Par un arrêt rendu le 28 novembre 2023, la cour d’appel de Grenoble vient à son tour permettre l’adoption « forcée », par la compagne de la mère, de l’enfant conçu par assistance médicale à la procréation à l’étranger avant l’entrée en vigueur de la loi no 2021‑1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique. Elle s’inscrit ainsi dans la série des premières décisions mettant en œuvre l’article 9 de la loi no 2022‑219 du 21 février 2022 visant à réformer l’adoption1.
Les faits de l’espèce – Les faits ayant mené à cette affaire sont, somme toute, assez classiques dans ce type de contentieux. En 2017, un couple de femmes se rend en Belgique pour pratiquer une insémination artificielle avec tiers donneur dont l’accès lui était alors interdit en France. Seule la filiation maternelle de la femme ayant accouché est établie à la naissance de l’enfant. Dans un contexte de séparation conflictuelle, celle qui n’a pas accouché saisit le tribunal judiciaire d’une requête en adoption plénière de l’enfant en avril 2022, sur le fondement de l’article 9 de la loi du 21 février 2022 tout juste entré en vigueur. Le tribunal judiciaire prononce l’adoption plénière de l’enfant par la compagne de la mère et modifie, en conséquence, le nom de l’enfant. La mère qui a accouché relève appel du jugement. Selon elle, la requête en adoption est, à titre principal, irrecevable — faute de rapporter la preuve de son refus de reconnaissance conjointe de l’enfant — et, à titre subsidiaire, infondée — à défaut de démontrer l’existence d’un projet parental commun. Elle n’est pas suivie dans son argumentation par la cour d’appel. Celle‑ci constate, d’une part, le refus de la mère légale d’accepter la reconnaissance conjointe de l’enfant dans l’échange des écritures devant le premier juge et, d’autre part, la réalité d’un projet parental commun dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation à l’étranger. La cour d’appel confirme le jugement qui a prononcé l’adoption et en tire les conséquences, notamment au regard du nom de l’enfant qui sera, en l’absence de déclaration conjointe, celui de chacune des deux femmes, accolés dans l’ordre alphabétique.
L’enjeu de l’arrêt – Pour comprendre l’enjeu de cet arrêt, il faut revenir sur l’objectif poursuivi par l’article 9 de la loi no 2022‑219 du 21 février 2022 visant à réformer l’adoption2. Cette disposition marque l’aboutissement d’un empilement de mesures correctives et transitoires visant à sécuriser la double filiation maternelle de l’enfant issu d’une assistance médicale à la procréation. On se souvient qu’avant l’ouverture de ce mécanisme aux couples de femmes, la Cour de cassation était d’avis que
le recours à l’assistance médicale à la procréation, sous la forme d’une insémination artificielle avec donneur anonyme à l’étranger, ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption, par l’épouse de la mère, de l’enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant3.
Ce palliatif comportait deux inconvénients majeurs. Le premier, d’ordre symbolique, était que l’adoption a posteriori de l’enfant par l’épouse de la mère ne permettait pas de traduire la réalité du projet parental commun ab initio dont était issu l’enfant. Le second, d’ordre pratique, était que l’adoption de l’enfant du conjoint était alors réservée, par définition, au couple marié et subordonnée au consentement de la mère légale. Ce mécanisme ne pouvait donc pas trouver à s’appliquer lorsqu’après une séparation, la mère légale refuse de consentir à l’adoption ou retire son consentement4, ni après un divorce ou au sein d’un couple non marié.
La disposition transitoire de la loi no 2021‑1017 du 2 août 2021 – En ouvrant l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, la loi bioéthique no 2021‑1017 du 2 août 2021 fait du projet parental commun le fondement même de l’établissement du lien de filiation à l’égard de la mère d’intention par la reconnaissance conjointe anticipée faite devant notaire. Désormais, l’enfant s’inscrit ab initio comme issu du couple, peu important la survenance ultérieure d’un divorce ou d’une séparation. Par le biais d’une disposition transitoire, le législateur a pris soin d’étendre cette voie, pendant trois ans à compter de la publication de la loi, aux couples de femmes ayant eu recours à une assistance médicale à la procréation à l’étranger avant l’ouverture de celle‑ci en France5. Cette disposition, qui repose sur le consentement des deux femmes, ne permet toutefois toujours pas à celle qui n’a pas accouché d’établir sa filiation, lorsqu’après la séparation du couple, la mère dont la filiation est établie s’oppose a posteriori à la reconnaissance conjointe.
La disposition transitoire de la loi no 2022‑219 du 21 février 2022 – C’est bien pour combler cet angle mort que l’article 9 de la loi du 21 février 2022 visant à réformer l’adoption prévoit un dispositif temporaire qui trouve à s’appliquer lorsque la mère inscrite dans l’acte de naissance de l’enfant refuse, sans motif légitime, la reconnaissance conjointe précitée. Malgré cette opposition, la femme qui n’a pas accouché est désormais autorisée à adopter l’enfant, sous réserve de rapporter la preuve du projet parental commun et de l’assistance médicale à la procréation réalisée à l’étranger avant la publication de la loi du 2 août 2021, sans que puisse lui être opposée l’absence de lien conjugal ni la condition de durée d’accueil. Le tribunal prononce alors l’adoption s’il estime que le refus de la reconnaissance conjointe est contraire à l’intérêt de l’enfant et si la protection de ce dernier l’exige. Nul doute que cette disposition donne lieu à un contentieux nourri, puisqu’elle trouve justement à s’appliquer dans les hypothèses de séparation conjugale conflictuelle. L’arrêt ici commenté, comme d’autres6, permet de caractériser les conditions tenant au projet parental commun, à la réalisation d’une assistance médicale à l’étranger et à la conformité de cette adoption « forcée » à l’intérêt supérieur de l’enfant.
Le projet parental commun – En premier lieu, pour retenir l’existence d’un projet parental commun, les juges se livrent à une analyse minutieuse des circonstances qui entourent la naissance de l’enfant. En l’espèce, la demande conjointe d’insémination artificielle avec donneur anonyme au sein d’un couple lesbien en Belgique, la présence des deux femmes aux séances de préparation à l’accouchement et aux consultations postnatales et le contenu du faire‑part de naissance établi au nom des deux femmes attestent de la volonté de présenter l’enfant comme étant celui du couple. Ce dernier critère avait d’ailleurs déjà été pris en considération dans d’autres décisions7. L’absence de la femme qui n’a pas accouché lors de l’insémination artificielle de celle qui était alors sa compagne ne semble toutefois pas un obstacle à la démonstration du projet parental commun. Il en est de même de l’absence de démarche de reconnaissance conjointe anticipée ou d’adoption par la compagne non mariée de la mère, puisque l’état du droit ne lui permettait pas, à l’époque, d’envisager de tels mécanismes au moment de la naissance de l’enfant.
De manière plus discutable, les juges retiennent également des éléments démontrant l’investissement éducatif de l’ancienne compagne de la mère auprès de l’enfant, comme la fiche de renseignement scolaire et des attestations d’une assistante maternelle et de proches qui témoignent de la présence effective de la femme qui n’a pas accouché auprès de l’enfant. Si ces derniers critères s’inscrivent, en l’espèce, pleinement dans la continuité d’un projet parental préexistant, ils ne semblent pouvoir démontrer, à eux seuls, l’existence de celui‑ci, parce qu’ils attestent davantage de la fonction parentale que du titre ou, pour le dire autrement, de la parentalité plus que de la parenté.
L’assistance médicale à la procréation à l’étranger – En deuxième lieu, le recours à l’assistance médicale à la procréation à l’étranger avant l’entrée en vigueur de la loi bioéthique du 2 août 2021 n’était pas contesté dans cette affaire. Le couple avait en effet conclu une convention écrite et signée par les deux femmes avec le centre de procréation médicalement assistée de Liège, conformément à la législation belge.
Si cette condition ne soulève pas de difficultés particulières lorsque le couple a respecté la législation de l’État étranger, elle fait en revanche échec à toute demande d’adoption « forcée » formulée au bénéfice d’un enfant conçu par procréation « amicalement » assistée en France ou par procréation médicalement assistée à l’étranger, mais après l’entrée en vigueur de la loi bioéthique en France. La superposition des différentes mesures provisoires n’aura donc pas épuisé les difficultés. Plus encore, cette différence de traitement en raison du lieu, de la date ou de la méthode de conception pourrait ne pas trouver de justification au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant, comme semble l’affirmer la Cour EDH à propos des dispositions transitoires de la loi bioéthique du 2 août 20218.
L’intérêt supérieur de l’enfant et sa protection – En troisième lieu, lorsque les deux conditions précédentes sont remplies, la loi prévoit que le tribunal prononce l’adoption s’il estime que le refus de la reconnaissance conjointe est contraire à l’intérêt de l’enfant et si la protection de ce dernier l’exige9. En l’occurrence, la femme qui a accouché estimait que « son refus était conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant qui n’a pas à être adoptée par une tierce personne qui ne voulait pas d’elle, qui a une relation toxique vis‑à‑vis de sa mère et vis‑à‑vis d’elle ». Si la cour d’appel ne caractérise pas en l’espèce expressément la contrariété du refus de la mère légale à l’intérêt supérieur de l’enfant, elle prend toutefois soin de souligner, au contraire, l’investissement maternel de celle qui n’a pas accouché. En définitive, la question déterminante est bien celle de l’appréciation de la conformité de l’adoption à l’intérêt supérieur de l’enfant après la séparation conflictuelle du couple ayant nourri le projet parental.
À ce propos, certaines juridictions du fond optent pour une appréciation in concreto, assez classique en matière d’adoption. Elle repose sur l’importance des liens noués entre la mère d’intention et l’enfant et leur proximité affective10. Cette démarche pourrait toutefois conduire à écarter l’adoption lorsqu’après la séparation, la mésentente entre celles qui partageaient pourtant un projet parental commun a empêché le développement d’un lien d’attachement entre l’enfant et la mère d’intention. D’autres juridictions préfèrent une appréciation in abstracto de l’intérêt de l’enfant, retenant « qu’il est en principe de l’intérêt de l’enfant d’avoir un double lien de filiation, lequel constitue notamment une protection contre la défaillance de ses parents et lui octroie une double vocation successorale », et de poursuivre : « les considérations tirées de la mésentente parentale et de l’existence effective de liens d’attachement entre un enfant et ses parents […] ne sont pas de nature à disqualifier l’intérêt de l’enfant d’avoir une double filiation11. » Cette appréciation privilégie « la pérennité du projet parental initial au‑delà de la rupture du couple12 » et fait de la sécurisation du lien de filiation le préalable nécessaire — et non plus la conséquence — à l’exercice des droits parentaux. Gageons que les juges du fond sauront apprécier, opportunément, comme ils le font dans bien d’autres situations, l’intérêt de l’enfant. Le temps presse toutefois : le dispositif de l’article 9 de loi du 21 février 2022 mis en place à titre exceptionnel expirera le 23 février 2025.