partie reçoit de l’autre un avantage qui est la contrepartie de sa propre obligation. Ils en déduisent, dans un second temps, que l’abandon des revenus et pensions du bailleur comporte pour les preneurs l’obligation d’entretenir le bailleur. Au décès de ce dernier, les fonds ne peuvent plus être appréhendés par les preneurs, faute de prestation à accomplir en contrepartie. La cour d’appel confirme la décision du tribunal et ordonne le « rapport » des sommes prélevées sur les comptes bancaires après le décès du bailleur. Si la rédaction de la clause était suffisamment précise pour retenir, à l’instar des juges du fond, la qualification de bail à nourriture, la difficulté d’interprétation réside davantage dans la mise à disposition accessoire des revenus et pensions du bailleur dont le sort alimente le contentieux.

La qualification de bail à nourriture. Le bail à nourriture se définit comme le contrat par lequel une personne, le preneur, s’engage à pourvoir « à tous les besoins vitaux d’une autre, c’est‑à‑dire à la nourrir, la loger et l’entretenir 6 » moyennant une redevance payable à périodes fixes ou l’aliénation d’un capital mobilier ou immobilier. Il fait donc naître une obligation alimentaire de nature contractuelle au profit de celui qu’on appelle le bailleur.

Le bail à nourriture est un contrat innomé — et peut‑être mal nommé — dont la définition et le régime ont été élaborés par la jurisprudence. Il ne relève donc ni des dispositions spéciales applicables au contrat de louage ni de celles propres à la vente, notamment contre rente viagère. Il obéit aux règles générales du droit des contrats. Pourtant, il est coutume, pour la pratique notariale, lorsque le bail à nourriture est consenti contre l’aliénation d’un bien immeuble, « de prévoir expressément dans l’acte un prix pour le bien et de le convertir en obligation d’entretien et de soins à la charge du preneur7 », notamment pour faciliter le calcul des droits de mutation. En l’espèce, le bail à nourriture trouvait son assise dans un acte de vente dans lequel le prix de 250 000 francs était converti en charge. La charge ici définie n’est pourtant pas une simple modalité de paiement du prix de vente, mais bien la contrepartie de l’aliénation du bien. L’obligation d’entretien ou de nourriture du preneur a pour terme imprécis le décès du bailleur, si bien que le bail à nourriture est doublement aléatoire : à la fois quant à sa durée, mais aussi quant à son étendue qui peut varier selon l’état de santé du bailleur. Le bail à nourriture s’éloigne ainsi du contrat de vente, puisqu’il échappe aux actions en rescision pour lésion8 et en nullité pour vileté du prix9, sauf à démontrer l’absence d’aléa au jour de la formation lorsque le preneur avait connaissance « de la gravité de l’état de santé [du bailleur] et la certitude d’une issue fatale à brève échéance10 ».

Le bail à nourriture est un contrat intuitu personae dans lequel le preneur s’engage à accomplir personnellement une obligation de nature alimentaire. En application de la liberté contractuelle, le rédacteur est libre de déterminer l’étendue de la clause de soins. Toutefois, dans un arrêt remarqué, la Cour de cassation insiste, pour retenir la qualification de bail à nourriture, sur l’obligation du preneur de s’engager à « subvenir à la vie et aux besoins [du bailleur], spécialement, en lui assurant la fourniture et la prise en charge de ses aliments11 », de sorte que ne peut ainsi caractériser un bail à nourriture la simple obligation d’assurer au bailleur deux promenades hebdomadaires, de lui fournir l’habillement nécessaire, et de lui assurer le suivi de sa correspondance. Dans l’arrêt ici commenté, la nature alimentaire de l’obligation du preneur ne faisait pas de doute, bien que la rédaction de la charge de soins s’avère peu adaptée aux enjeux contemporains à deux égards au moins. D’une part, les termes utilisés paraissent presque surannés, puisque le preneur s’engage à « recevoir dans sa maison, loger, chauffer, éclairer, nourrir à sa table avec elle et comme elle, entretenir, vêtir, blanchir, raccommoder et soigner tant en santé qu’en maladie le vendeur, en un mot lui fournir tout ce qui est nécessaire à l’existence, en ayant pour elle les meilleurs soins et bons égards, comme aussi, en cas de maladie, à lui faire donner tous les soins médicaux et chirurgicaux que sa position pourra réclamer et à lui faire administrer tous les médicaments prescrits ». D’autre part, la clause maintient l’obligation de soins si l’état de santé du vendeur (sic) nécessite son hospitalisation ou son admission dans une maison de soins. Compte tenu de la flambée des tarifs « hébergement » pratiqués par les EHPAD ou des dépassements d’honoraires régulièrement pratiqués par le personnel médical — l’un comme l’autre n’étant pas pris en charge par la Sécurité sociale — le preneur aurait pu devoir assumer, au titre de son obligation d’entretien et de soins, des coûts exorbitants si le bailleur avait dû être hébergé en établissement. Dans ces conditions, la réhabilitation future d’une telle clause rend impérative sa mise en adéquation avec les modes de vie actuels rendant désormais plus probable un hébergement en maison de retraite ou en établissement de santé. Dans ces hypothèses, la clause pourrait ainsi utilement réduire l’obligation de soins à certaines prestations en nature — visites régulières, organisations de vacances ou de loisirs, etc. — à l’exclusion de la prise en charge des frais d’hébergement ou envisager la conversion de la charge de soins en rente viagère voire une combinaison des deux. Mais le contentieux s’est concentré sur le sort de la mise à disposition des revenus et pensions du bailleur pour sa participation à son entretien.

Le sort de la mise à disposition des revenus et pensions du bailleur pour sa participation à son entretien. Outre la définition de la charge d’entretien et de soins, la clause prévoyait in fine que « [le bailleur] laissera [aux preneurs] l’ensemble de ses revenus ou pensions pour sa participation à son entretien ». En application de cette stipulation, les preneurs avaient considéré que les revenus et pensions du bailleur étaient devenus leur propriété au fur et à mesure de leur versement et qu’ils pouvaient ainsi les prélever sur les comptes bancaires du bailleur après son décès. Au contraire, la cour d’appel de Grenoble retient que les sommes doivent être « rapportées » par les preneurs à la succession, faute de prestation d’entretien à accomplir en contrepartie. Si la solution paraît opportune compte tenu de l’intention des parties, la qualification juridique de la disposition reste malaisée, principalement en raison de l’utilisation ambiguë du terme « laisser ». Trois interprétations nous semblent possibles, sans qu’aucune d’entre elles n’emporte pleinement la satisfaction.

La première, celle qui semble être d’abord retenue par la cour d’appel de Grenoble, repose sur le caractère onéreux du bail à nourriture. L’abandon de l’intégralité des revenus et pensions du bailleur ne serait que la contrepartie pour le preneur de son obligation d’assurer l’entretien du bailleur. Les deux obligations seraient alors intimement liées et lorsque l’entretien cesse en raison du décès du bailleur, les fonds ne peuvent plus être appréhendés par les preneurs. Une critique peut toutefois être formulée. La contrepartie à l’obligation d’entretien et de soins en matière de bail à nourriture prend traditionnellement la forme de l’aliénation d’un bien, du versement d’un capital ou d’une redevance périodique. Quelle que soit la modalité librement choisie par les parties — le transfert de propriété ou le paiement d’un prix —, elle n’est pas affectée en tant que telle à l’entretien du bailleur, mais n’en est que la contrepartie. L’abandon de revenus ou de pensions ne s’intègre véritablement dans aucune de ces formules, d’autant plus que le bail à nourriture prévoyait par ailleurs l’aliénation d’un appartement qui s’analyse déjà comme la contrepartie de l’obligation d’assurer en nature l’entretien du bailleur.

La deuxième interprétation consisterait ensuite à qualifier cette disposition de libéralité potentiellement rémunératoire, soumise à rapport, au moins en ce qui concerne l’émolument net. Il faut avouer que le régime du bail à nourriture est parfois suspect comme en témoigne l’article 918 du Code civil qui attire le bail à nourriture dans la sphère de la gratuité. Cet article institue une présomption irréfragable de libéralité lorsqu’un bien est aliéné moyennant l’entretien en logement et nourriture du vendeur, au profit d’un successible en ligne directe. La valeur du bien aliéné doit ainsi être imputée sur la quotité disponible et elle est sujette à réduction en cas d’atteinte à la réserve12. Pourtant, cet article n’était pas applicable en l’espèce, car le bail à nourriture avait été conclu avec un héritier en ligne collatérale. Il n’en reste pas moins que la qualification de libéralité est là encore très malaisée. La donation suppose en effet que le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en vertu d’une intention libérale13. Or, en l’espèce, les sommes ont été prélevées directement par la sœur et le beau‑frère après le décès du disposant, en dehors de toute intention libérale.

Finalement, c’est peut‑être la troisième interprétation qui correspond le mieux à l’esprit des parties. Cette disposition conventionnelle pourrait s’interpréter comme accordant aux preneurs un simple mandat d’utiliser les revenus et pensions pour le compte du bailleur en les affectant à son entretien. Du reste, il est possible de voir le bail à nourriture s’accompagner d’une procuration sur les comptes bancaires. Le mandat aurait donc pris fin au décès du bailleur et n’aurait pas entraîné le transfert de propriété des fonds de sorte que les sommes prélevées devaient faire partie de l’actif successoral. Il aurait pu être reproché à la sœur et au beau‑frère du de cujus un recel successoral — ce dont les co‑héritiers ne se sont d’ailleurs pas privés —, mais l’intention frauduleuse semblait ainsi exclue les juges du fond relevant ici la bonne gestion des preneurs.

En définitive, cet arrêt illustre la survivance d’un contrat que l’on pensait appartenir au passé. Le contexte de vieillissement de la population conjugué à la question de l’hébergement et de l’isolement des personnes âgées pourraient toutefois le réhabiliter, à condition toutefois de faire œuvre d’une grande précision rédactionnelle. Ne dit‑on pas, après tout, que « c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes » ?

Notes

1 J. Carbonnier, RTD civ. 1946. 325. Retour au texte

2 V. Castanet, Les fossoyeurs. Révélations sur le système qui maltraite nos aînés, Fayard, 2022. Retour au texte

3 P. Combret et P. Potentier (et alii), Les personnes vulnérables. 102e congrès des Notaires de France, 2006, spéc. p. 542 et s. ; N. Couzigou‑Suhas et Y. Le Levier, « Les figures libres d’assistance, c’est un vent de liberté qui souffle sur la protection de la personne vulnérable », LPA 11 mai 2006, p. 28 ; C. Gavalda « Un renouveau du bail à nourriture ? », RTD civ. 1953, p. 637. Retour au texte

4 B. Lotti, « Le bail à nourriture, mode d’organisation d’une cohabitation onéreuse avec un parent vieillissant », AJ fam 2018, p. 448. Retour au texte

5 C. civ., art. 752‑2. Retour au texte

6 Req. 21 nov. 1892 : DP 1893. 1. 291 ; S. 1893. 1. 157. Retour au texte

7 V. Perruchot‑Triboulet, Rép. civ. Dalloz, voir Bail à nourriture, spéc. § 49. Retour au texte

8 C. civ., art. 1674. Pour une illustration, voir Req. 6 mai 1946 : D. 1946. 287 ; RTD civ. 1946. 324, obs. Carbonnier. Retour au texte

9 C. civ., art. 1591. Pour une illustration, voir Civ. 1re, 22 juin 1999, no 97812.11. Retour au texte

10 Civ. 1re, 30 mars 1999, no 97810.929. Retour au texte

11 Civ. 1re, 20 fév. 2008, no 06‑19.977, Bull. civ. I, no 56 : D. 2009. 276, note Saenko ; CCC 2008, no 150, note Leveneur ; RDC 2009. 549, obs. Bénabent ; Defrénois 2008. 1350, note Savaux, et 1699, note Dagorne‑Labbé ; LPA 20 oct. 2008, no 210, p. 6, note Renaud. Retour au texte

12 Civ. 13 mai 1952 : D. 1952. 505, note Lalou ; JCP G 1952. II. 7173, note Becqué. Voir aussi Civ. 1re, 28 janv. 2009, no 08‑12.039. Retour au texte

13 C. civ., art. 894. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Floriane Maisonnasse, « La rédaction des clauses d’un bail à nourriture », BACAGe [En ligne], 04 | 2025, mis en ligne le 16 juin 2025, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1114

Auteur

Floriane Maisonnasse

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
floriane.maisonnasse[at]univ-grenoble-alpes.fr

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