Défense en matière de faute civile fondée sur la légitime défense alors que l’affaire a été classée sans suite au pénal !

DOI : 10.35562/bacage.1277

Décision de justice

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 23/03626 – 15 avril 2025

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/03626

Date de la décision : 15 avril 2025

Résumé

Si les conditions premières pour que la responsabilité civile délictuelle soit engagée sont l’existence d’une faute et d’un préjudice dont souffre la victime, encore faut‑il que ce dernier soit lié par un rapport de causalité avec le fait dommageable. L’arrêt étudié vient précisément mettre à l’épreuve ces conditions, et ce dans un contexte judiciaire bien particulier puisque la défense cherche à caractériser la faute civile à l’aune de la légitime défense en tant que fait justificatif alors que l’affaire a été classée sans suite au pénal.

Les faits de l’espèce sont assez simples. Un avocat a eu une altercation physique avec un client venu le consulter à son cabinet. Le jour même les deux parties au litige ont respectivement déposé plainte. L’affaire a été classée sans suite. Près de cinq ans après les faits, le client a saisi, par assignation en date du 5 novembre 2020, le juge du contentieux de la protection du tribunal judiciaire de Grenoble aux fins d’indemnisation de ses préjudices corporels.

Par jugement en date du 28 septembre 2023, l’avocat a été déclaré responsable des préjudices corporels subis par son client.

L’avocat condamné a interjeté appel du jugement rendu aux motifs que la décision n’était pas motivée. Sa ligne de défense principale était la suivante : non seulement son client ne rapportait pas la preuve de sa faute civile mais en plus il soutenait n’avoir commis aucune faute civile de nature à engager sa responsabilité civile car il était en état de légitime défense. Il en déduisait que les préjudices corporels invoqués avaient pour origine le propre comportement fautif du client. En conséquence, il sollicitait le rejet de toute demande de condamnation à son encontre.

Compte tenu de cette défense, la cour d’appel de Grenoble devait s’interroger sur le fait de savoir si le comportement de l’avocat pouvait constituer une légitime de défense de nature à exclure toute faute civile justifiant une action en dommages‑intérêts du client. Pourtant, elle n’a pas directement, et très habilement, répondu à cette question. Certainement consciente de sa compétence limitée, elle a replacé le débat sur les enjeux strictement civils et non pénaux. Pour ce faire, elle a commencé par rappeler que selon les dispositions de l’article 1240 du Code civil « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Puis, elle a ajouté que « le comportement fautif de la victime dans la réalisation de son dommage peut venir diminuer ou exclure l’étendue de son droit à indemnisation ».

Forte de cette rigueur juridique, il lui revenait de faire usage de son pouvoir souverain d’appréciation des faits. Là encore son raisonnement fut habile. Concernant les auditions respectives des parties par les services de police, elle a pointé et considéré le fait qu’elles étaient contradictoires et qu’aucun élément versé aux débats ne permettait de donner plus de crédit à une version qu’à une autre. Elle s’est donc attachée à recentrer son analyse sur les seuls éléments objectifs du dossier, à savoir les certificats médicaux. C’est alors qu’elle a pu considérer que ces derniers démontraient que l’avocat avait usé de violence envers son client et donc qu’il avait commis une faute civile. Dans le même temps, elle a relevé que le client ne pouvait raisonnablement nier, au regard du certificat médical produit par son avocat, qu’il avait également commis des violences constitutives d’une faute civile. Elle a ajouté que cette faute se trouvait directement à l’origine de son dommage et qu’elle avait concouru à la réalisation de son dommage dans une proportion fixée à 50 %. Le montant de la réparation des préjudices corporels de son client a donc été diminué de moitié.

Bien que favorable aux intérêts de l’avocat, l’arrêt de la cour d’appel n’a pas retenu sa stratégie de défense. On ne peut nier que si cette stratégie de défense présentait l’avantage, dans ses effets, d’aboutir à l’exclusion totale de toute indemnisation, et non à une simple diminution1, elle était peu soutenable devant un juge civil alors que l’affaire avait été classée sans suite au pénal de sorte que l’hypothèse de la légitime défense n’avait pu être discutée devant le juge pénal. En effet, et même s’il est impossible à la lecture de l’arrêt de dégager les motifs qui ont poussé la cour d’appel à ne pas se prononcer expressément sur la caractérisation de la légitime défense, il nous est permis d’en conclure que son approche apparaît légitime. D’une part, la légitime défense est avant tout une notion de droit pénal prévue par l’article 122‑5 du Code pénal et dont la caractérisation constitue un fait justificatif excluant tout engagement de la responsabilité pénale2. Aussi, il serait assez curieux que le juge civil puisse caractériser un fait justificatif issu du Code pénal sans la présence du procureur de la République dont le rôle est de représenter l’ordre public et de veiller à la bonne application de la loi pénale. D’autre part, admettre une telle compétence au juge civil pourrait aboutir à des décisions contradictoires entre le juge civil et le juge pénal, et donc à une forme d’insécurité juridique défavorable au justiciable. Enfin, il semblerait que l’adage selon lequel « le pénal tient le civil en l’état » serait remis en question. En effet, si l’on admet que le juge civil puisse caractériser la légitime défense indépendamment de toute décision pénale alors, par définition, et d’un même mouvement, il pourrait se départir de toute décision pénale. Cet effet est contraire au principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil.

Tout bien considéré, la cour d’appel s’est emparée d’une jurisprudence classique selon laquelle dans l’hypothèse où la légitime défense n’est pas caractérisée, il convient, avant de prononcer une condamnation à des dommages‑intérêts civils, de rechercher si la victime n’a pas commis une faute ayant concouru à la réalisation de son propre dommage, de nature à justifier une exclusion ou une atténuation de la responsabilité3. Les juges ne font ici qu’utiliser la théorie de l’équivalence des conditions.

En définitive, la cour d’appel de Grenoble n’est allée ni au‑delà, ni en deçà des devoirs qui sont les siens. Ni au-delà, en ce sens qu’elle a pris soin de ne pas dépasser sa compétence en allant sur le terrain pénal. Ni en deçà, en ce sens qu’elle a restitué aux faits leur exacte qualification sans s’arrêter à la dénomination proposée par les parties4. Ce double mouvement apparaît vertueux en ce qu’il soutient une décision bien fondée en fait et en droit.

Notes

1 En effet, selon la jurisprudence : « La légitime défense de soi‑même exclut toute faute et ne peut donner lieu à une action en dommages‑intérêts en faveur de celui qui l’a rendue nécessaire par son agression ou en faveur de ses ayants droits », Cass. crim., 31 mai 1972, no 71‑92.899 P ; Cass. crim., 5 octobre 1976, no 76‑90.116 P ; Cass. crim., 13 décembre 1989, no 89‑81.574 P ; Cass. crim., 16 février 2016, no 15‑81.880 : Gaz. Pal. 2016, 1149, obs. E. Dreyer. Retour au texte

2 Cass. crim., 31 mai 1949, Bull. crim. no 195. Retour au texte

3 Cass. crim., 7 décembre 1999, no 98‑86.337 P ; Cass. crim., 16 juin 2015, no 13‑88.263 P. Retour au texte

4 Conformément à l’article 12 du code de procédure civile. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Émilie Ugo, « Défense en matière de faute civile fondée sur la légitime défense alors que l’affaire a été classée sans suite au pénal ! », BACAGe [En ligne], 05 | 2025, mis en ligne le 18 décembre 2025, consulté le 19 décembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1277

Auteur

Émilie Ugo

Enseignante-chercheuse contractuelle, CRJ, Univ. Grenoble Alpes, 38000 Grenoble, France
emilie.ugo[at]univ-grenoble-alpes.fr

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