La concurrence déloyale ou la dialectique de la casuistique. Les affaires de concurrence déloyale et parasitaire sont, inévitablement, des affaires de preuve. Bien que la Cour de cassation s’attache, depuis quelques temps, à la construction d’une jurisprudence cohérente en la matière1, l’importante casuistique de ce contentieux trouble quelque peu cette quête d’harmonie. En effet, même si la démonstration d’actes de concurrence déloyale ou parasitaire repose sur le triptyque faute‑lien de causalité‑préjudice en vertu de l’article 1240 du Code civil, il n’est pas toujours aisé de percevoir une cohérence entre les décisions rendues par les juges du fond. S’agissant de l’arrêt soumis à commentaire, l’argument tenant dans l’implication des défendeurs dans la réalisation du fait fautif, invoqué par la victime dans le cadre d’une action en dénigrement, cristallise la tension à la fois palpable et indicible entre ces différentes exigences probatoires.
Faits et procédure. Dans l’affaire en présence, à la suite d’un litige l’opposant aux autres médecins d’un cabinet d’ophtalmologie, une ophtalmologue décide de créer son propre cabinet. Relevant que certains avis négatifs sur sa page Google ont été rédigés par une personne proche de ses anciens confrères, elle les a mis en demeure de faire supprimer lesdits avis après avoir obtenu, du juge des référés, dans une ordonnance du 14 février 2020, la communication des données par le fournisseur d’accès à internet permettant d’identifier l’auteur de ces avis.
Faute d’exécution de leur part, l’ophtalmologue a de nouveau saisi le juge des référés qui, dans une ordonnance du 12 novembre 2020, a enjoint à la personne autrice de ces avis de les supprimer. Cette suppression a été constatée à la date du 9 avril 2021 par le tribunal judiciaire de Montpellier dans un jugement du 31 mai 2021, qui a ensuite été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Montpellier du 24 février 2022. Outre la procédure tendant à la suppression des avis litigieux, l’ophtalmologue a également intenté une action en responsabilité à l’encontre de ces personnes, à savoir les médecins et l’autrice des avis, pour dénigrement et publicité trompeuse. Le tribunal judiciaire de Bourgoin‑Jallieu, dans un jugement du 11 mai 2023, a uniquement reconnu le dénigrement et a condamné les défendeurs au paiement de dommages et intérêts. Seuls les médecins ont interjeté appel le 25 mai 2023 devant la cour d’appel de Grenoble.
Les thèses défendues. Afin de voir infirmé le jugement de première instance, les appelants font valoir qu’il n’a pas été prouvé qu’ils ont demandé à la personne autrice de ces avis de rédiger et de publier de tels avis, ni qu’ils ont diffusé ou encouragé la diffusion de fausses informations concernant leur concurrente. Ils estiment également que cette dernière ne démontre pas l’existence d’un préjudice financier ni d’un préjudice moral et, à tout le moins, qu’ils ne peuvent les faire cesser dans la mesure où ils n’en sont pas à l’origine. L’autrice des avis ajoute quant à elle que, n’étant ni un professionnel de santé, ni un concurrent direct ou indirect de la victime, les règles portant sur le dénigrement ne lui sont pas applicables, de sorte que sa responsabilité ne peut être engagée sur ce fondement.
Les problèmes soulevés et les réponses formulées. À l’aune de ces éléments, plusieurs questions peuvent être soulevées : d’une part, la faute de l’auteur du dénigrement suffit‑elle à caractériser la faute de son supposé complice à travers une éventuelle implication de ce dernier ? D’autre part, est‑il nécessaire que le défendeur soit un professionnel ou un concurrent de la victime pour le reconnaître coupable d’un dénigrement ? La première chambre de la cour d’appel de Grenoble, dans un arrêt du 28 janvier 2025, répond par la négative à ces questions et infirme le jugement de première instance, sauf en ce qu’il retenait la responsabilité civile de l’autrice des avis. Sur ce point, la décision de première instance est confirmée dans la mesure où la faute, tenant dans la publication de faux avis négatifs, a été prouvée, causant directement un préjudice à la victime, peu important que l’autrice ne soit pas une professionnelle de santé ou une concurrente de la victime. Seulement, parmi les préjudices invoqués, seul le préjudice moral peut faire l’objet d’une réparation2, le préjudice financier allégué n’ayant pas été prouvé par la victime. C’est sur cet autre point que la cour d’appel infirme le jugement de première instance.
S’agissant de la responsabilité civile des médecins, en revanche, la cour d’appel estime que « [l]a preuve nécessaire d’un lien de causalité entre la faute reprochée aux appelants et le préjudice fait […] défaut », faute de preuve de leur implication et écarte ainsi leur responsabilité. Dans cette affaire, si la responsabilité civile de l’autrice des avis a pu être engagée sans difficulté, celle des médecins soulève la question de la prise en compte de l’implication dans la réalisation du fait fautif.
La responsabilité avérée de l’autrice des avis. Dans cette affaire, la preuve de la faute de l’autrice des faux avis négatifs n’a posé aucune difficulté puisqu’il a été matériellement établi qu’elle les a rédigés sous différents pseudonymes sans jamais avoir été la patiente de la victime et qu’elle a, concomitamment, rédigé de faux avis positifs à l’endroit des médecins défendeurs à l’instance. Bien que cette personne ait tenté d’arguer qu’elle n’était ni professionnelle de santé ni concurrente de la victime, la cour d’appel balaye cet argument en rappelant que « même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation par une partie d’une information de nature à jeter le discrédit sur les services proposés par l’autre est constitutive d’un dénigrement ». Cela fait écho à une jurisprudence constante3 qui énonce que l’action en concurrence déloyale « suppose seulement que soit établie l’existence de faits fautifs générateurs d’un préjudice ». Est‑ce que cela implique que l’action en concurrence déloyale puisse également viser un particulier ? Si l’on adopte une lecture extensive de la solution précitée, il n’y aurait aucun obstacle à ce que toute personne physique ou morale, professionnelle ou non professionnelle, se rende coupable d’actes de dénigrement et soit, dès lors, inquiétée. Pourtant, une telle déduction est discutable en opportunité : quel serait l’intérêt qu’en retirerait le particulier (si ce n’est un plaisir quelque peu malsain ou un désir de vengeance personnelle) ? Toujours est‑il qu’il serait bien moins pertinent de se fonder sur l’action en diffamation prévue par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse puisque, en l’espèce, les faux avis négatifs sont en rapport avec l’activité de la requérante en ce qu’ils « dénoncent une lenteur au travail, un manque d’implication (parle au lieu de travailler), une absence de professionnalisme et une incompétence “surtout point de vue chirurgie” », et non en rapport avec sa personne.
La responsabilité écartée des médecins faute d’implication dans le fait fautif. Pour écarter la responsabilité civile des médecins, la cour d’appel de Grenoble estime que leur implication dans le fait fautif n’a pas été prouvée par la victime. Bien que cette dernière ait mis en avant un faisceau d’indices à titre de preuve, encore fallait‑il ne pas se contenter d’une simple impression4. C’est ce qu’a reproché en l’espèce la cour d’appel à la victime, qui « ne pouvait pas utilement se satisfaire de conclure que “les [défendeurs] ont très vraisemblablement demandé à [la nourrice de leurs enfants] de publier ces faux avis” ». En effet, même s’il a pu être établi que les médecins et l’autrice des avis se connaissaient, cela ne permet pas de prouver que ce sont les médecins qui lui ont demandé ou suggéré de rédiger ces avis, ce d’autant plus que cette dernière affirme ne pas avoir posté ces avis sur ordre de ces derniers. Pour ce qui est des autres indices tenant dans le discrédit de la victime et la valorisation des défendeurs, la cour d’appel les considère inopérants en ce qu’ils procèdent d’une analyse subjective et personnelle de la victime et ne sont aucunement confirmés par des éléments extrinsèques et objectifs. Elle estime enfin que la circonstance selon laquelle les médecins n’ont pas demandé à l’autrice des avis de les supprimer ne prouve pas qu’ils en ont eu connaissance et qu’ils connaissaient l’identité de leur auteur.
L’implication en droit de la responsabilité civile : l’ambiguïté littérale de l’arrêt. Au‑delà de cette appréciation casuistique, une certaine ambiguïté ressort de la motivation de l’arrêt car, en énonçant que « [l]a preuve nécessaire d’un lien de causalité entre la faute reprochée aux appelants et le préjudice fait donc défaut », les juges du fond ne précisent pas à quoi renvoie la preuve de l’implication des médecins : renvoie‑t‑elle à la preuve de la faute ? Ou bien à celle du lien de causalité ? Littéralement, étant donné que le mot « preuve » se rapporte directement au lien de causalité, sans parler explicitement [d’absence] de preuve d’une faute personnelle des médecins, l’on pourrait penser que l’idée serait de prendre appui sur la faute avérée de l’autrice des avis pour y arrimer la responsabilité des médecins. Pourtant, cette interprétation fait quelque peu fi des règles élémentaires de la responsabilité civile du fait personnel qui, comme sa dénomination l’indique, ne peut être engagée que si un fait fautif personnel est prouvé. Malgré cette ambiguïté résultant de l’arrêt, cela ne devrait avoir que peu ou pas d’incidence dans la mesure où, excepté certains cas, l’implication est inopérante en droit de la responsabilité civile.
L’implication en droit de la responsabilité civile : une prise en compte strictement limitée. Que ce soit du point de vue de la faute ou du point de vue du lien de causalité, la prise en compte de l’implication est très encadrée. Dans le cadre du lien de causalité, il y a, a priori, une certaine pertinence à vouloir rechercher la causalité dans l’implication. La notion d’implication, consacrée par la loi dite Badinter du 5 juillet 1985 en matière d’accidents de la circulation5, a d’ailleurs fait l’objet de confusions, en pratique, avec la notion de causalité, au lendemain de l’adoption de ce texte. Pour autant, l’implication est, d’une part, étrangère à la notion de causalité6 et, d’autre part, une notion propre à la loi Badinter, qui s’entend d’ailleurs comme de l’implication d’un véhicule ayant occasionné l’accident et non le dommage. Dans le cadre de la faute, certaines propositions doctrinales, s’inspirant de la loi Badinter, suggéraient de retenir, en matière de responsabilité du fait d’autrui, l’implication du préposé dans la réalisation du dommage, pour éviter justement tout débat sur la causalité7. Toujours est‑il qu’elle demeure étrangère à la responsabilité du fait personnel.
Que ce soit du point de vue du lien de causalité ou de la faute, le maintien à l’écart de l’implication au sein des autres régimes de responsabilité civile est juste si tant est que ces régimes ne reposent pas sur une logique d’indemnisation, à l’instar du régime de la loi Badinter. Dès lors, dans l’arrêt soumis à commentaire, que la cour d’appel évince la responsabilité des médecins de facto, faute de preuve d’implication de leur part dans le fait fautif, est logique ; néanmoins, il eût été utile d’énoncer que, de jure, un tel argument fût inopérant ou, à tout le moins, insuffisant pour engager la responsabilité des médecins au titre du dénigrement.
