Faits et procédure. Pour Bigot de Préameneu, « de toutes les institutions du droit civil, la prescription est la plus nécessaire à l’ordre social1 ». Parce qu’elle est la plus nécessaire, son application se doit d’être stricte, voire rigide. C’est ce qui ressort d’affaires portant sur les troubles anormaux du voisinage, ainsi que l’illustre l’arrêt de la troisième chambre de la cour d’appel de Grenoble du 11 mars 2025, qui a pour origine une affaire opposant un particulier à une société exploitant un château sur un domaine voisin. Reprochant des nuisances sonores du fait de cette activité, ce particulier a décidé, le 16 juin 2023, de saisir en référé le tribunal judiciaire de Grenoble afin de faire ordonner une expertise acoustique et de faire condamner la société à faire cesser le trouble sonore. Le tribunal judiciaire de Grenoble a, le 6 juin 2024, rendu une ordonnance le déboutant de sa prétention en raison de la prescription de l’action en justice. Il a alors interjeté appel le 10 juillet 2024 devant la cour d’appel de Grenoble.
La thèse défendue. En toute logique, l’appelant demande à ce que son action soit déclarée comme non prescrite. Pour ce faire, il se fonde sur le caractère successif des nuisances sonores invoquées qui serait de nature à faire courir un nouveau délai de prescription, la dernière nuisance ayant été signalée, en l’espèce, le 8 juillet 2024. Ce dernier tente également d’arguer d’une interruption temporaire des nuisances entre 2017 et 2019 qui aurait fait débuter un nouveau délai de prescription. Dès lors, faute de prescription de l’action, il devrait être procédé à l’expertise qu’il demande sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile2 qui prévoit que les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées sur requête ou en référé « [s]’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». D’après le requérant, ce motif légitime réside dans le fait que la société demanderesse a engagé sa responsabilité extracontractuelle en ne respectant pas la règlementation concernant les horaires de diffusion de la musique et la hauteur des décibels.
Le problème soulevé et la réponse formulée. Au regard de ces éléments, la cour d’appel a eu à se demander si le caractère successif des nuisances ainsi que leur interruption temporaire peuvent faire courir un nouveau délai de prescription de l’action en responsabilité. Sans ambages, elle répond par la négative dans un arrêt rendu le 11 mars 2025 et confirme en tous points le jugement rendu en première instance. Repartant d’une jurisprudence constante, elle rappelle que, en vertu de l’article 2224 du Code civil, le point de départ de la prescription débute à compter du jour où le plaignant a eu connaissance de ces nuisances, de sorte que ni leur caractère successif ni leur interruption temporaire ne peuvent faire courir un nouveau délai de prescription. La connaissance de ces faits remontant, en l’espèce, au 5 septembre 2017, l’action en justice, intentée en 2023, ne pouvait qu’être déclarée prescrite. Même si la solution rendue n’est, ni plus ni moins, qu’une application d’une jurisprudence désormais acquise, elle appelle certaines observations après une brève recontextualisation.
Recontextualisation. L’arrêt en présence fait état d’une solution constante depuis peu s’agissant des règles applicables à la prescription de l’action pour troubles anormaux du voisinage. En cette matière, la jurisprudence de la Cour de cassation a, elle‑même, longtemps été troublée tant les hésitations entre les fondements réel et personnel furent prégnantes. Alors que pour la deuxième chambre civile, cette action avait la nature d’une action en responsabilité extracontractuelle qui entraînait donc l’application du délai de droit commun de la prescription3, la troisième chambre civile considérait, au contraire, que cette action revêtait un caractère immobilier, appliquant ainsi la prescription trentenaire propre au droit des biens au sens de l’article 2227 du Code civil4. Cette dernière, dans un arrêt du 16 janvier 20205, s’est finalement ralliée à la position de la deuxième chambre civile et l’a réitérée récemment6, avant que le législateur ne vienne parachever l’œuvre par l’adoption de la loi du 15 avril 2024 créant l’article 1253 du Code civil7. Placer l’action pour troubles anormaux de voisinage sous l’égide du droit commun de la responsabilité et, subséquemment, de l’article 2224 du Code civil pour la prescription, a suscité d’autres interrogations tenant notamment dans le point de départ du délai, précisément lorsque la partie requérante invoque une succession de troubles. Bien que l’argument soit pertinent, la Cour de cassation s’est tenue à une application stricte de l’article 2224 précité, considérant que « la prescription quinquennale à laquelle est soumise l’action en responsabilité pour trouble anormal de voisinage court à compter de la première manifestation des troubles, leur seule répétition sur une longue période ne faisant pas courir un nouveau délai de prescription8 ». L’on pourrait donc saluer le vent de rigueur et de simplicité qu’insufflent les décisions récentes, tant des juges du fond — au titre desquels figure le présent arrêt — que des juges du droit — auxquelles se réfère le présent arrêt. En d’autres termes, la solution soumise à commentaire se veut régulière et rigoureuse quant aux règles appliquées. Pourtant, elle soulève certaines observations.
Observations. La solution rendue interroge d’abord quant à la conception faite du trouble anormal de voisinage : si, à travers cette solution et celles qui l’ont précédée, l’on peut saluer un traitement unitaire des troubles du voisinage, il serait sûrement plus juste d’y voir un traitement indifférencié9 qui nie qu’un trouble qui s’éternise est aussi un préjudice qui s’amplifie.
La solution rendue interroge surtout quant à ses effets. La rigidité dont elle fait preuve, refusant de tenir compte du caractère successif du trouble, peut, à première vue, être perçue comme une source d’injustice pour le justiciable qui paie pour sa réaction tardive, alors qu’il subit depuis plusieurs années les troubles allégués — et qu’il va continuer de les subir pour cause de prescription. D’aucuns ont déjà tenté l’analogie entre ce type contentieux et la matière pénale qui, s’agissant d’infractions continues, fait démarrer la prescription à la date où le comportement litigieux cesse10. D’ailleurs, une telle règle n’est pas méconnue de la matière civile — bien qu’elle soit formulée différemment : depuis la loi Pacte de 2019, en propriété industrielle, l’action civile en contrefaçon se prescrit par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit de dessin ou modèle11, d’un droit de brevet12, ou d’un droit de marque13 a connu ou aurait dû connaître le dernier fait lui permettant de l’exercer14. Le sentiment d’injustice est même exacerbé dans la mesure où, en l’espèce, le trouble ayant cessé entre 2017 et 2019, le requérant a sans doute cru pendant cette période que le trouble avait définitivement cessé, rendant superfétatoire toute action en justice. Est‑ce à dire que la prescription doit, désormais, et au contraire de ce que préconisait Bigot de Préameneu, être regardée « comme un écueil où la justice [est] forcée d’échouer15 » ? Rien n’est moins sûr puisque la solution rendue par la cour d’appel de Grenoble suit précisément la finalité de la prescription extinctive qui, ainsi que l’énonce l’article 2219 du Code civil, est « un mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction de son titulaire pendant un certain laps de temps ». Et à moins d’une aggravation du trouble16, même s’il a recommencé en 2019, l’action demeure prescrite.
En tout état de cause, cet arrêt participe assurément à la construction de la doctrine de la cour d’appel de Grenoble en matière de point de départ du délai de prescription sur le fondement de l’article 2224 du Code civil, dont les traits saillants avaient déjà été présentés dans un numéro précédent de cette même revue17.
