Un arrêt consensuel. L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la cour d’appel grenobloise le 13 mai dernier n’est pas notable dans son originalité. Il permet toutefois de revenir sur des points classiques de responsabilité et est spécialement révélateur de l’intérêt du fait des choses pour parvenir à obtenir une indemnisation.
La cause. En l’espèce, un accident de ski impliquant deux skieurs a eu lieu dans une station des Hautes‑Alpes. Si les deux personnes ont été blessées, l’une (la femme) l’a été bien plus durement que l’autre (l’homme)1 et ce sont les préjudices faisant suite au dommage corporel de celle‑ci dont il est exclusivement question dans l’arrêt commenté. L’assureur du skieur homme a proposé une prise en charge du préjudice corporel à hauteur de 50 %, dans le cadre d’un partage de responsabilité. La femme victime principale n’a pas accepté et a saisi le juge des référés afin d’obtenir que soit ordonnée une expertise judiciaire. Elle a ensuite saisi le tribunal judiciaire aux fins d’indemnisation. Celui‑ci l’a déboutée de l’ensemble de ses demandes. Sans surprise, la femme interjette donc appel invitant la cour à condamner l’homme sur le fondement de la faute à titre principal et sur le fondement du fait des choses à titre subsidiaire. Elle obtient gain de cause en appel, la responsabilité du fait des skis étant retenue après le rejet de la faute (1) ce qui lui permet d’obtenir une indemnisation de ses différents préjudices (2).
1. Le fait des choses, remède à l’absence de faute prouvée
Le rejet de la responsabilité pour faute. Il est clair, depuis un arrêt de la Cour de cassation du 23 septembre 20042, que la responsabilité d’un sportif ne peut être engagée à l’égard d’un autre sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code civil que si une faute caractérisée par une violation des règles du sport concerné est caractérisée3. En matière de ski, comme le précisent très opportunément les conseillers grenoblois,
la faute s’apprécie au regard des règles de sécurité édictée par la fédération internationale de ski, et notamment de la règle no 3, selon laquelle celui qui se trouve en amont doit choisir sa trajectoire de façon à laisser la priorité à celui qui est en aval, et la règle no 5 selon laquelle après un arrêt ou à un croisement de pistes, tout usager doit, par un examen de l’amont et de l’aval, s’assurer qu’il peut s’engager sans danger pour autrui et pour lui.
En l’espèce il n’était pas aisé de déterminer qu’il y avait un manquement caractérisé aux règles de ce sport. En effet, il était d’abord difficile de savoir si la collision avait eu lieu à un croisement (les juges notent que la consultation du plan des pistes annoté et annexé à l’attestation de chef des pistes « apparaît trop imprécise pour déterminer si l’accident a eu lieu à une intersection ») et, il était ensuite non démontré que le défendeur venait de l’amont et aurait dévié de sa trajectoire. Ni la déclaration d’accident, ni la vidéo produite par la victime, ni les différentes attestations ne suffisaient à prouver un manquement caractérisé aux règles du ski. Sans preuve d’une faute du défendeur, il était évidemment impossible d’engager sa responsabilité sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code civil. Sur ce point, par ailleurs, juges de première instance et juges d’appel étaient parfaitement en accord.
L’admission de la responsabilité du fait des choses. Lorsque la preuve d’une faute ne peut être rapportée, le principe de responsabilité générale du fait des choses tiré de l’article 1242 alinéa 1 est alors d’un sérieux secours4. L’arrêt commenté le démontre magistralement. Les éléments de cette responsabilité sont parfaitement listés par les magistrats grenoblois et ils étaient tous réunis. Une chose d’abord : les skis entrent incontestablement dans cette catégorie. Un fait de la chose ensuite : la chose doit avoir été « l’instrument du dommage » pour reprendre les termes de la Cour de cassation. La preuve à rapporter est particulièrement facilitée lorsque la chose était en mouvement au moment où elle est entrée en contact avec le siège du dommage puisque, dans un tel cas, il existe une présomption de causalité5. Or, en l’espèce, tel était précisément le cas. Lorsque les skis de l’intimé ont percuté la victime, ils étaient en mouvement, leur détenteur étant en train de descendre la piste. La garde enfin : il ne faisait nul doute que le défendeur avait ici « l’usage, la direction et le contrôle6 » des skis qu’il chaussait. Aussi les conditions de la responsabilité étaient‑elles établies et, comme le notent encore les juges grenoblois, aucune cause d’exonération n’était prouvée. Il était dès lors possible de chiffrer le montant de la réparation des préjudices subis.
2. La réparation des préjudices
Usage de la nomenclature Dintilhac à un détail près. Sans surprise, afin d’évaluer le montant des divers préjudices subis par la victime du dommage corporel, les juges alpins font usage de la nomenclature Dintilhac. Sont donc successivement examinés les préjudices patrimoniaux et les préjudices extrapatrimoniaux tant temporaires que permanents. On retrouve dans les premiers, les dépenses de santé, les frais divers, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle. S’y ajoute l’assistance par tierce personne temporaire qui n’apparaît pas en tant que telle dans la nomenclature référentielle.
Les préjudices patrimoniaux tirés de la nomenclature. S’agissant des frais de santé actuels, conformément au choix opéré par la nomenclature Dintilhac, ce poste regroupe l’ensemble des frais médicaux et paramédicaux « réalisés durant la phase temporaire d’évolution de la pathologie traumatique7 », y compris les frais de transport médicaux. Il n’était guère discuté en l’espèce et certains frais avaient été pris en charge par des organismes payeurs ce qui explique que la fixation de la créance de la CPAM par les juges. Quant aux frais divers, sont ici consacrés les frais de déplacement, l’assistance à expertise et le coût de remplacement de la tenue de ski de la victime. Il est fait droit à toutes les demandes de l’appelante avec une motivation irréprochable. Pour le dernier des préjudices temporaires, à savoir la perte de gains professionnels actuels, la cour d’appel prend bien soin de donner une définition, par ailleurs conforme au Rapport Dintilhac. Ce poste de préjudice vise ainsi, selon la cour, « la perte de revenus de la victime consécutivement aux faits jusqu’à la date de consolidation de son état ». Elle procède, ensuite, comme le préconise le Rapport Dintilhac, à une appréciation in concreto au regard des preuves rapportées par la victime. Les juges du second degré ne se contentent par ailleurs pas de ce que produit cette dernière et examinent concrètement combien la victime percevait mensuellement en moyenne grâce à ses deux emplois. Là encore, est accordé à la victime ce qu’elle demande, ce qui correspond par ailleurs à moins que ce à quoi elle avait droit. Quant aux préjudices permanents, la cour fixe la créance de la CPAM pour des frais de consultation de kinésithérapie et de balnéothérapie au titre des dépenses de santé futures puis elle s’attèle à la perte de gains professionnels futurs suivant toujours une motivation soignée. Après avoir donné une définition précise de ce poste de préjudice8, elle indique que la victime a fait l’objet d’un licenciement sur l’un de ses deux emplois pour inaptitude. Elle ne fait toutefois pas droit à l’entière demande car « aucun élément du dossier ne permet de considérer que la victime aurait continué à travailler à ce poste au‑delà » de l’âge de la retraite auquel elle a droit contrairement à ce qu’elle avance. Un calcul est savamment mené. La motivation convainc. Enfin, concernant l’incidence professionnelle, on reconnaît, au mot près, la définition du rapport Dintilhac :
Ce poste de préjudice a pour objet d’indemniser non la perte de revenus liée à l’invalidité permanente de la victime, mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle comme le préjudice subi par la victime en raison de sa dévalorisation sur le marché du travail, de sa perte d’une chance professionnelle, ou de l’augmentation de la pénibilité de l’emploi qu’elle occupe imputable au dommage ou encore du préjudice subi qui a trait à sa nécessité de devoir abandonner la profession qu’elle exerçait avant le dommage au profit d’une autre qu’elle a dû choisir en raison de la survenance de son handicap.
La perte de droits à la retraite est toutefois jugée comme non démontrée et le montant du préjudice est fixé en‑deçà du montant demandé (8 000 € au lieu de 20 000 €).
L’ajout de l’assistance par tierce personne temporaire. Alors que l’assistance par tierce personne n’est envisagée que dans les préjudices permanents dans la nomenclature, les juges grenoblois se réfèrent à l’assistance par tierce personne temporaire9. La Cour de cassation définit l’assistance par tierce personne comme « la perte d’autonomie de la victime restant atteinte, à la suite du fait dommageable, d’un déficit fonctionnel permanent la mettant dans l’obligation de recourir à un tiers pour l’assister dans les actes de la quotidienne10 ». Ce faisant, à l’évidence, la Haute Juridiction n’envisage que le préjudice permanent. Tout autre est le positionnement des juges grenoblois qui retiennent que « ce poste comprend les dépenses qui visent à indemniser, pendant la maladie traumatique, c’est‑à‑dire du jour de l’accident jusqu’à la consolidation, le coût pour la victime de la présence nécessaire de manière temporaire d’une tierce personne à ses côtés pour l’assister dans les actes de la vie quotidienne, préserver sa sécurité, contribuer à restaurer sa dignité et suppléer sa perte d’autonomie ». Cette prise de position ne surprend toutefois pas tant que cela dès lors que la nomenclature Dintilhac comprend un poste de préjudice « fourre‑tout » que sont les frais divers. L’assistance par tierce personne temporaire entrerait complètement dans ce poste‑là11. En outre,
la survenance d’un accident et d’un déficit fonctionnel temporaire entraînent souvent, notamment lorsque la victime est revenue à son domicile, un besoin provisoire en aide humaine. Ainsi en est‑il par exemple du recours à une aide‑ménagère, à une personne chargée de garder les enfants, voire à un remplacement ou une aide professionnelle, etc. Même si ce poste de préjudice n’est pas encore reconnu à titre autonome dans la nomenclature, il est régi pour l’essentiel par les mêmes règles que dans la phase postérieure à la consolidation12.
Ainsi il doit être indemnisé par le responsable, sur la base des seuls besoins de la personne et non sur la preuve des seules dépenses13. Ce poste de préjudice est par ailleurs reconnu par la Cour de cassation qui a été confrontée à la question de savoir s’il devait se trouver réduit en cas d’assistance familiale ou bénévole. Elle a, en dernier lieu, jugé qu’il était nécessaire de prendre en charge intégralement le coût de la tierce personne temporaire en incluant les charges même lorsque la famille avait joué ce rôle14. La cour d’appel grenobloise se fait parfaitement l’écho de cette jurisprudence lorsqu’elle juge que « l’indemnisation de ce poste de préjudice ne saurait être réduite en cas d’assistance familiale ou bénévole ».
Les préjudices extrapatrimoniaux. Enfin, la cour statue sur l’ensemble des demandes relatives aux préjudices moraux : déficit fonctionnel temporaire, souffrances endurées, préjudice esthétique temporaire, déficit fonctionnel permanent, préjudice esthétique permanent, préjudice d’agrément. Deux points sont ici à relever. D’une part l’expertise médicale joue un rôle de premier plan pour l’évaluation de ces préjudices : elle fixe les périodes de déficit fonctionnel temporaire et le déficit fonctionnel permanent en pourcentage ; elle indique, sur une échelle, les souffrances physiques et psychiques endurées ainsi que le préjudice esthétique. D’autre part, l’âge de la victime constitue un élément d’importance dans l’évaluation des préjudices extrapatrimoniaux permanents. Au‑delà de ces deux éléments, le sentiment pourrait être celui de montants fixés quelque peu arbitrairement. Pourquoi, par exemple, 5 000 € sont‑ils alloués en réparation du préjudice d’agrément plutôt que les 8 000 € demandés ? Si la confiance en l’appréciation des juges est totale, particulièrement au regard de la motivation générale de l’arrêt qui nous paraît irréprochable, elle interroge encore à la marge quand il s’agit de fixer le montant de la réparation de ces préjudices moraux si difficiles à apprécier.
