La détermination du point de départ du délai quinquennal de prescription de l’article 2224 du Code civil

DOI : 10.35562/bacage.738

Décisions de justice

CA Grenoble, 1re ch. civile – N° 22/02629 – 07 février 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/02629

Date de la décision : 07 février 2023

CA Grenoble, ch. commerciale – N° 21/02938 – 23 mars 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 21/02938

Date de la décision : 23 mars 2023

CA Grenoble, ch. commerciale – N° 22/01460 – 07 septembre 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/01460

Date de la décision : 07 septembre 2023

CA Grenoble, 1re ch. civile – N° 22/02625 – 07 février 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/02625

Date de la décision : 07 février 2023

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 22/03104 – 25 avril 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/03104

Date de la décision : 25 avril 2023

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 21/03173 – 23 mai 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 21/03173

Date de la décision : 23 mai 2023

CA Grenoble, 1re ch. civile – N° 21/01686 – 06 juin 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 21/01686

Date de la décision : 06 juin 2023

CA Grenoble, 1re ch. civile – N° 21/01372 – 14 mars 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 21/01372

Date de la décision : 14 mars 2023

CA Grenoble, 1re ch. civile – N° 22/02391 – 25 avril 2023

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/02391

Date de la décision : 25 avril 2023

Résumé

La prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil courant à compter du jour où le titulaire d’un droit « a connu ou aurait dû connaître les faits » lui permettant d’agir, il revient aux juges du fond d’établir, au gré des espèces, ce qu’il faut entendre par cette connaissance effective des faits. La présente contribution se propose donc de présenter quelques traits saillants de la doctrine de la cour d’appel de Grenoble en matière de point de départ du délai de l’article 2224. Si dans certains cas la détermination de la date de la connaissance effective des faits semble aisée, dans d’autres, sous l’apparence de l’accessibilité des informations en cause, cette connaissance semble supposée. C’est alors une ignorance blâmable des faits qui est sanctionnée par la prescription, ce qui peut conduire le créancier à rechercher l’existence de faits justificatifs à son inaction.

Plan

La loi no 2008‑561 du 17 juin 2008 a profondément remanié les dispositions applicables à la prescription extinctive en matière civile. L’une des innovations les plus marquantes a consisté dans l’adoption d’un délai quinquennal pour les actions personnelles et mobilières. Prévu par l’article 2224 du Code civil, ce délai était notamment destiné à supplanter le délai trentenaire de l’ex‑article 2262, lequel s’appliquait aux actions issues de contrats de droit civil. Bien conscient du caractère drastique de la réduction opérée, le législateur a prévu de contrebalancer la diminution de la durée du délai par l’assurance que celui‑ci ne s’écoulerait pas à l’insu du créancier. En effet, un délai bien raccourci ne désavantage pas vraiment le créancier dès lors que ce délai ne commence à courir qu’à partir du moment où le créancier est effectivement en mesure d’agir. D’où la référence, dans l’article 2224 en tant que point de départ du délai quinquennal au jour où le titulaire d’un droit « a connu ou aurait dû connaître les faits » lui permettant d’agir. Qualifié de « flottant », de « glissant » ou encore de « subjectif »1 car dépendant de l’état d’esprit du créancier, ce point de départ du délai, amené à varier selon les circonstances des espèces, a ainsi été généralisé à toutes les actions personnelles et mobilières. Ce point de départ « subjectif » existait en effet déjà pour certaines actions, mais sa généralisation renouvelle les interrogations sur la signification de cette « connaissance effective » par le créancier des faits lui permettant d’exercer son action. Auparavant, ce point de départ « glissant » existait concernant par exemple les actions en nullité pour vice du consentement de l’ex‑article 1304 du Code civil : celles‑ci se prescrivaient à compter de la découverte par le titulaire de l’action du vice affectant son consentement2. La généralisation de ce point de départ « glissant » a entraîné, ainsi qu’on pourra s’en convaincre, la transposition de problématiques propres aux vices du consentement bien au‑delà de cette thématique.

Mais déjà, sans anticiper sur les conséquences de cette généralisation, le sens même du texte nécessitait des précisions. Ainsi, alors que le point de départ du délai était fixé par l’article 2224 au moment où le titulaire d’un droit avait « connaissance des faits » lui permettant d’agir, il n’était évidemment pas possible d’exiger la caractérisation de l’instant précis auquel, dans son for intérieur, le titulaire du droit — appelons‑le ici créancier — prend pleinement conscience des éléments de fait lui permettant d’agir. Pourtant à bien y réfléchir, pour reprocher au titulaire d’un droit son inaction — on aura reconnu l’une des justifications habituelles de la prescription extinctive — encore faut-il être certain que son inaction est « signifiante », autrement dit qu’il dédaigne agir alors qu’il est intimement et pleinement conscient de ses droits… On comprend cependant que la preuve de cette connaissance « intime » des faits en cause serait impossible à rapporter3. Ainsi plutôt qu’un point de départ du délai de prescription purement subjectif, le point de départ oscille entre une « connaissance effective » de certains faits par le créancier, le principe, tout en réservant la possibilité de son « ignorance blâmable »4. Mais que faut‑il entendre au titre de la première ou de la seconde ? S’agissant de la connaissance effective, on relèvera que la Cour de cassation a estimé récemment que sa caractérisation relevait du « pouvoir souverain des juges du fond dans l’appréciation de la valeur et de la portée des éléments de preuve » débattus devant eux5. Autrement dit, il revient aux juges du fond d’établir, au gré des espèces, ce qu’il faut entendre par cette connaissance effective des faits. La présente contribution se propose donc de présenter quelques traits saillants de la doctrine de la cour d’appel de Grenoble en matière de point de départ du délai de l’article 2224. Ainsi qu’on le constatera, si dans certains cas la détermination de la date de la connaissance effective des faits semble aisée (1), dans d’autres sous l’apparence de l’accessibilité des informations en cause c’est plutôt l’ignorance blâmable des faits qui est sanctionnée par la prescription (2), ce qui peut conduire le créancier à rechercher l’existence de faits justificatifs à son inaction (3).

1. La connaissance effective des faits6

Au titre de la connaissance effective, on peut déjà relever que lorsque les connaissances du créancier quant à son droit dépendent d’un document inexact, dans deux décisions7, la cour d’appel retarde le point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité contre l’auteur du document inexact au moment où le créancier découvre cette inexactitude. Notons ici que si la question avait été celle d’un vice du consentement provoqué au moyen d’un document falsifié la solution aurait été exactement la même. Il n’était toutefois pas principalement question de vice du consentement dans les deux affaires analysées ci‑après où des contentieux similaires concernaient des diagnostics techniques relatifs à des bâtiments qui ne mentionnaient pas, à tort, l’existence de matériaux amiantés. Le propriétaire des bâtiments entendait donc engager la responsabilité de l’auteur du diagnostic erroné et la question se posait de connaître le point de départ du délai de prescription de son action.

Dans le premier cas8, c’est à compter de l’intervention d’un économiste en bâtiment mentionnant bien, lui, la présence d’ardoises en fibrociment que le délai de prescription semble avoir couru. En l’espèce d’ailleurs, relevons que le délai de prescription avait commencé à courir plus de 10 années après la remise du diagnostic erroné. La tardiveté de la fixation du point de départ du délai de prescription n’a cependant pas empêché que l’action contre l’auteur du rapport soit prescrite. En effet, la responsabilité de l’auteur du rapport, qui avait initialement été appelé en garantie par le vendeur de l’immeuble litigieux, n’avait été recherchée directement par l’acquéreur propriétaire que plus de 5 années après qu’il avait eu connaissance de la fausseté du rapport. Dans la seconde espèce9, après un premier diagnostic ne relevant pas la présence de matériaux amiantés réalisé en mars 2013, diagnostic annexé à une vente conclue en 2015, l’acquéreur avait sollicité le même diagnostiqueur en prévision de travaux de rénovation. Le second diagnostic, établi en 2016, relève la présence de matériaux amiantés. L’acquéreur de l’immeuble a donc recherché la responsabilité du diagnostiqueur et l’a assigné en juillet 2018. La cour d’appel va considérer que le délai de prescription de l’action en responsabilité n’a commencé à courir qu’à compter du second rapport, en 2016, lorsque ce dernier a établi la fausseté du premier. Dans un cas comme dans l’autre, c’est donc à compter de l’établissement du second rapport contredisant le rapport erroné que le délai de prescription de l’action en responsabilité contre le diagnostiqueur commence à courir.

Si l’on s’en tient à une analyse littérale de l’article 2224, c’est effectivement à compter de cette date que le créancier a connaissance de la défaillance du diagnostiqueur, laquelle constitue le fait lui permettant d’exercer son action en responsabilité contre ce dernier. À compter de ce moment, s’il veut éviter la prescription de son action, il se doit d’être diligent en mettant en cause directement le diagnostiqueur. On doit toutefois signaler que si une telle action est dès cette date théoriquement envisageable, elle n’est pas nécessairement opportune dans la mesure où le propriétaire du bien peut préférer, au moins dans un premier temps, se tourner vers son auteur, à charge pour ce dernier d’appeler en garantie le diagnostiqueur. C’est ce qui s’était produit dans la première espèce en date, mais faute d’avoir mis en cause immédiatement le diagnostiqueur, le propriétaire du bien a dès lors subi la prescription de son action contre ce dernier. La connaissance du caractère erroné du diagnostic est néanmoins considérée comme étant un élément nécessaire et suffisant à l’action du créancier contre l’auteur du diagnostic erroné.

Dans le même ordre d’idée, la cour d’appel10 — s’agissant cette fois‑ci d’une malfaçon dans un appareillage technique — a jugé que le délai de prescription contre l’installateur de l’appareillage commençait à courir à compter de la première utilisation défectueuse et non à compter de la livraison de ce matériel. Il faut dire qu’en l’espèce l’appareillage en cause consistait dans un mécanisme de refroidissement par CO2 du produit des vendanges. La coopérative agricole commanditaire des travaux les avait réceptionnés durant l’été 2014. L’installation n’avait été mise en service que lors des vendanges de l’année 2016 à l’occasion desquelles les défaillances de fonctionnement étaient apparues. À la suite de ces défaillances, l’installateur avait tenté de remédier aux problèmes, en vain. La coopérative avait fini par l’assigner en responsabilité, en janvier 2020. La cour d’appel a, là encore, considéré que le délai de prescription n’avait commencé à courir qu’à compter de 2016, lors de la première mise en service de l’installation. C’est effectivement à compter de cette date que la coopérative avait eu connaissance des problèmes techniques affectant l’installation. Par où l’on constate aussi que la connaissance du problème ne suffit pas à rendre opportune une action en responsabilité à l’égard de l’installateur : les faits de l’espèce montrent en effet que celle‑ci n’est mise en œuvre qu’une fois que toutes les autres interventions de reprise de l’installateur ont échoué. Dans ces circonstances, le délai de 5 ans n’a rien de démesurément long surtout si on le met en perspective avec l’ancien délai trentenaire applicable en matière contractuelle ou simplement avec l’ancien délai décennal de la matière commerciale. En outre, parfois, le caractère véritablement effectif de la connaissance des faits peut être discuté.

2. De la connaissance supposée des faits à leur ignorance blâmable11

Au‑delà de la question de l’opportunité de l’action du créancier qui peut le conduire à repousser une assignation éventuelle, quitte à s’exposer à l’écoulement du délai de prescription, il se peut aussi que le délai s’écoule du seul fait de l’accessibilité au créancier de l’information relative aux faits conditionnant son action, l’accessibilité étant ici simplement « théorique ». Ainsi dans une première espèce12, était en cause la prescription de l’action d’un entrepreneur à l’égard d’une société d’ingénierie financière qu’il avait sollicitée, en 2015, en vue de la transmission de son fonds de commerce à une société créée pour l’occasion. La transmission du fonds ayant généré une plus‑value imposable au titre de l’année 2016, cela avait conduit l’entrepreneur à rechercher la responsabilité de la société d’ingénierie financière par une assignation en date du 26 juin 2021. La question s’était alors posée de savoir depuis quand l’entrepreneur était au courant de l’existence de cette plus‑value et de son caractère imposable. La cour d’appel a relevé que l’existence de la plus‑value était avérée dès le 3 juin 2016, date de sa déclaration d’impôt par l’entrepreneur car à cette date il était avisé que « l’imposition de cette dernière était certaine tant en son principe qu’en son quantum de 16 % ». Les taux d’imposition n’ayant rien de secret, si l’entrepreneur avait été spécialement diligent, il aurait pu effectivement dès la date de sa déclaration connaître le montant imposé au titre de la plus‑value. Pour autant, connaissait‑il déjà concrètement le montant de son impôt ? L’arrêt ne l’indique pas précisément et la connaissance précise des faits permettant l’exercice de l’action semble ici bien plus supposée que véritablement effective.

Il n’en va pas différemment dans la deuxième espèce13 où était en cause la responsabilité d’une société de gestion du fait de la non‑affiliation du gérant d’une société cliente à un régime de retraite. Se posait la question de connaître le moment à partir duquel l’absence d’affiliation du gérant lui était connue. Ce dernier soutenait que sa non‑affiliation lui avait été révélée à l’occasion d’une simulation de retraite réalisée en 2017, son assignation datant de 2019. La cour d’appel a considéré, elle, que l’absence de cotisations sociales versées — et conséquemment la non‑affiliation du gérant — apparaissait sur les relevés de l’URSSAF adressés au gérant à son domicile depuis 2010, alors que son affiliation relevait d’une obligation légale qu’il ne pouvait méconnaître. Là encore, dès la réception de ses relevés, l’information était accessible au gérant et s’il avait été spécialement diligent, il aurait pu constater qu’il n’était pas affilié, ce qu’il n’avait très probablement pas fait. En effet, s’il avait effectivement eu conscience de sa non-affiliation dès l’origine, aurait‑il laissé persister cette situation de carence ? C’est peu probable, s’il disposait de cette information, il n’avait sans doute pas conscience de façon concrète des conséquences personnelles d’une non‑affiliation.

Une troisième espèce14 conforte cette idée selon laquelle la seule accessibilité de certaines informations au créancier constitue le point de départ du délai de prescription de son action indépendamment de la preuve de sa conscience du caractère déterminant de cette information. En l’espèce, des emprunteurs, après avoir remboursé leur prêt par anticipation, soutenaient que le prêteur devait être déchu de son droit aux intérêts conventionnels en raison d’une erreur affectant le taux d’intérêt. Ce dernier avait été calculé sur la base de la fameuse « année lombarde » (360 jours) et non sur la base de l’année civile (365 jours). Le prêteur excipait de la prescription de l’action des emprunteurs et de ce fait il importait de connaître le moment à partir duquel les emprunteurs avaient eu connaissance du recours à l’année lombarde. Ceux‑ci alléguaient qu’ils en avaient été convaincus à compter d’une étude mathématique réalisée en 2018. La cour d’appel de son côté retient que l’information leur était accessible dès la date du prêt, consenti en 2010, dans la mesure où l’offre de prêt mentionnait que le calcul de l’intérêt avait lieu sur la base d’une année de 360 jours. La cour d’appel sur ce point ne fait que se conformer à la jurisprudence de la Cour de cassation. Celle‑ci, assumant une volonté de tarir ce type de contentieux15, a en effet jugé que la signature d’une offre constitue le point de départ du délai de prescription de l’action sanctionnant un TEG erroné dès lors que cette offre contenait tous les éléments de calcul du taux effectif global16. Pour en revenir à l’espèce soumise à la juridiction grenobloise, si l’offre de prêt mentionnait indubitablement l’année lombarde, les emprunteurs n’en ont très certainement compris les implications financières que de façon tardive, lors de l’étude mathématique réalisée en 2018. Encore une fois, l’accessibilité de l’information litigieuse n’était pas en cause, en revanche sa compréhension par les intéressés dès sa mise en disposition était douteuse. Chemin faisant, sous couvert de la fixation du point de départ du délai de prescription de l’action du créancier, on en vient presque à croire que ce dernier serait tenu d’une obligation de se renseigner quant aux suites contentieuses des informations qui lui sont accessibles… mais dont il ne comprend sans doute même pas la teneur !

Ce rapprochement avec le régime applicable en matière d’obligations d’information — thématique habituelle s’il en est en matière de vices du consentement — apparaît de façon encore plus évidente dans une dernière espèce17 dans laquelle une personne avait acquis en 2006 un bien immobilier destiné à la location et ce dans un objectif de défiscalisation. Une fois la période de location obligatoire de 9 années écoulées, la propriétaire avait entendu revendre le bien, ce qu’elle était parvenue à faire en 2019 mais pour un prix équivalent à seulement 2/3 du prix d’achat versé 13 ans plus tôt. Entre temps, en 2016, elle avait assigné son auteur et l’intermédiaire lui ayant proposé cette opération de défiscalisation aux fins, notamment, d’engager leur responsabilité. La question se posait de savoir, s’agissant du délai de prescription de son action, du moment auquel elle avait eu connaissance de la surévaluation du prix d’achat du bien. Relevant qu’il est de connaissance commune que « la fixation d’un prix de vente tient compte de l’offre et de la demande », la cour d’appel a considéré que l’acheteuse se devait « d’exercer son discernement concernant le prix du bien acquis dont elle pouvait […] vérifier l’adéquation au marché de l’immobilier dans la période précédant la vente ». Autrement dit, l’information était bien accessible à l’acheteuse et plutôt que d’engager la responsabilité de vendeur et de l’intermédiaire, il lui appartenait de se renseigner par elle‑même. Qu’importe en vérité si elle n’avait pas encore l’intention de revendre son bien dès l’époque de son achat, le délai de prescription courait déjà contre elle ! Dans cette dernière espèce, si la discussion avait porté sur l’existence ou non d’une obligation d’information quant à la valeur du bien, la motivation n’aurait pas été très différente : on sait bien que s’il revient à l’acheteur de se renseigner sur la valeur du bien vendu, il ne revient sûrement pas au vendeur d’exposer que le prix de vente est surestimé !

Le rapprochement — pour ne pas dire la transposition — des thématiques propres aux vices du consentement avec celles entourant la détermination de la date à laquelle le titulaire d’un droit a connaissance des faits lui permettant d’agir en justice est en lui-même un phénomène jurisprudentiel intéressant. Mais ce rapprochement suscite aussi de nouvelles questions : en matière de vices du consentement et plus précisément en ce qui concerne d’éventuelles obligations d’informations, il est habituel de tenir compte des qualités et du statut de la victime qui n’a pas été suffisamment informée. Un professionnel agissant dans le champ de son domaine d’activité sera plus facilement tenu de se renseigner lui‑même là où un non‑professionnel pourrait, lui, aisément se prévaloir d’un manquement à l’obligation d’information dont était tenu, à son égard, son co‑contractant professionnel. Il ne serait pas impossible que de telles distinctions soient mises en œuvre en matière de prescription18. Pour reprendre les termes de l’article 2224, il ne serait pas scandaleux de considérer que le titulaire d’un droit qui agit dans un domaine où il dispose de compétences techniques « aurait dû » comprendre au plus tôt, dès l’accessibilité d’une information, que celle‑ci lui permettait d’agir. Cette exigence particulière à l’égard d’un « homme de l’art » pourrait ne pas être aussi opportune à l’égard de celui qui n’en est pas un. À l’opposé, lorsque la transmission d’une information est organisée par la loi au titre d’une obligation d’information quelconque, alors qu’il en existe des myriades, est‑il bien raisonnable de considérer que la seule réception de l’information constituera le point du départ du délai de toute action liée à l’inexactitude de cette information ?

Pour en revenir au droit positif et aux quatre dernières décisions présentées ci‑dessus19, on constate par ailleurs une tendance de la juridiction d’appel à fixer de façon rétrospective le point de départ du délai de prescription. Plus précisément, dans chacune des espèces — l’emploi de l’imparfait dans les motifs semble l’attester — la cour considère qu’à compter d’une certaine date : la date de la déclaration fiscale, la date de réception des relevés, la date de signature du prêt, la date de l’acquisition d’un bien, les informations nécessaires étaient accessibles au titulaire du droit, ce qui enclenchait l’écoulement du délai de prescription. Cela dit, à bien y réfléchir, dans ces différentes espèces, si l’information était bien accessible au titulaire du droit, il n’est pas évident que ce dernier s’en soit saisi. Pour le dire autrement, il semblerait que dans ces quatre dernières espèces, plutôt que la connaissance effective des faits, on se demande si ce n’est pas plutôt leur ignorance blâmable par le titulaire du droit qui a été sanctionnée par la juridiction, ce qui l’a conduit à considérer que les actions en cause étaient prescrites.

Mais comment dès lors articuler concrètement l’exigence d’une connaissance effective, point de départ ordinaire du délai de prescription et la sanction rétrospective d’une ignorance blâmable du titulaire d’un droit ou, ce qui revient même comment choisir entre le « a connu » et le « aurait dû » connaître de l’article 2224 ? La clé de la répartition entre l’un et l’autre pourrait peut‑être recouper la ligne de partage du fardeau probatoire. Si l’on en croit un arrêt récent de la Cour de cassation20 rendu au double visa des articles 1315 al. 2 et 2224, la Haute juridiction considère qu’il revient à celui qui invoque la fin de non‑recevoir que constitue la prescription de supporter la charge de la preuve du point de départ du délai. Elle casse donc un arrêt d’appel qui avait estimé que l’action de la victime d’un dommage était prescrite, faute pour cette dernière d’avoir réussi à établir que sa connaissance du dommage était antérieure de moins de 5 ans à la date de son assignation. On comprend que c’était à l’auteur du dommage d’établir que la victime avait connaissance de ce dernier dès la date de sa réalisation. En pratique, il est probable que celui auquel incombe cette preuve tentera d’établir qu’à compter d’une certaine date, toutes les informations nécessaires à l’action de son adversaire étaient accessibles à ce dernier : ce dernier « aurait donc dû » savoir que son action était possible, initiant par là même l’écoulement du délai. Ce à quoi le titulaire du droit ne manquera de rétorquer que si l’information lui était accessible, il n’avait pas encore eu connaissance effective des faits litigieux. L’enjeu de la discussion n’est pas vain car les causes de suspension de la prescription font l’objet d’une interprétation assez restrictive.

3. L’encadrement strict des causes de suspension de la prescription21

Si la seule accessibilité des informations constitue le point de départ du délai, de quelles options bénéficie celui contre lequel court la prescription pour retarder son échéance ? Les alternatives ne sont pas multiples. On sait que la réforme de 2008 a légalisé la maxime canoniste contra non valentem agere non currit praescriptio à l’article 2234 du Code civil22 mais les conditions l’entourant ne permettent que de façon exceptionnelle au créancier de se prévaloir d’une suspension de cette prescription. À deux reprises23 en effet, la cour d’appel a exclu qu’elle puisse être mise en œuvre. Dans les deux espèces, la question posée était similaire et concernait, consécutivement à la rupture d’un concubinage, la prescription de l’action par laquelle l’un des concubins reprochait à l’autre d’avoir bénéficié d’un enrichissement injustifié. Cette action quasi‑contractuelle étant soumise au délai de l’article 2224, il était nécessaire que l’assignation en paiement du concubin supposément enrichi soit faite dans un délai de 5 ans censé courir à compter de la date de la dépense faite par le concubin alléguant son appauvrissement. Autrement dit, chacune des dépenses dont l’indemnisation était demandée devait être soumise à son propre délai de prescription, courant à compter de la date de la dépense. Les dépenses concernées étant multiples, la cour d’appel a utilisé la même méthode rétrospective dans les deux espèces en fixant comme dies ad quem du délai quinquennal le jour de l’assignation, ce qui l’a conduit à considérer comme prescrite toute demande d’indemnisation d’une dépense faite plus de 5 ans avant cette date. Dans chacune des espèces, le demandeur à l’indemnisation alléguait au contraire que le point de départ du délai de prescription devait être reporté à la date de la rupture du concubinage : la persistance de la relation sentimentale étant de ce point de vue un empêchement à agir en remboursement des dépenses faites au sens de l’article 2234 du Code civil. L’argument est écarté par la cour d’appel, celle‑ci relevant dans les deux espèces que le maintien d’un concubinage n’était ni un cas de force majeure, ni un empêchement relevant de la loi ou de la convention. Il n’en demeure pas moins que parmi les dépenses en cause, quelques‑unes n’avaient rien d’anecdotique. Or, on pourrait aussi soutenir que dans le cadre d’un concubinage, celui qui réalise une dépense considérable pour le compte de l’autre manquerait de délicatesse en exigeant un remboursement immédiatement et il peut avoir été convenu de façon tout à fait informelle que le remboursement aura lieu lorsque le bénéficiaire de la dépense sera revenu à meilleure fortune. Si ce retour à meilleure fortune prend plus de 5 ans et qu’une rupture du concubinage a lieu une fois le délai quinquennal écoulé l’action en indemnisation sera systématiquement prescrite. Dans l’une des affaires24, la cour d’appel relève en outre que la suspension de la prescription de l’article 2236 bénéficie aux seuls époux ou partenaires d’un PACS, à l’exception donc des concubin·e·s. Compte‑tenu des conséquences de l’écoulement du délai, on se demande si l’interprétation littérale de l’article 2236 ne mériterait pas d’être atténuée : le concubinage fait désormais l’objet d’une définition légale à l’article 515‑8 du Code civil. Par ailleurs, est‑ce que véritablement la suspension du délai de prescription en cas de mariage ou de PACS constitue un élément du statut de ces institutions ? On ne rappellera pas plus avant l’aphorisme napoléonien justifiant la relégation législative du concubinage car il ne nous semble pas, en matière de prescription d’une pertinence confondante. En effet, peut‑être serait‑il possible de soutenir que l’article 2236, plutôt qu’un élément du statut personnel des époux ou des partenaires d’un PACS, fonde une règle de bon sens permettant au créancier entretenant une relation sentimentale suffisamment stable avec son débiteur de se dispenser d’assigner ce dernier dans les 5 ans suivant la dépense…

L’évolution de la règle semblant à ce stade hypothétique, d’une manière plus générale on se demande si la drastique réduction du délai opérée en 2008 ne devrait pas conduire à apprécier avec davantage de mansuétude pour le créancier un certain nombre de dispositions régissant la prescription, qu’il s’agisse de la fixation du point de départ ou de la détermination des causes de suspension. On sait que pour Bigot de Préameneu, la prescription était l’institution de droit civil « la plus nécessaire à l’ordre social25 » mais la nécessité n’a peut‑être pas les mêmes implications à l’issue d’un délai trentenaire et à l’issue d’un délai quinquennal…

Notes

1 Sur la signification exacte de chacun de ces qualificatifs, voir notamment M. Mignot, Réforme de la prescription : le point de départ du délai, Defrénois, 28 fév. 2009, no 38896, p. 393 et suiv., spéc. no 18. Retour au texte

2 Voir par exemple, en cas de dol, Cass. civ. 1re, 11 sept. 2013, pourvoi no 12‑20816. Retour au texte

3 La problématique est ici semblable à celle relative à la caractérisation de l’acceptation d’un contrat : même si en théorie cette acceptation est un processus purement intellectuel, celle‑ci devra être extériorisée pour se voir reconnaître un quelconque effet juridique. Retour au texte

4 Cette distinction est empruntée à A. Hontebeyrie, « Prescription extinctive », Répertoire civil, Dalloz, 2016, mise à jour 2024, no 241. Retour au texte

5 Cass. civ. 2e, 19 oct. 2023, pourvoi no 21‑22379. Retour au texte

6 CA Grenoble, 1re ch. civ., 7 fév. 2023, no 22/02629 ; CA Grenoble, ch. commerciale, 23 mars 2023, no 21/02938 ; CA Grenoble, ch. commerciale, 7 sept. 2023, no 22/01460. Retour au texte

7 CA Grenoble, 1re ch. civ., 7 fév. 2023, no 22/02629 ; CA Grenoble, ch. commerciale, 23 mars 2023. Retour au texte

8 CA Grenoble, 1re ch. civ., 7 fév. 2023, no 22/02629. Retour au texte

9 CA Grenoble, ch. commerciale, 23 mars 2023, no 21/02938. Retour au texte

10 CA Grenoble, ch. commerciale, 7 sept. 2023, no 22/01460. Retour au texte

11 CA Grenoble, 1re ch. civ., 7 fév. 2023, no 22/02625 ; CA Grenoble, 2e ch. civ., 25 avr. 2023, no 22/03104 ; CA Grenoble, 2e ch. civ., 23 mai 2023, no 21/03173 ; CA Grenoble, 1re ch. civ., 6 juin 2023, no 21/01686. Retour au texte

12 CA Grenoble, 1re ch. civ., 7 fév. 2023, no 22/02625. Retour au texte

13 CA Grenoble, 2e ch. civ., 25 avr. 2023, n°22/03104 Retour au texte

14 CA Grenoble, 2e ch. civ., 23 mai 2023, no 21/03173. Retour au texte

15 Voir sur ce point, « Quo non descendet – Le droit du taux d’intérêt sur une mauvaise pente… », G. Biardeaud, D., 2021, p. 807 et suiv., in fine. Retour au texte

16 Cass. civ. 1re, 9 déc. 2020, pourvoi no 18‑25895. Décision citée par G. Biardeaud, loc. cit., D., 2021, p. 807 et suiv. Retour au texte

17 CA Grenoble, 1re ch. civ., 6 juin 2023, no 21/01686. Retour au texte

18 Voir sur ce point, « Quo non descendet – Le droit du taux d’intérêt sur une mauvaise pente… », G. Biardeaud, D., 2021, p. 807 et suiv., in fine. Retour au texte

19 CA Grenoble, 1re ch. civ., 7 fév. 2023, no 22/02625 ; CA Grenoble, 2ch. civ., 25 avr. 2023, no 22/03104 ; CA Grenoble, 2e ch. civ., 23 mai 2023, no 21/03173 ; CA Grenoble, 1re ch. civ., 6 juin 2023, no 21/01686. Retour au texte

20 Cass. com., 24 janv. 2024, pourvoi no 22‑10492, Bull. Retour au texte

21 CA Grenoble, 1re ch. civ., 14 mars 2023, no 21/01372 ; CA Grenoble, 1re ch. civ., 25 avr. 2023, no 22/02391. Retour au texte

22 Voir sur ce point, J. François, Les obligations – Régime général, Traité de Droit civil, t. 4, 6e éd., Economica, 2022, no 192. Retour au texte

23 CA Grenoble, 1re ch. civ., 14 mars 2023, no 21/01372 ; CA Grenoble, 1re ch. civ., 25 avr. 2023, no 22/02391. Retour au texte

24 CA Grenoble, 1re ch. civ., 14 mars 2023, no 21/01372. Retour au texte

25 J. François, Les obligations – Régime général, Traité de Droit civil, t. 4, 6e éd., Economica, 2022, no 162. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sébastien Milleville, « La détermination du point de départ du délai quinquennal de prescription de l’article 2224 du Code civil », BACAGe [En ligne], 02 | 2024, mis en ligne le 17 juin 2024, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=738

Auteur

Sébastien Milleville

Maître de conférences, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France

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