Importance de l’arrêt. C’est un arrêt très riche qu’a rendu la cour d’appel de Grenoble le 27 mai 2025. Les questions de responsabilité civile y étaient multiples et les réponses apportées interpellent.
La cause. En l’espèce, la propriétaire d’une maison d’habitation située en contrebas de celle de sa voisine se plaignait de dégâts causés à sa cheminée et à sa toiture du fait d’une chute de neige accumulée sur le toit de la maison de ladite voisine. Une expertise amiable contradictoire avait été menée à l’initiative de l’assureur de la victime des dégâts matériels. À la suite de celle‑ci, cette dernière assignait sa voisine afin de se voir indemnisée pour les préjudices subis. Le tribunal judiciaire faisait droit à sa demande puisqu’il condamnait in solidum la voisine et son assureur à verser la somme de 4 651,73 € à la victime mais également à faire procéder à tous travaux de nature à empêcher la neige accumulée sur la toiture de son habitation de se déverser sur la toiture de la voisine. Il assortissait sa condamnation d’une astreinte de 50 € par jour de retard. La voisine et son assureur interjetaient donc appel de ce jugement. Ils obtiennent gain de cause puisque le jugement est infirmé en toutes ses dispositions.
Les points non commentés. Les juges grenoblois statuent en deux temps afin de répondre aux demandes de l’appelante. Ils envisagent d’abord la responsabilité sur les trois fondements invoqués par l’appelante : la faute, le trouble de voisinage et l’écoulement des eaux pluviales. L’intérêt de la solution retenue ne paraît pas égal sur ces trois points. Seules les réponses apportées aux deux premiers problèmes (y a‑t‑il une faute ? Y a‑t‑il un trouble anormal de voisinage ?) nous paraissent devoir retenir l’attention. En effet, l’applicabilité de l’article 681 du Code civil relatif à l’écoulement des eaux pluviales d’un fonds sur un autre était douteuse. Outre le fait qu’il s’agissait ici d’une chute de neige et non d’eaux pluviales à proprement parler, la configuration des lieux montrait que l’eau provenant du toit de la voisine en cas de fonte de la neige, ne s’écoulait nullement sur le toit de la victime. C’est là ce que retiennent par ailleurs les magistrats grenoblois. Aussi la décision d’écarter l’application de ce texte semblait s’imposer. Ensuite, la cour d’appel statue sur « la demande en obligation de faire » afin de savoir si la condamnation sous astreinte est justifiée. Là encore, la motivation retenue emporte majoritairement la conviction. Il n’était guère possible de contraindre la propriétaire du toit enneigé à faire poser des crochets de neige dès lors que l’habitation n’était pas soumise au plan local d’urbanisme qui impose l’équipement de chéneaux et d’arrêts de neige. L’ajout de l’absence de danger imminent en l’absence de trouble du voisinage continu nous paraît néanmoins discutable et, peut‑être, superflu.
Les points à retenir. C’est donc sur la faute et le trouble anormal de voisinage que nous concentrerons notre propos, mais pas seulement. Il est, en effet, un point central dans l’arrêt relatif à la force majeure comme cause d’exonération qui nous semble devoir recueillir toute l’attention du lecteur. Seront donc examinés successivement : le rejet de la faute au profit du trouble anormal de voisinage (1) et l’admission de la force majeure (2).
1. Le trouble préféré à la faute
Une solution discutable. Les juges d’appel écartent d’abord la faute d’abstention pour retenir, ensuite, le trouble anormal de voisinage. Si la décision est bien motivée, la position retenue sur l’un comme l’autre de ces deux points paraît discutable au regard des faits de l’espèce.
La mise à l’écart de la faute. On sait que la faute d’abstention — ou faute par omission — consiste à n’avoir pas fait ce que l’on aurait dû faire. On sait également que si son admission a pu être discutée1, elle est désormais parfaitement admise en droit positif. Est d’abord fautive l’abstention en présence d’une obligation légale ou réglementaire ou professionnelle d’agir mais l’est également l’abstention par malice et dans une intention de nuire à autrui. Néanmoins, l’examen de la jurisprudence, « révèle que, depuis des décennies, il existe des domaines dans lesquels les tribunaux retiennent fréquemment une faute d’abstention, et ceci indépendamment de toute obligation formelle ou professionnelle d’agir ou de toute intention malicieuse2 ». Parmi ces hypothèses, l’abstention est retenue comme fautive pour défaut de précaution, défaut qui paraissait être caractérisé en l’espèce. En effet, les chutes de neige apparaissaient habituelles, courantes et normales dans le village où se situaient les habitations des parties au procès. Le risque de dégâts afférents existait donc naturellement. Ne fallait‑il donc pas voir dans le refus de faire déneiger son toit un défaut de précaution et donc une faute d’abstention fautive au sens de l’article 1241 du Code civil ? Telle n’est pas la position retenue par les juges du second degré qui jugent que « cette omission ne constitue ni une négligence ni une imprudence alors que l’abondance de neige sur la commune […] située à une altitude de plus de 1 000 mètres, n’avait jamais occasionné de dégâts sur le toit de [la voisine] par le passé ». La décision ne laisse pas de surprendre et ce, pour deux raisons au moins. D’abord, la Cour de cassation a plusieurs fois retenu une faute d’abstention au débit de propriétaires d’immeubles en raison de dommages causés par la chute de neige accumulée sur le toit d’une maison3. Ensuite, l’accent mis sur l’absence de dommages antérieurs est étonnant. Ce n’est pas parce que le risque ne s’est jamais concrétisé par la réalisation d’un dommage qu’il n’existe pas ! Sans doute, la décision peut‑elle s’expliquer par l’absence de dommage corporel en l’espèce. Le défaut de précaution semble effectivement sanctionné essentiellement, voire exclusivement, lorsqu’il engendre un défaut de sécurité pour la personne4. Faut‑il attendre toutefois qu’un tel dommage survienne avant de prendre des mesures ?
L’admission du trouble anormal de voisinage. Comme le rappelle très justement la cour, « il est de principe que nul ne doit causer à autrui un trouble de voisinage5 ». Aujourd’hui consacré à l’article 1253 du Code civil6, le trouble anormal de voisinage constitue un fait générateur de responsabilité sui generis irréductible à l’un des trois faits générateurs du droit commun que sont le fait personnel, le fait des choses et le fait d’autrui7. Il suppose l’établissement de deux conditions : l’anormalité et le voisinage. En l’espèce, la première de ces conditions n’était ni contestée ni contestable. Il s’agissait bien de deux voisines propriétaires de deux terrains contigus. Tout l’enjeu consistait, en revanche, à déterminer si anormalité il y avait dans le trouble subi. Il n’est pas aisé de définir cette anormalité dès lors que la jurisprudence le caractérise, selon une formule usitée, comme des désagréments qui excèdent « les inconvénients normaux de voisinage8 ». La question relève par ailleurs de l’appréciation souveraine des juges du fond9. Ici la qualification n’allait pas de soi dès lors qu’il ne s’agissait pas d’un trouble continu. En effet, si la gravité paraît seule déterminante pour qualifier un trouble d’anormal, la doctrine n’est pas unanime sur le point de savoir si le seul trouble permanent, répété et/ou continu peut être anormal. Cela est une évidence pour une doctrine autorisée qui considère que ne saurait être anormal un trouble occasionnel10. La Cour de cassation paraît néanmoins retenir l’anormalité pour des troubles occasionnels ou instantanés dès lors qu’ils sont graves, tout au moins dans des litiges nés d’opérations de construction11. La solution ne relevait donc pas de l’évidence et le positionnement de la cour d’appel de Grenoble n’en est que plus important. Pour elle, il ne fait aucun doute qu’il n’est pas normal que de la neige se déverse du toit d’une maison sur une autre. Le simple fait que ce déversement conduise à la dégradation des éléments de cheminée de la voisine montre que ces inconvénients excèdent les inconvénients normaux du voisinage. Ce faisant, les magistrats prennent donc le dommage pour expliquer l’admission ou non du fait générateur. Si la démarche peut étonner, elle s’entend tant ce fait générateur de responsabilité est spécifique. Il nous paraît, en tout état de cause, possible de retenir un trouble anormal de voisinage ici au regard des faits de l’espèce. Ce n’est donc pas sur ce point que la décision étonne vraiment. L’admission de la force majeure comme cause exonératoire de l’appelante interroge bien davantage.
2. L’admission de la force majeure
Les éléments de la force majeure. Il est certain, depuis deux fameux arrêts d’assemblée plénière rendus le 14 avril 200612, que la force majeure se définit comme tout évènement extérieur aux parties, imprévisible et irrésistible, ce que reprend clairement et opportunément la cour d’appel dans l’arrêt commenté. La réunion de ces éléments est par ailleurs appréciée souverainement pas les juges du fond. En l’espèce, si l’extériorité ne pouvait faire de doute, la chute de neige « étant sans lien avec le comportement de » la voisine, la caractérisation de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité étaient pour le moins discutables. L’analyse retenue par la cour d’appel suscite indubitablement l’intérêt sur ces deux points.
Une caractérisation discutable de l’imprévisibilité. S’agissant du caractère imprévisible de l’évènement en cause, la cour d’appel grenobloise retient que « si les chutes de neige abondantes et le déversement de la neige du toit de Mme [Z] sur celui de Mme [I] étaient prévisibles à cette altitude, il était en revanche imprévisible que ce déversement provoquerait la dégradation de la cheminée de Mme [I] ». Ce faisant, elle se réfère à la survenance du dommage pour caractériser l’imprévisibilité. Or, l’imprévisibilité ne vise‑t‑elle pas l’évènement à l’origine du dommage plutôt que le dommage lui‑même ? Toutefois, l’élément d’imprévisibilité nous paraît pouvoir se vérifier en l’espèce si l’on part du principe que l’absence d’éléments avant‑coureurs peut rendre l’évènement imprévisible. En effet, rien jusqu’alors n’avait laissé présager qu’un jour un tel déplacement de la neige accumulée sur le toit adviendrait alors même que les chutes de neige abondantes ont toujours existé dans l’espace géographique concerné. Encore que… le redoux exceptionnel paraît tout de même constituer un phénomène suffisamment récurrent ces dernières années pour qu’il soit désormais intégré dans les risques à prévoir.
Une caractérisation surprenante de l’irrésistibilité. Un évènement qualifié d’irrésistible est un évènement qui ne pouvait être ni évité ni surmonté. En d’autres termes, il s’agit d’un phénomène contre lequel on ne peut rien. Or, selon les juges d’appel, le déversement et ses conséquences avaient précisément « un caractère insurmontable dans la mesure où Mme [Z] ne pouvait rien faire pour empêcher la dégradation de la cheminée ». Une fois de plus, les conseillers visent le dommage pour caractériser la force majeure plutôt que l’évènement ayant causé la survenance du dommage. Ce n’est pas la dégradation de la cheminée qui doit être caractérisée comme irrésistible mais bien le glissement de la neige accumulée d’un toit sur un autre ! Or, ce déversement de la neige pouvait bien être évité par la propriétaire de l’habitation sur laquelle la neige s’était accumulée en procédant soit à un déneigement soit à une pose de crochets à neige sur sa toiture. Les magistrats grenoblois semblent donc particulièrement cléments avec la propriétaire de l’immeuble voisin de celui de la victime et, partant, son assureur. Car c’est là ce qu’on ne peut oublier : si la condamnation d’une vieille dame qui, en temps de COVID, pouvait avoir quelques difficultés à faire intervenir un technicien pour remédier à la problématique de la neige accumulée pouvait apparaître comme inéquitable, en quoi la condamnation de son assureur pouvait‑elle être considérée de même ? L’admission de la force majeure est peu fréquemment retenue par la Cour de cassation si bien que ce positionnement grenoblois semble s’écarter quelque peu de la rigueur dont fait preuve la Haute Cour. La solution retenue laisse, en tout état de cause, un sentiment partagé.
